Un remède de cheval qui tue le malade
A partir de 1990, au lendemain de la chute du mur de Berlin et de l'éclatement du bloc de l'Est, l'aide internationale à l'Afrique changea subitement de cap. Hier, elle était "gratuite", massive, ouverte à tous sans condition, sans contrôle ni exigence de résultats.
Dès 1990, le langage des Occidentaux à l'égard de l'Afrique s'enrichit de nouveaux vocables : conditionnalités, bonne gouvernance, droits de l'homme, l'aide étant désormais liée à une série de conditions, ce virage prit les Africains de court.
Langage et attitude radicalement opposés à ceux en usage du temps de la guerre froide. Un tel langage et un tel comportement n'auraient-ils pas permis à l'Afrique de gravir quelques échelons du développement depuis les indépendances, en prenant d'emblée ses responsabilités.
Les institutions internationales, FMI et Banque mondiale en tête, reçurent mission de mettre en application la nouvelle donne, afin de récupérer les dettes consenties par les bailleurs de fonds et en même temps assainir la gestion des gouvernements. Même si cette politique s'est quelques peu assouplie depuis quatre à cinq ans, ses effets demeurent en Afrique.
Les conséquences économiques, mais surtout sociales et humaines des conditionnalités sont dramatiques en Afrique. Elles le sont d'autant plus que dorénavant, sur la scène mondiale, le FMI est au premier rang pour faire accepter aux pays qui lui sont soumis, les règles de l'économie de marché. « L'absence de modèle cohérent alternatif à l'heure où le principal modèle rival s'est effondré lui rend la tâche plus aisée. D'ailleurs, les pays de l'Est en quête d'un accès à l'économie de marché ont tous fait la démarche vers le FMI qui s'est imposé à eux comme il s'était imposé aux pays en développement lors de la crise de la dette. Il n'y a plus guère de choix entre l'acceptation du système ou la marginalisation car, refuser le FMI, c'est refuser l'ensemble des rouages publics ou privés de l'économie financière (système bancaire, aides publiques etc.). Le FMI a acquis en quelque sorte un « monopole curatif » car il est le seul à avoir une vision d'ensemble et la « clef » d'une discipline derrière laquelle s'abritent les autres bailleurs de fonds ».
En d'autres termes, les États africains se retrouvent les mains liées face à la volonté et aux oukases du FMI sans recours ni alternative. Mais le véritable drame pour eux, c'est qu'ils n'ont ni les moyens techniques, ni les capacités intellectuelles de répondre aux conditionnalités imposées.
C'est comme si l'on demandait à des peuples vivant au néolithique de se projeter sans transition dans l'ère du thermonucléaire et des satellites spatiaux ! Le plus étonnant dans la politique des conditionnalités du FMI comme des autres, c'est qu'aucune période transitoire de formation et d'accompagnement n'est prévue. On demande au Burkina-Faso, sans préparation préalable, de se hisser au niveau du Canada, et au Niger à celui du Japon, en soumettant tout le monde aux mêmes règles et aux mêmes normes, aux mêmes critères de performance et d'évaluation. A quoi peut-on donc s'attendre dans ces conditions comme incidence des nouvelles conditionnalités et autres restructurations sur la vie des populations africaines ? La communauté internationale qui se penche au chevet de l'Afrique aurait-elle oublié que les Africains n'ont jamais été véritablement ni initiés, ni formés à la gestion d'eux-mêmes ? La bulle où la colonisation les avait enfermés depuis le début du XIXe siècle, en les coupant du monde, ne leur permettait ni d'observer le fonctionnement de ce monde, ni de penser leur propre vie et leur propre réalité. Bulle de la colonisation où, infantilisés et déresponsabilisés à souhait, les Africains n'avaient ni autonomie, ni existence propre, ni identité, individuelle et collective, ignorés du monde et ignorés d'eux-mêmes. Une médaille d'or remportée aux jeux olympiques par un athlète ressortissant d'une colonie française ou britannique d'Afrique était une médaille française ou britannique, saluée sur le podium par l'hymne national français ou britannique. Par conséquent, les Africains n'entendaient ou ne voyaient que ce que leurs maîtres colonisateurs voulaient bien leur faire entendre ou voir : c'est-à-dire peu de chose. Et dès que cette bulle fut percée, ces peuples africains se retrouvèrent aussitôt enveloppés par une autre bulle, un cocon, celui de la guerre froide, qui leur permettait certes d'entrevoir le reste du monde, mais un monde enjolivé par l'argent facile déversé par chaque bloc pour les attirer et qui brouillait leur perception d'eux-mêmes. Embués dans les manteaux des conseillers techniques occidentaux ou de ceux des pays de l'Est, étourdis et distraits d'eux-mêmes, ils assistèrent, témoins passifs, à la marche du monde, restant sur le bord de la route du progrès.
De ce fait, ils ne purent ni penser véritablement le monde, ni entreprendre une introspection salutaire. La colonisation et la guerre froide ont vidé les Africains d'eux-mêmes. Ils se sont mis à imiter mécaniquement l'Est ou l'Ouest, comme dépossédés d'eux-mêmes, sans référence à leurs réalités propres : culturelles, économiques, humaines. Ainsi quoique les chaînes de la sujétion coloniale fussent brisées au début des années soixante, les Africains n'en étaient pas moins assujettis et le demeurent depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Ceci explique sans doute qu'ils se retrouvent aujourd'hui pieds et poings liés face aux organismes internationaux qui veulent bien se charger de gérer leur vie à leur place. Mais à quel prix ?
Pour un grand nombre de ces nouveaux Etats, l'accession à l'indépendance ne fut précédée de cette maturation de l'idée de nation, ni de la pensée économique, ni d'un projet social, l'urgence étant alors de chasser l'occupant européen pour prendre le train de l'indépendance qui traversait l'Afrique de l'est à l'ouest, du nord au sud).
Ainsi embarqués sans projet politique véritable ni ambition sociale, sans vision claire du développement, les Africains s'installaient dans une indépendance qui s'apparentait dès lors à une aventure sans perspectives précises. Tout ce qui suivit : les coups d'État, la corruption institutionnalisée, l'irresponsabilité à tous les échelons de l'État, l'incompétence insigne, de même que la mauvaise gestion et les guerres civiles, s'explique en partie par cette impréparation et cette « immaturation » politique, par le caractère fortuit des indépendances en Afrique subsaharienne. Ce passé continue de peser sur le présent et d'hypothéquer le futur. Les Africains ne sont pas les conducteurs du train des indépendances, mais ses simples passagers, qui n'ont ni la maîtrise du départ, ni celle de la destination.