HUMANISME ET MODERNITÉ

Le regard acéré d’un philosophe contemporain :
Émile Bréhier

Émile Bréhier (1876-1952)

Philosophe, historien français, professeur d’histoire de la philosophie, Émile Bréhier exerce sa profession dans plusieurs universités : Rennes, Bordeaux puis à la Sorbonne.
Il exerce également à l’étranger comme professeur détaché : au Caire en Égypte, puis à Rio de Janeiro au Brésil.
Il est auteur de plusieurs ouvrages de philosophie dans lesquels transparaît sa préoccupation : concilier l’humanisme et la modernité ; cette dernière présentant quelques écueils à surmonter individuellement ou collectivement.

L’Homme assailli par la modernité
En position de force ou de faiblesse ?
Le monde moderne et l'Humanisme
L'Homme moderne un homme qui attend : sa vie sans doute est pleine de mouvement, mais elle est plus agitée qu'active. Aussi précis sont ses gestes et ses conduites, aussi indécises sont les pensées qui les mènent. Tout se passe comme si la seule chose essentielle était l'action, une action au service d'une cause dont la valeur ne lui est assurée que par son rattachement à ces grandes entités où il se perd, la Nature, Dieu, le Peuple. D'elles, il attend ses impulsions. Il n'y a pas de milieu pour lui entre un subjectivisme, où les règles de conduite ne sont que l'écho de ses sentiments et de ses besoins, et un don de soi-même à des réalités en lesquelles il s'absorbe ; en aucun cas, il n'est en possession de lui-même... L'homme se fait de lui une image dissolvante : sans cesse enlevé à lui-même, soit par les bruits du dehors, en s'assimilant à une cause, soit par les bruits du dedans, en se sacrifiant à des désirs déréglés, il fait de ce dualisme un caractère essentiel de l'humanité ; il se perd de volonté dans les choses ; et la négation de son unité est sans doute le symptôme le plus frappant de la crise de l'humanisme. »

L’Humanisme en butte aux bruits et clameurs du monde moderne ?
« Insistons sur ce dernier point : il est remarquable de voir quelle petite place la question de la nature humaine tient aujourd'hui dans la morale philosophique : un impératif catégorique venu on ne sait d'où, dont l'universalité est la caricature de l'universalité de la raison, ou bien une recherche du bonheur réduite à une satisfaction des besoins élémentaires, ou encore un appel au devoir social, appel souvent appuyé sur un calcul égoïste, voilà qui cerne en quelque sorte l'homme de tout côté, qui l'assiège en essayant de le faire sortir de lui-même. En revanche a disparu presque entièrement ce qui faisait le fond de la morale humaniste, de tradition antique, à savoir la théorie de la vertu ou de l'excellence de l'homme en tant qu'homme. On croirait que l'homme se décompose en morceaux et qu'un génie supérieur tâche d'utiliser chacun de ces morceaux pour des fins qui sont étrangères à l'homme lui-même ; et c'est ainsi que presque toutes les activités humaines ont quelque chose de mercenaire... »

Les vertus cardinales de l’humanisme : respect de l’autre et des Droits
L’Humanisme,c'est l'Homme au centre
L'Homme au centre de la pensée,de l'action,
« L'humanisme peut-il être restauré, ou la vie de l'humanité est-elle uniquement commandée par une nécessité biologique, par la nécessité d'une adaptation au réel, qui amène des luttes ? Mais que serait la civilisation, que serait l'homme, s'il n'y avait un mouvement inverse, celui qui adapte le réel à ses idées ? C'est là que se place l'humanisme. Plus qu'une doctrine que l'on peut enseigner, il est un esprit et, comme on dit aujourd'hui, un style de vie. Il n'est pas démontrable, en ce sens qu'il ne peut être déduit de la nature humaine, puisqu'il veut tirer de cette nature ce qu'elle a d'excellent. Il n'est nullement une utopie; il accepte les hommes et les relations entre les hommes telles qu'elles sont : diversité des caractères et des intelligences, commerce, guerre ou paix ; mais il introduit jusque dans la guerre le respect de la parole donnée et le respect de la personne humaine. Sans doute, les rapports entre les hommes sont réglés par la structure même de la société, par leurs fonctions publiques ou privées de fonctionnaire, d'ouvrier, de patron, de commerçant, comme ils le sont entre les nations par les besoins qu'elles ont les unes des autres et qui les rendent, même involontairement, solidaires. Mais il y a, à l'occasion de ces rapports, un contact d'homme à homme qui n'est défini par aucun règlement spécial mais qui obéit à des règles universelles : c'est aussi bien, dans les relations entre individus, la politesse et la courtoisie, que, dans les relations nationales ou internationales, le respect des droits. Et ces vertus réagissent à leur tour sur la structure sociale pour empêcher les rapports entre humains de dégénérer soit en un pur automatisme, soit en une lutte bestiale. Dans notre pays, qui fait précéder sa constitution d'une Déclaration des Droits de l'Homme, on semble avoir gardé l'idée que même les lois les plus générales, les lois constitutionnelles, doivent tenir compte de certaines règles qui leur sont bien antérieures, bien supérieures, dont le respect fait que les lois sont justes ; ces droits n'ont pour auteur ni l'arbitraire des puissances, ni la volonté du peuple, mais la volonté profonde de l'homme, arrivée à la pleine conscience, ou du moins c'est à cette idée que devrait répondre une telle Déclaration : on ne devrait la considérer ni comme une anticipation, ni comme un résumé, ni comme une justification par avance de la constitution, mais comme sa condition préalable, dont elle ne peut être déduite, mais qu'elle doit respecter, comme le mathématicien fait des conditions d'un problème. Et telle devrait être aussi une Déclaration des Droits des Peuples. »

L’Humanisme est éducation et sagesse
L’Homme, seul ressort
« L'humanisme, étant un style de vie, est affaire d'éducation : rien en lui qui puisse se transmettre par l'hérédité, comme une marque raciale ; il ne faut ici compter en rien sur l'hérédité de l'acquis, et l'effort d'éducation doit se renouveler à chaque génération ; c'est dans la famille, dans le milieu social qu'il se transmet sans pourtant s'y imposer par contrainte ; car l'éducation humaniste est un appel à la liberté, à la réflexion, à la spontanéité. Elle veut obtenir que l'homme soit maître de lui-même et trouve en lui-même sa propre discipline ; la discipline sociale ne doit être que le reflet de cette discipline intérieure ; elle n'est rien qui s'impose du dehors. L'humaniste a sur ce point une opinion qui semblera bien paradoxale : il croit que les dissentiments sociaux ne font que refléter le désaccord intérieur en chacune des âmes individuelles. Platon dit profondément que l'accord dans la cité ne pourrait être atteint que si chaque homme était ami de lui-même ; et c'est cet accord avec soi, si difficile à obtenir, si différent de la vanité et du contentement de soi, qui est, chez les Stoïciens, l'essence de la sagesse. C'est pourtant cette culture intérieure du moi que nos sociétés modernes, pressées avant tout d'obtenir un conformisme utile à leur fin, négligent trop ; toute la sociologie (on pourrait même dire le sociolâtrie) du XIXe siècle, a eu à cet égard un rôle néfaste, en enlevant à l'homme confiance en lui-même, sans s'apercevoir que par là elle affaiblit la société qu'elle veut fonder. En fait, c'est ce qui reste heureusement d'humanisme dans notre éducation privée ou publique qui fait la force morale de notre pays.
Dans cette éducation humaniste l'enseignement des "humanités", dans un pays tel que le nôtre, devrait continuer à jouer un rôle important. On le défend souvent contre les attaques en insistant sur les qualités intellectuelles qu'il développe ; ce n'est pas, à mon avis, le seul point de vue ni le plus important ; il faut aussi considérer la vie morale intense qui se dégage de ces textes antiques : vie morale qui nous paraît peut-être trop simple, parce qu'elle n'est pas le cri d'angoisse d'une humanité qui cherche un Dieu pour la sauver ; ils nous montrent plutôt en action la discipline intérieure qui règle les forces déchaînées en nous, comme le drame eschylien impose son rythme quasi cérémoniel aux violences des Atrides, comme le dialogue de Platon vient à bout de l'ambition d'Alcibiade en lui faisant prendre conscience claire de la nature de cette ambition, comme les Entretiens d'Épictète savent, par la réflexion, transposer le mal du dehors en mal qui vient de nous et nous donner ainsi le pouvoir de l'éviter. Toutes ces œuvres nous enseignent cette unité parfaite entre l'intellect, l'affection et le vouloir, unité qui est cette amitié de soi dont Platon nous parlait. Il est simplement ridicule d'objecter à cette étude qu'elle ne convient pas à la démocratie parce que tous ne peuvent y atteindre, argument qui pourrait aussi bien porter contre les mathématiques supérieures : la vraie démocratie n'est pas niveleuse ; elle sait proportionner les études aux capacités. »

« La plus grande victoire , c'est la victoire sur soi. » (Platon)
« L'enseignement des humanités n'est assurément qu'un auxiliaire dans ce renouveau d'humanisme auquel tous, consciemment ou non, aspirent. Le but est de faire que tous les égoïsmes, celui d'un parti ou d'une nation aussi bien que celui d'un individu, s'inclinent devant l'exigence d'universalité qui est un autre nom de l'humanisme. La Société des Nations, en 1919, comme la Charte de l'Atlantique en 1945, en admet la nécessité. Et pourtant l'égoïsme national ne paraît céder que devant la peur et les menaces ; ou plutôt, ce n'est pas l'égoïsme qui cède alors, ce sont ses manifestations qui disparaissent pour un temps ; il attend seulement des circonstances moins défavorables. Comment croire pourtant que la paix s'obtiendra autrement que par une victoire sur soi-même ? Comment ne pas croire que la même énergie, la même tension morale qui a assuré la défaite de l'ennemi doit, en devenant domination sur soi-même, assurer la paix et la justice ? Les uns diront que ce sont là des vérités triviales, les autres qu'elles restent lettre morte. En tout cas, il faut tout faire (et c'est là la mission de ce pays d'humanistes qu'est la France) pour donner à l'homme conscience de la nature universelle qu'il porte en lui et qui fait, seule, sa dignité et sa grandeur. »
EMILE BRÉHIER Science et Humanisme (Éd. Albin Michel, 1947)
