ARISTOTE : LE PHILOSOPHE DÉCLINE ET DISSÈQUE L’AMITIÉ SOUS TOUTES SES FORMES ①
L’amitié, un suprême bien pour l’individu et pour la société
Aristote (384-322 av. JC)
Amitié, justice et bienfaisance
La question serait bientôt élucidée, si l'on connaissait ce qui est aimable. Nous n'aimons pas, semble-t-il, toutes choses indistinctement, mais cela seul qui est aimable, à savoir le bon ou l'agréable ou l'utile. L'utile paraît être ce qui nous procure un bien ou un plaisir de sorte que le bien et l'agréable, en tant que fins, seraient dignes d'amour.
Aimons-nous donc ce qui est bon en soi ou ce qui est bon relativement à nous-mêmes ? Les deux caractères du bien ne s'accordent pas toujours. Il n'en va pas autrement en ce qui concerne l'agréable. Il semble que tout homme aime ce qui est bon pour lui et que si, absolument parlant, ce qui est bon est aimable, chacun trouve aimable ce qui est bon pour lui. D'autre part, chacun juge aimable, non pas exactement ce qui est bon pour lui, mais ce qui lui paraît bon. Peu importera, d'ailleurs. Nous définissons, en effet, l'aimable : ce qui paraît bon.
Étant donné qu'il y a trois raisons qui nous font aimer, nous n'employons pas le mot d'amitié pour désigner l'attachement que nous avons pour les objets — car ils ne peuvent nous payer en retour d'amitié et nous ne pouvons leur vouloir du bien. Ne se rendrait-on pas ridicule en disant qu'on veut du bien au vin, à moins de faire entendre par là qu'on désire sa conservation, afin de pouvoir l'utiliser ? En revanche on dit couramment qu'on veut le bien d'un ami, non pour soi, mais pour lui. Les gens animés de ce désir, nous les appelons des personnes bienveillantes, même si leurs sentiments ne sont pas payés de retour. Car la bienveillance, quand elle se montre réciproque, devient de l'amitié. Ne faut-il pas ajouter également que l'amitié ne doit pas demeurer secrète ?
En effet il arrive souvent qu'on éprouve de la sympathie pour des gens qu'on n'a jamais vus, mais que l'on suppose honnêtes ou capables de se rendre utiles; et peut-être quelqu'une de ces personnes est-elle animée à notre endroit des mêmes sentiments. Il apparaît donc que ces gens sont bien disposés les uns pour les autres. Mais qui consentirait à donner le nom d'amis à ceux qui ne sont pas renseignés sur leurs sentiments mutuels ? L'amitié exige donc, non seulement ces bonnes dispositions réciproques, mais aussi qu'on veuille le bien de l’ami, que les sentiments soient manifestes — et cela pour une des raisons que nous avons indiquées.
L’amitié intéressée et l’amitié vertu
Du moment qu'il y a là des différences d'espèce, nos attachements et nos amitiés diffèrent également. Ainsi, il y a trois sortes d'amitiés comme il y a trois sortes de qualités aimables. Dans chacune, on trouve réciprocité de sentiments, et réciprocité manifeste. Or ceux qui éprouvent ces sentiments d'amitié réciproque désirent le bien les uns des autres, dans le sens même de leurs sentiments. Ainsi ceux qui se témoignent mutuellement de l'amitié, en se fondant sur l'utilité qu'ils peuvent retirer, ne s'aiment pas pour eux-mêmes, mais dans l'espoir d'obtenir l'un de l'autre quelque avantage. Il en va de même de ceux dont l'amitié est inspirée par le plaisir ; ce n'est pas pour leur nature profonde qu'ils ont du goût pour les gens d'esprit, mais uniquement pour l'agrément qu'ils trouvent en eux.
Ainsi donc aimer à cause de l'utilité, c'est s'attacher en autrui à ce qui est personnellement avantageux ; aimer à cause du plaisir, c'est s'attacher en autrui à ce qui est personnellement agréable ; bref on n'aime pas son ami, parce qu'il est lui, on l'aime dans la mesure où il est utile ou agréable. Ce n'est donc que de circonstances accidentelles que naissent de pareilles amitiés ; ce n'est donc pas pour ce qu'il est vraiment que l'on aime son ami, mais en tant qu'il est susceptible de procurer ici quelques avantages, là quelque plaisir.
Il en résulte que des amitiés de cette sorte sont fragiles, ceux qui les éprouvent changeant eux aussi ; le jour où les amis ne sont plus ni utiles, ni agréables, nous cessons de les aimer. Du reste, l'utile lui-même est susceptible de changer selon les circonstances. La cause de l'amitié disparaissant, l'amitié aussi disparaît, puisqu'elle n'avait que ce seul fondement.
C'est surtout chez les vieillards qu'on trouve, semble-t-il, cette forme de l'amitié : à leur âge, on recherche moins l'agréable que l'utile ; elle est particulière aussi à ceux des hommes faits et des jeunes gens qui ne poursuivent que leurs avantages. Des gens de cette complexion ne cherchent pas précisément à vivre en commun ; parfois ils n'éprouvent aucun agrément à se fréquenter ; ils ne ressentent pas le besoin d'être en relations les uns avec les autres, sauf s'ils y trouvent leur avantage. L'agrément de leur commerce ne se mesure qu'à l'espoir du bien personnel qu'ils retireront. Dans ce genre d'amitié, on peut ranger aussi celle qui nous unit à des hôtes étrangers.
L'amitié entre jeunes gens semble avoir sa source dans le plaisir ; c'est que la passion domine leur vie et qu'ils poursuivent tout particulièrement leur propre plaisir, et le plaisir du moment ; de là vient qu'avec la même rapidité, les amitiés entre eux naissent et meurent. En même temps que leurs goûts, leur amitié change d'objet et des plaisirs comme les leurs sont exposés à de fréquents changements. Ajoutons qu'ils sont enclins à l'amour. Or la disposition amoureuse est, en général, soumise à la passion et commandée par le plaisir. De là leur promptitude à s'aimer et à cesser de s'aimer qui souvent, dans le cours d'une même journée, les précipite d'un sentiment à l'autre. Ce qui ne les empêche pas de désirer vivre le jour entier, la vie entière avec ceux qu'ils aiment — disposition conforme au genre d'amitié qu'ils ressentent.
L'amitié parfaite est celle des bons et de ceux qui se ressemblent par la vertu. C'est dans le même sens qu'ils se veulent mutuellement du bien, puisque c'est en tant qu'ils sont bons eux-mêmes ; or leur bonté leur est essentielle. Mais vouloir le bien de ses amis pour leur propre personne, c'est atteindre au sommet de l'amitié ; de tels sentiments traduisent le fond même de l'être et non un état accidentel. Une amitié de cette sorte subsiste tant que ceux qui la ressentent sont bons, or le propre de la vertu est d'être durable. En outre chacun des deux amis est bon à la fois d'une manière absolue et à l'égard de son ami ; le caractère des bons consiste à être bons absolument parlant et utiles pour leurs amis. Il en va de même pour le plaisir. Les bons se montrent dignes de plaire, d'une manière absolue, et dignes de se plaire entre eux. Comme chacun trouve son plaisir dans les actes qui traduisent sa manière d'être personnelle, ou les actes semblables, ce sont précisément les bons qui se donnent entre eux le spectacle d'une conduite de ce genre, ou identique ou peu différente.
Par conséquent une telle amitié ne peut manquer d'être durable, et cela s'explique facilement. Elle contient en elle-même toutes les conditions de l'amitié, toute amitié se fondant sur l'utilité ou sur le plaisir, soit absolument, soit relativement à la personne aimée, et dérivant d'une certaine ressemblance. Toutes ces conditions existent dans l'amitié telle que nous venons de la voir et elles proviennent de la nature même des amis, semblables sur ce point comme sur les autres. Ajoutons aussi ce fait important que ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument. Voilà donc ce qui sollicite le mieux nos sentiments d'amitié, l'attachement et l'amitié entre gens de cette sorte atteignant leur perfection et leur excellence.
Il est tout naturel que de pareilles amitiés soient rares, car les hommes qui remplissent ces conditions sont peu nombreux. Il leur faut en outre la consécration du temps et de la vie en commun; le proverbe dit justement qu'on ne peut se connaître les uns les autres avant d'avoir consommé ensemble bien des boisseaux de sel. Par conséquent, il ne faut accepter quelqu'un comme ami et ne se lier avec lui qu'après avoir constaté des deux côtés qu'on est digne d'amitié et de confiance.
Ceux qui se donnent, avec beaucoup d'empressement, des marques d'amitié veulent bien être amis, mais ne le sont pas effectivement, à moins qu'en outre, ils ne possèdent ce qu'il faut pour être aimés et qu'ils ne le sachent. Ce désir de l'amitié naît promptement, mais non pas l'amitié. Celle-ci a donc besoin, pour être parfaite, de la durée et des autres conditions; elle naît des qualités identiques et semblables qui existent chez les deux amis.
Amitié, plaisir et confiance réciproque
L'amitié fondée sur l'agrément présente de la ressemblance avec la précédente — les gens vertueux éprouvant de l'agrément les uns pour les autres —; il en est de même de celle qui se fonde sur l'utilité — les gens vertueux ne manquant pas de se rendre utiles les uns aux autres. Mais la condition essentielle, ici encore, pour que les amitiés subsistent, c'est que l'on trouve, dans ces relations d'amitié, le même avantage, le plaisir par exemple ; encore n'est-ce pas suffisant : il faut qu'il soit de même nature, comme on le voit entre gens d'esprit, au contraire de ce qu'on distingue entre l'amant et l'être aimé. Ceux-ci ne tirent pas leur plaisir de la même source ; l'amant le tire de la vue de l'être aimé ; celui-ci l'éprouve à recevoir les prévenances de l'amant. Mais quand s'évanouit la fleur de l'âge, il arrive aussi que l'amour s'évanouisse ; la vue de l'être aimé ne charme plus l'amant, les prévenances ne s'adressent plus à l'être aimé. Par contre souvent la liaison subsiste, quand un long commerce a rendu cher à chacun le caractère de l'autre, grâce à la conformité qu'il a produite.
Se proposer, quand on aime, l'utilité personnelle au lieu de l'agrément réciproque, c'est s'exposer à ressentir une amitié moins solide et moins durable. L'amitié basée uniquement sur l'utilité disparaît en même temps que cette utilité ; car alors on ne s'aime pas exactement les uns les autres, on n'aime que son propre avantage. Il en résulte que le plaisir et l'utilité peuvent fonder une sorte d'amitié même entre gens de peu de valeur morale, comme entre gens honnêtes et gens de médiocre moralité, comme enfin entre gens qui ne sont ni honnêtes ni malhonnêtes et des gens sans caractère bien déterminé. Mais il est clair que les seuls honnêtes gens s'aiment pour leur valeur propre, car les méchants n'ont aucun plaisir à se fréquenter, à moins que quelque intérêt ne les pousse.
Seule aussi l'amitié entre honnêtes gens est à l'abri de la calomnie : il est bien difficile à qui que ce soit d'en conter à un ami sur une personne qu'il a mise à l'épreuve depuis longtemps. C'est surtout chez les bons qu'on trouve la mutuelle confiance et l'assurance que l'ami ne commettra jamais de tort et enfin toutes les autres conditions requises par la véritable amitié. Dans les autres formes d'amitié, rien ne garantit les amis de ces atteintes.
Du moment qu'on donne généralement le nom d'amis aussi bien à ceux qui sont unis par l'intérêt, comme on le fait pour les cités dont les alliances, semble-t-il, n'ont d'autre raison que l'utilité réciproque, qu'à ceux dont l'affection est fondée sur le plaisir mutuel, comme c'est le cas pour les enfants, peut-être devons-nous, nous aussi, consentir à cette appellation, mais en distinguant plusieurs espèces d'amitiés. Mais nous mettrons en premier lieu et au premier rang l'amitié des gens de bien, en tant que gens de bien, les autres n'existant que par analogie avec celles-là. Car on ne peut être ami que dans la mesure où l'on a en vue quelque bien ou quelque chose qui ressemble au bien. Et le plaisir, pour ceux qui l'aiment, n'est-il pas un bien ?
Toutefois ces amitiés n'ont pas généralement de lien entre elles et les mêmes personnes ne s'unissent pas par intérêt et par plaisir ; il est rare en effet que ces caractères fortuits se trouvent joints.
De la distinction que nous venons d'établir entre les différentes formes de l'amitié, il résultera que les gens sans élévation morale contracteront amitié par plaisir ou par intérêt, puisqu'ils se ressemblent à ce point de vue ; mais les gens de bien seront unis par un lien vraiment personnel, en tant que gens de bien, car ils se ressemblent. Ce sont donc les bons qui sont amis dans le sens rigoureux du terme, les autres ne le sont que par accident et par analogie avec les premiers.
En ce qui concerne les vertus, on répartit les hommes vertueux d'après la disposition et l'activité. Il en va de même en ce qui concerne l'amitié. Les uns, non contents de vivre en intimité, se rendent aussi de bons offices ; les autres, semblables à des dormeurs, ou séparés par la distance, ne montrent pas une amitié agissante, mais sont disposés à agir en vrais amis. L'éloignement, en effet, sans interrompre absolument l'amitié, en suspend les manifestations. Et l'absence, en se prolongeant, semble aussi plonger l'amitié dans l'oubli. De là ce dicton :
Le silence vient rompre bien souvent l'amitié.
Ni les vieillards ni les gens moroses ne paraissent susceptibles d'éprouver l'amitié. La part qu'ils accordent au plaisir est restreinte; d'ailleurs nul ne peut vivre à longueur de journée avec une personne de caractère chagrin et dépourvue d'agrément. C'est que la nature semble fuir au plus haut point ce qui est cause d'affliction et rechercher ce qui est cause d'agrément.
Quant à ceux qui se font bon accueil les uns aux autres, sans toutefois vivre en intimité, ils montrent plutôt, semble-t-il, de la bienveillance que de l'amitié — rien ne caractérisant mieux l'amitié que la vie en intimité réciproque. Si ceux qui se trouvent dans le besoin désirent trouver de l'aide, même les gens comblés de biens désirent vivre ensemble. D'ailleurs les hommes dépourvus d'agrément et qui n'ont pas les mêmes goûts sont incapables de vivre côte à côte, comme le prouve bien la camaraderie.
L'amitié la plus parfaite est donc celle qui existe entre gens de bien, comme nous l'avons dit souvent ; car ce qui semble souhaitable et aimable, c'est le bien absolument parlant, ou l'agréable et pour chacun ce qui est tel par rapport à lui ; pour ces deux raisons l'homme de bien paraît aimable à l'homme de bien.
Par ailleurs, ce qu'on appelle de l'attachement ressemble plutôt à un sentiment, l'amitié à une disposition. L'attachement se porte tout autant sur les objets ; or, en amitié, on paie de retour par un choix délibéré, lequel dépend de la disposition. Disons encore que c'est pour eux-mêmes que l'on veut rendre de bons offices à ceux qu'on aime, non par sentiment, mais par disposition. Du reste aimer son ami, c'est encore aimer son propre bien à soi, car un homme vertueux en devenant un ami devient un véritable bien pour celui dont il est l'ami ; de sorte que, des deux côtés, on aime son bien propre et l'on se rend la pareille et en bonne volonté et en agrément ; car amitié, ainsi qu'on le dit, c'est égalité. C'est principalement dans l'amitié des gens de bien qu'on trouve ces caractères.
Aristote, Éthique de Nicomaque.
Voir aussi l’article du blog : L’AMITIÉ SELON LE PHILOSOPHE