L’AFRIQUE VICTIME COLLATERALE DE LA GUERRE FROIDE
De l’endormissement au réveil douloureux
L'ère des indépendances en Afrique et l'émergence politique des nouveaux Etats africains coïncidèrent avec le contexte international de guerre froide. Ce fut incontestablement une période déterminante dans le processus de développement de ces pays. Ce n'est qu'à partir des années soixante qu'on peut parler d'aide à l'Afrique au sens propre. L'une des principales caractéristiques de la période, c'est l'« internationalisation » de l'Afrique qui, soudain propulsée sur la scène d'un monde idéologiquement coupé en deux, ne sut ni prendre conscience d'elle-même, ni trouver sa marque de façon résolue, politiquement ou économiquement. Ainsi ballottée d'Est en Ouest, sans traditions politiques ni bases économiques sûres, l'Afrique se laissa bercer à l'ombre de l'aile de chacun des deux blocs. Il s'est ensuivi un manque de conscience de soi et un long endormissement qui portera en germes des lendemains difficiles.
De la fermeture à l’ouverture
Les anciennes puissances coloniales d'Europe ont été ainsi dépossédées de l'unique clef de l'unique entrée de leurs anciennes possessions. Le temps du monopole sur les colonies est désormais révolu, de même le pacte colonial qui garantissait l'exclusivité des rapports métropole-colonies. Ces colonies, chasse gardée d'hier, ont désormais mille portes ouvertes au monde : aux Etats-Unis comme au Canada, à l'Australie comme à la Chine, au Danemark et à Israël comme à Cuba, au Brésil... La chasse gardée d'hier est devenue la chasse ouverte d'aujourd'hui, la chasse à courre de la guerre froide. L'aide devient internationale. Les offres et les capitaux affluent, eux aussi des quatre coins du monde et pénètrent par tous les pores de l'Afrique, comme autant de soporifiques. C'est sous ce flot de sollicitude et de devises que l'Afrique entrera lentement, imperceptiblement dans un sommeil sans rêves.
Au sein du bloc soviétique, sous la dictée de Moscou, les différents pays qui le composent se livrent à une surenchère de l'aide sans conditions aux Etats africains fraîchement souverains, prêts sans contrepartie, dons sans droit de regard. Aussi bien la Hongrie que l'Union soviétique elle-même, aussi bien la Pologne que la Bulgarie ou la RDA, tous participeront sans compter au grand ballet bien réglé de l'aide financière, de l'assistance technique et du don.
L’Afrique dans les bras de la Chine. Pour le meilleur ou pour le pire ?
La Chine en piste
La Chine populaire, pour s'émanciper davantage de la tutelle de Moscou, et comme pour en donner les preuves, procéda, à partir de 1961, à une intensification sans précédent de son aide à l'Afrique, autre occasion pour elle de prendre le dessus sur sa grande rivale du bloc communiste. Des monuments grandioses furent érigés dans plusieurs capitales africaines, des routes ouvertes, des ponts construits, fruit de la sollicitude chinoise. Aux assauts d'amabilité et d'amitié de la Chine communiste répondaient sur le continent africain, les démonstrations de générosité et d'attention bienveillante de la Chine nationaliste.
De son côté, le bloc de l'Ouest ne fut pas en reste, Etats-Unis en tête, parfois par Banque mondiale et Fonds monétaire international interposés, tentant de tirer la couverture à lui, et d'étouffer la conscience africaine sous un flot de devises et d'appâts.
Ainsi, alors que le monde entier se voyait propulser par un élan de croissance et de prospérité économique pendant la période dite des trente glorieuses (de 1945 à 1975), l'Afrique sommeillait, profondément, sous les ailes déployées du monde développé, bercée de discours mielleux et gavée de devises empoisonnées, de sucreries toxiques.
La guerre froide fut pour beaucoup responsable indirectement du retard de l'Afrique, contrairement à ce qu'on serait tenté de croire. En flattant les Africains et leurs dirigeants au moyen de l'aide facile sans contrepartie, les deux blocs ont endormi leur conscience, les détournant de leurs réalités et d'une réflexion salutaire sur eux-mêmes et sur l'état de l'Afrique. Les motivations premières des pays développés des deux blocs, principalement Etats-Unis et Union soviétique, n'étaient guère de promouvoir un développement véritable du continent africain (ils l'auraient pu s'ils l'avaient voulu car ils en avaient les moyens), mais de gagner le maximum d'espace politique et idéologique possible, tout en s'assurant la maîtrise des ressources naturelles. La douloureuse guerre civile angolaise en est, parmi d'autres, une illustration parfaite ; chacun naviguant dans ce bourbier entre les dirigeants de l'Angola et les maquis de l'Unita, à la fois sur les tableaux politique et idéologique et surtout sur le tableau économique, autour des puits de pétrole et des mines de diamant du pays. Entre-temps, les dirigeants officiels et les maquisards de l'Angola, dans leur affrontement fratricide, font sombrer leurs populations et leur pays dans les affres de la misère et du sous-développement, tandis que les fournisseurs d'armes, à l'Est comme à l'Ouest, tels des sangsues, pompent les richesses du pays, s'engraissent du sang de ses habitants et s'endorment, la conscience tranquille, au sommet de leurs montagnes de dollars, se réveillent et bâillent en s'écriant « vive l'Angola ! ». Les Soviétiques, en débarquant en Afrique jurèrent de laver l'outrage fait au continent par les colonialistes occidentaux exploiteurs ; ils le laissèrent en ruines, exsangue et désemparé.
L’Afrique siphonnée
Et les droits de l’homme ?
Qui, parmi les pays occidentaux et ceux du bloc communiste se souciait des droits de l'homme ? On a même entendu affirmer que la démocratie n'était pas faite pour l'Afrique, parce que denrée trop chère pour ses habitants. Aucun Africain n'a relevé le propos et porté la contradiction, ni les intellectuels et encore moins les dirigeants. Preuve s'il en est de l'hypnose opérée sur la conscience africaine par la magie des protagonistes de la guerre froide qui, en remplissant l'escarcelle des dirigeants africains, fussent-ils les pires dictateurs et les plus véreux, ne leur laissaient qu'une seule consigne, veiller docilement sur leurs peuples asservis et sur les intérêts des maîtres (de l'Est ou de l'Ouest). On caressait l'élite africaine dans le sens du poil, afin que tout soit lisse et doux, léthargique et muet à souhait, au moyen de propos lénifiants et de pratiques corruptrices.
La durée d'un tel système où tout le monde était gagnant, hormis les peuples africains et l'Afrique, du début des années 60 au début des années 90, permit d'enfouir au plus profond la conscience et la capacité de réaction des Africains. L'habitude de la passivité intellectuelle et l'appât du gain facile sont source de corruption, donc vecteur de gangrène sociale et de sous-développement. C'est cette culture de la passivité qui nourrit l'esprit de mendicité, celui de la main tendue et induit la mercantilisation des consciences qui constitue aujourd'hui le noyau du mal africain.
Démocratie et coup d’État
Les principaux dirigeants des deux blocs (Est et Ouest), en gommant systématiquement de leurs préoccupations et de leurs projets d'aide à l'Afrique toute référence aux droits de la personne humaine, ont-ils aidé les Africains à préparer leur avenir ? Ainsi le bouffon sanguinaire Idi Amin Dada a été adoubé par la Grande Bretagne afin qu'il massacre en toute impunité son peuple et pollue l'Afrique. De même l'Empereur en carton, Jean Bedel Bokassa, fut intronisé par la France avec pompe et éclat, comme fut adulé Mobutu, l'homme aux mains rouges de sang pour qui les Etats-Unis, la France, la Belgique, avaient, des années durant, des attentions toutes particulières.
Vive les droits de l’homme !
Comment concevoir une telle surdité et justifier une si flagrante cécité de la part d'Etats qui ont fondé leur identité sur la démocratie et fait du respect des droits de l'individu l'une des valeurs centrales de leur système politique et social ? Cynisme d'Etat ou conviction sincère de l'inadaptabilité de la démocratie à l'Afrique et au tempérament africain ? Quant au fond, comment peut-on écarter tout un continent de l'une des caractéristiques essentielles de la civilisation ? La démocratie a-t-elle une couleur ? Doit-elle être blanche ou ne pas être ?
Quel homme, quelle femme, quelle que soit sa condition sociale : riche, pauvre, fort, faible, quelle que soit sa couleur de peau : blanche, noire, jaune... aimerait être brimé, jeté en prison injustement, sans jugement ?
Quel homme, quelle femme aimerait que son fils, son conjoint, son frère, son père soit arrêté arbitrairement, torturé, humilié sans raison ?
Quel homme, quelle femme, quelle que soit la contrée du monde où il vit, aime être victime de l'injustice, être privé de la faculté de posséder des biens honnêtement acquis et se voir spolier desdits biens sans raison ?
Qui aime se voir obligé de travailler comme esclave pour quelqu'un d'autre au seul motif que ce dernier est plus fort, plus puissant, plus riche, plus âgé ?
Qui n'apprécie pas de penser ce qu'il veut, d'exprimer ce qu'il pense dès lors que cela ne porte atteinte ni à une autre personne en particulier, ni à la collectivité ?
Qui n'aime pas pouvoir se déplacer et aller où bon lui semble, en toute liberté, sans contrainte ?
Quelle femme, quel homme, n'apprécie pas de vivre en paix chez soi parmi les siens en toute sécurité ?
Qui aimerait qu'on viole son intimité la plus stricte ?
Qui aimerait – blanc ou noir – qu'on dispose de sa vie sans qu'il ait commis le moindre crime, et en toute impunité ?
Qui ne souhaite pas avoir un droit de regard sur ce qui touche la gestion du privé et du public dans son pays ou y prendre part ?
BEAUCOUP DE COUPABLES
Tous les tyrans d’Afrique depuis les indépendances se sont rendus coupables de crimes et délits analogues. Combien ont été dénoncés, blâmés, jugés par les dirigeants des deux blocs ? Il semble que le mot d'ordre alors, à l'Est comme à l'Ouest, ait été « ne demandons surtout pas de comptes, fermons les yeux et continuons ».
Les chefs d'Etat africains « alignés » sur le bloc soviétique étaient reçus à Moscou avec les honneurs dus à « leur dignité ». Ceux inféodés au bloc de l'Ouest étaient accueillis à Paris, Londres ou Washington avec encore plus de fastes et d'éclat. Dans ces capitales, au cours des voyages officiels ou privés, évoquait-on le sort des populations africaines ? Y parlait-on de leur misère ? Y discutait-on de l'utilisation de l'aide accordée au titre de la « coopération bilatérale » ? Y faisait-on allusion à la situation des droits de l'homme et à la démocratie en Afrique ?
Ignorait-on alors que l'aide servait à tout sauf à aider les populations africaines à sortir du dénuement intellectuel et matériel, de l'ignorance et du sous-développement ? Si cette aide était liée à la volonté d'exercer une influence idéologique, la liberté, les droits et le bien-être de l'individu ne font-ils pas partie de l'idéologie occidentale ? L'affranchissement de l'homme de l'obscurantisme, et son épanouissement physique et moral ne font-ils pas partie de l'idéologie communiste ?
Du début des années 60 jusqu'à la fin des années 70, c'est-à-dire au summum de la période de guerre froide, les banques privées, la Banque mondiale, les gouvernements occidentaux en général d'un côté, de l'autre tous les Etats du bloc de l'Est, ont mené une politique soutenue et active de prêts à bas taux d'intérêts, voire à taux d'intérêts nuls, parfois de purs dons. Pour les pays africains, il était donc intéressant, en tout cas tentant de s'endetter sans grand souci du lendemain. Pourquoi s'en priverait-on puisque la solvabilité n'était aucunement condition du prêt ? L'insolvabilité était au contraire tolérée, admise, voire encouragée parce que facteur de dépendance ou de soumission.
LES ORIGINES DE LA DETTE
Les gouvernements, de l'Ouest comme de l'Est, ont favorisé cet endettement afin « de trouver un débouché pour leurs produits ». Les banques privées, de leur côté, disposaient d'une masse considérable de capitaux en dépôt (eurodollars, pétrodollars...) qu'elles ont cherché à placer. De même, prêter beaucoup d'argent à l'élite complice d'un pays non industriel est, de loin, le meilleur moyen d'avoir accès à ses marchés et à ses ressources naturelles.
L’Afrique saignée
[…]
Puis survint la chute du mur de Berlin. S'ouvre alors pour l'Afrique, le troisième temps de l'aide internationale, celui du réveil douloureux, qui succède à l'après-guerre, au temps faste des vaches grasses et des poches pleines pour les dirigeants africains. La chute du mur, provoqua le retour du balancier, la fin de la conjoncture facile pour les pays du Sud, spécifiquement l'Afrique. Le danger communiste n'existant plus, les anciens pays de l'Est devenant eux-mêmes démunis économiquement, politiquement insignifiants et mendiants potentiels, lorgnant tous le dollar américain et les subsides de l'Occident, on vit alors fleurir à l'intention de l'Afrique subsaharienne, tout un vocabulaire nouveau, un florilège de mots, chacun chargé de sens et annonciateur d'une ère nouvelle dans l'« aide au développement de l'Afrique », parmi les plus usités, ceux qui sont promis à un bel avenir en Afrique : contrepartie, évaluation de l'aide, contrôle, responsabilité, ajustement structurel et conditionnalités, mais aussi rigueur, bonne gouvernance.
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Migrations.La tentation du Nord : la fuite
En définitive, cette aide se révèle doublement pénalisante pour l'Afrique : d'une part elle détruit la production locale de denrées alimentaires, crée de mauvaises habitudes chez les populations ainsi qu'une fracture de la société d'autre part.
Le plus incompréhensible est que, plus de cinquante ans après les indépendances, les responsables africains actuels n’aient pas encore pris conscience de cette mauvaise trajectoire et n’aient manifesté la volonté de la corriger, afin de relever les immenses défis de l’émancipation de leurs pays, en transformant la décolonisation en indépendance véritable.