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18 juin 2017 7 18 /06 /juin /2017 09:09

ARISTOTE : LE PHILOSOPHE DÉCLINE ET DISSÈQUE L’AMITIÉ SOUS TOUTES SES FORMES

 

L’amitié, un suprême bien pour l’individu et pour la société

 

 

Aristote (384-322 av. JC)

 

  Amitié, justice et bienfaisance

La question serait bientôt élucidée, si l'on connaissait ce qui est aimable. Nous n'aimons pas, semble-t-il, toutes choses indistinctement, mais cela seul qui est aimable, à savoir le bon ou l'agréable ou l'utile. L'utile paraît être ce qui nous procure un bien ou un plaisir de sorte que le bien et l'agréable, en tant que fins, seraient dignes d'amour.

Aimons-nous donc ce qui est bon en soi ou ce qui est bon relativement à nous-mêmes ? Les deux caractères du bien ne s'accordent pas toujours. Il n'en va pas autrement en ce qui concerne l'agréable. Il semble que tout homme aime ce qui est bon pour lui et que si, absolument parlant, ce qui est bon est aimable, chacun trouve aimable ce qui est bon pour lui. D'autre part, chacun juge aimable, non pas exactement ce qui est bon pour lui, mais ce qui lui paraît bon. Peu importera, d'ailleurs. Nous définissons, en effet, l'aimable : ce qui paraît bon.

Étant donné qu'il y a trois raisons qui nous font aimer, nous n'employons pas le mot d'amitié pour désigner l'attachement que nous avons pour les objets — car ils ne peuvent nous payer en retour d'amitié et nous ne pouvons leur vouloir du bien. Ne se rendrait-on pas ridicule en disant qu'on veut du bien au vin, à moins de faire entendre par là qu'on désire sa conservation, afin de pouvoir l'utiliser ? En revanche on dit couramment qu'on veut le bien d'un ami, non pour soi, mais pour lui. Les gens animés de ce désir, nous les appelons des personnes bienveillantes, même si leurs sentiments ne sont pas payés de retour. Car la bienveillance, quand elle se montre réciproque, devient de l'amitié. Ne faut-il pas ajouter également que l'amitié ne doit pas demeurer secrète ?

En effet il arrive souvent qu'on éprouve de la sympathie pour des gens qu'on n'a jamais vus, mais que l'on suppose honnêtes ou capables de se rendre utiles; et peut-être quelqu'une de ces personnes est-elle animée à notre endroit des mêmes sentiments. Il apparaît donc que ces gens sont bien disposés les uns pour les autres. Mais qui consentirait à donner le nom d'amis à ceux qui ne sont pas renseignés sur leurs sentiments mutuels ? L'amitié exige donc, non seulement ces bonnes dispositions réciproques, mais aussi qu'on veuille le bien de l’ami, que les sentiments soient manifestes — et cela pour une des raisons que nous avons indiquées.

 

  L’amitié intéressée et l’amitié vertu

Du moment qu'il y a là des différences d'espèce, nos attachements et nos amitiés diffèrent également. Ainsi, il y a trois sortes d'amitiés comme il y a trois sortes de qualités aimables. Dans chacune, on trouve réciprocité de sentiments, et réciprocité manifeste. Or ceux qui éprouvent ces sentiments d'amitié réciproque désirent le bien les uns des autres, dans le sens même de leurs sentiments. Ainsi ceux qui se témoignent mutuellement de l'amitié, en se fondant sur l'utilité qu'ils peuvent retirer, ne s'aiment pas pour eux-mêmes, mais dans l'espoir d'obtenir l'un de l'autre quelque avantage. Il en va de même de ceux dont l'amitié est inspirée par le plaisir ; ce n'est pas pour leur nature profonde qu'ils ont du goût pour les gens d'esprit, mais uniquement pour l'agrément qu'ils trouvent en eux.

Ainsi donc aimer à cause de l'utilité, c'est s'attacher en autrui à ce qui est personnellement avantageux ; aimer à cause du plaisir, c'est s'attacher en autrui à ce qui est personnellement agréable ; bref on n'aime pas son ami, parce qu'il est lui, on l'aime dans la mesure où il est utile ou agréable. Ce n'est donc que de circonstances accidentelles que naissent de pareilles amitiés ; ce n'est donc pas pour ce qu'il est vraiment que l'on aime son ami, mais en tant qu'il est susceptible de procurer ici quelques avantages, là quelque plaisir.

Il en résulte que des amitiés de cette sorte sont fragiles, ceux qui les éprouvent changeant eux aussi ; le jour où les amis ne sont plus ni utiles, ni agréables, nous cessons de les aimer. Du reste, l'utile lui-même est susceptible de changer selon les circonstances. La cause de l'amitié disparaissant, l'amitié aussi disparaît, puisqu'elle n'avait que ce seul fondement.

C'est surtout chez les vieillards qu'on trouve, semble-t-il, cette forme de l'amitié : à leur âge, on recherche moins l'agréable que l'utile ; elle est particulière aussi à ceux des hommes faits et des jeunes gens qui ne poursuivent que leurs avantages. Des gens de cette complexion ne cherchent pas précisément à vivre en commun ; parfois ils n'éprouvent aucun agrément à se fréquenter ; ils ne ressentent pas le besoin d'être en relations les uns avec les autres, sauf s'ils y trouvent leur avantage. L'agrément de leur commerce ne se mesure qu'à l'espoir du bien personnel qu'ils retireront. Dans ce genre d'amitié, on peut ranger aussi celle qui nous unit à des hôtes étrangers.

L'amitié entre jeunes gens semble avoir sa source dans le plaisir ; c'est que la passion domine leur vie et qu'ils poursuivent tout particulièrement leur propre plaisir, et le plaisir du moment ; de là vient qu'avec la même rapidité, les amitiés entre eux naissent et meurent. En même temps que leurs goûts, leur amitié change d'objet et des plaisirs comme les leurs sont exposés à de fréquents changements. Ajoutons qu'ils sont enclins à l'amour. Or la disposition amoureuse est, en général, soumise à la passion et commandée par le plaisir. De là leur promptitude à s'aimer et à cesser de s'aimer qui souvent, dans le cours d'une même journée, les précipite d'un sentiment à l'autre. Ce qui ne les empêche pas de désirer vivre le jour entier, la vie entière avec ceux qu'ils aiment — disposition conforme au genre d'amitié qu'ils ressentent.

L'amitié parfaite est celle des bons et de ceux qui se ressemblent par la vertu. C'est dans le même sens qu'ils se veulent mutuellement du bien, puisque c'est en tant qu'ils sont bons eux-mêmes ; or leur bonté leur est essentielle. Mais vouloir le bien de ses amis pour leur propre personne, c'est atteindre au sommet de l'amitié ; de tels sentiments traduisent le fond même de l'être et non un état accidentel. Une amitié de cette sorte subsiste tant que ceux qui la ressentent sont bons, or le propre de la vertu est d'être durable. En outre chacun des deux amis est bon à la fois d'une manière absolue et à l'égard de son ami ; le caractère des bons consiste à être bons absolument parlant et utiles pour leurs amis. Il en va de même pour le plaisir. Les bons se montrent dignes de plaire, d'une manière absolue, et dignes de se plaire entre eux. Comme chacun trouve son plaisir dans les actes qui traduisent sa manière d'être personnelle, ou les actes semblables, ce sont précisément les bons qui se donnent entre eux le spectacle d'une conduite de ce genre, ou identique ou peu différente.

Par conséquent une telle amitié ne peut manquer d'être durable, et cela s'explique facilement. Elle contient en elle-même toutes les conditions de l'amitié, toute amitié se fondant sur l'utilité ou sur le plaisir, soit absolument, soit relativement à la personne aimée, et dérivant d'une certaine ressemblance. Toutes ces conditions existent dans l'amitié telle que nous venons de la voir et elles proviennent de la nature même des amis, semblables sur ce point comme sur les autres. Ajoutons aussi ce fait important que ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument. Voilà donc ce qui sollicite le mieux nos sentiments d'amitié, l'attachement et l'amitié entre gens de cette sorte atteignant leur perfection et leur excellence.

Il est tout naturel que de pareilles amitiés soient rares, car les hommes qui remplissent ces conditions sont peu nombreux. Il leur faut en outre la consécration du temps et de la vie en commun; le proverbe dit justement qu'on ne peut se connaître les uns les autres avant d'avoir consommé ensemble bien des boisseaux de sel. Par conséquent, il ne faut accepter quelqu'un comme ami et ne se lier avec lui qu'après avoir constaté des deux côtés qu'on est digne d'amitié et de confiance.

Ceux qui se donnent, avec beaucoup d'empressement, des marques d'amitié veulent bien être amis, mais ne le sont pas effectivement, à moins qu'en outre, ils ne possèdent ce qu'il faut pour être aimés et qu'ils ne le sachent. Ce désir de l'amitié naît promptement, mais non pas l'amitié. Celle-ci a donc besoin, pour être parfaite, de la durée et des autres conditions; elle naît des qualités identiques et semblables qui existent chez les deux amis.

 

  Amitié, plaisir et confiance réciproque

L'amitié fondée sur l'agrément présente de la ressemblance avec la précédente — les gens vertueux éprouvant de l'agrément les uns pour les autres —; il en est de même de celle qui se fonde sur l'utilité — les gens vertueux ne manquant pas de se rendre utiles les uns aux autres. Mais la condition essentielle, ici encore, pour que les amitiés subsistent, c'est que l'on trouve, dans ces relations d'amitié, le même avantage, le plaisir par exemple ; encore n'est-ce pas suffisant : il faut qu'il soit de même nature, comme on le voit entre gens d'esprit, au contraire de ce qu'on distingue entre l'amant et l'être aimé. Ceux-ci ne tirent pas leur plaisir de la même source ; l'amant le tire de la vue de l'être aimé ; celui-ci l'éprouve à recevoir les prévenances de l'amant. Mais quand s'évanouit la fleur de l'âge, il arrive aussi que l'amour s'évanouisse ; la vue de l'être aimé ne charme plus l'amant, les prévenances ne s'adressent plus à l'être aimé. Par contre souvent la liaison subsiste, quand un long commerce a rendu cher à chacun le caractère de l'autre, grâce à la conformité qu'il a produite.

Se proposer, quand on aime, l'utilité personnelle au lieu de l'agrément réciproque, c'est s'exposer à ressentir une amitié moins solide et moins durable. L'amitié basée uniquement sur l'utilité disparaît en même temps que cette utilité ; car alors on ne s'aime pas exactement les uns les autres, on n'aime que son propre avantage. Il en résulte que le plaisir et l'utilité peuvent fonder une sorte d'amitié même entre gens de peu de valeur morale, comme entre gens honnêtes et gens de médiocre moralité, comme enfin entre gens qui ne sont ni honnêtes ni malhonnêtes et des gens sans caractère bien déterminé. Mais il est clair que les seuls honnêtes gens s'aiment pour leur valeur propre, car les méchants n'ont aucun plaisir à se fréquenter, à moins que quelque intérêt ne les pousse.

Seule aussi l'amitié entre honnêtes gens est à l'abri de la calomnie : il est bien difficile à qui que ce soit d'en conter à un ami sur une personne qu'il a mise à l'épreuve depuis longtemps. C'est surtout chez les bons qu'on trouve la mutuelle confiance et l'assurance que l'ami ne commettra jamais de tort et enfin toutes les autres conditions requises par la véritable amitié. Dans les autres formes d'amitié, rien ne garantit les amis de ces atteintes.

Du moment qu'on donne généralement le nom d'amis aussi bien à ceux qui sont unis par l'intérêt, comme on le fait pour les cités dont les alliances, semble-t-il, n'ont d'autre raison que l'utilité réciproque, qu'à ceux dont l'affection est fondée sur le plaisir mutuel, comme c'est le cas pour les enfants, peut-être devons-nous, nous aussi, consentir à cette appellation, mais en distinguant plusieurs espèces d'amitiés. Mais nous mettrons en premier lieu et au premier rang l'amitié des gens de bien, en tant que gens de bien, les autres n'existant que par analogie avec celles-là. Car on ne peut être ami que dans la mesure où l'on a en vue quelque bien ou quelque chose qui ressemble au bien. Et le plaisir, pour ceux qui l'aiment, n'est-il pas un bien ?

Toutefois ces amitiés n'ont pas généralement de lien entre elles et les mêmes personnes ne s'unissent pas par intérêt et par plaisir ; il est rare en effet que ces caractères fortuits se trouvent joints.

De la distinction que nous venons d'établir entre les différentes formes de l'amitié, il résultera que les gens sans élévation morale contracteront amitié par plaisir ou par intérêt, puisqu'ils se ressemblent à ce point de vue ; mais les gens de bien seront unis par un lien vraiment personnel, en tant que gens de bien, car ils se ressemblent. Ce sont donc les bons qui sont amis dans le sens rigoureux du terme, les autres ne le sont que par accident et par analogie avec les premiers.

En ce qui concerne les vertus, on répartit les hommes vertueux d'après la disposition et l'activité. Il en va de même en ce qui concerne l'amitié. Les uns, non contents de vivre en intimité, se rendent aussi de bons offices ; les autres, semblables à des dormeurs, ou séparés par la distance, ne montrent pas une amitié agissante, mais sont disposés à agir en vrais amis. L'éloignement, en effet, sans interrompre absolument l'amitié, en suspend les manifestations. Et l'absence, en se prolongeant, semble aussi plonger l'amitié dans l'oubli. De là ce dicton :

Le silence vient rompre bien souvent l'amitié.

Ni les vieillards ni les gens moroses ne paraissent susceptibles d'éprouver l'amitié. La part qu'ils accordent au plaisir est restreinte; d'ailleurs nul ne peut vivre à longueur de journée avec une personne de caractère chagrin et dépourvue d'agrément. C'est que la nature semble fuir au plus haut point ce qui est cause d'affliction et rechercher ce qui est cause d'agrément.

Quant à ceux qui se font bon accueil les uns aux autres, sans toutefois vivre en intimité, ils montrent plutôt, semble-t-il, de la bienveillance que de l'amitié — rien ne caractérisant mieux l'amitié que la vie en intimité réciproque. Si ceux qui se trouvent dans le besoin désirent trouver de l'aide, même les gens comblés de biens désirent vivre ensemble. D'ailleurs les hommes dépourvus d'agrément et qui n'ont pas les mêmes goûts sont incapables de vivre côte à côte, comme le prouve bien la camaraderie.

L'amitié la plus parfaite est donc celle qui existe entre gens de bien, comme nous l'avons dit souvent ; car ce qui semble souhaitable et aimable, c'est le bien absolument parlant, ou l'agréable et pour chacun ce qui est tel par rapport à lui ; pour ces deux raisons l'homme de bien paraît aimable à l'homme de bien.

Par ailleurs, ce qu'on appelle de l'attachement ressemble plutôt à un sentiment, l'amitié à une disposition. L'attachement se porte tout autant sur les objets ; or, en amitié, on paie de retour par un choix délibéré, lequel dépend de la disposition. Disons encore que c'est pour eux-mêmes que l'on veut rendre de bons offices à ceux qu'on aime, non par sentiment, mais par disposition. Du reste aimer son ami, c'est encore aimer son propre bien à soi, car un homme vertueux en devenant un ami devient un véritable bien pour celui dont il est l'ami ; de sorte que, des deux côtés, on aime son bien propre et l'on se rend la pareille et en bonne volonté et en agrément ; car amitié, ainsi qu'on le dit, c'est égalité. C'est principalement dans l'amitié des gens de bien qu'on trouve ces caractères.

Aristote, Éthique de Nicomaque.

Voir aussi l’article du blog : L’AMITIÉ SELON LE PHILOSOPHE

 

 

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11 juin 2017 7 11 /06 /juin /2017 08:45

 

1871. C’ÉTAIT AVANT LA RÉPUBLIQUE

LES ÉCRIVAINS CONTRE LES COMMUNARDS

Haro sur les Barbares !

 

 

Épisode de l’histoire de France, aussi méconnu qu’insolite

Contre toute attente on assiste, en 1871, à un déchaînement sans précédent, à une diatribe haineuse et à une violence insoupçonnée des écrivains de l’époque, les plus célèbres, contre les partisans et acteurs de la Commune (1871). Phénomène des plus surprenants, la très grande majorité des hommes de lettres, y compris ceux auprès de qui il est coutumier de se réfugier (par la pensée) pour y chercher harmonie, douceur et tendresse : les poètes, furent de cette  campagne contre la Commune de Paris.

Les propos sont d’une violence peu ordinaire : qu’on en juge.

Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon cœur, [...] car en ce crossement suprême je t'adore et te juge semblable à Jupiter le grand justicier. L'homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles ; c'est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d'Apollon... Crosse religieusement les omoplates de l'anarchiste. [C. Baudelaire]

De leurs mains calleuses, ils briseront sans merci toutes les statues de marbre de la beauté si chères à mon cœur, ils détruiront mes bois de laurier pour y planter des pommes de terre. [...] Les roses, ces oisives fiancées des rossignols, auront le même sort ; les rossignols, ces chanteurs inutiles, seront chassés, et hélas ! mon Livre des chants servira à l'épicier pour en faire des cornets où il versera du café et du tabac à priser pour les vieilles femmes de l'avenir. Hélas ! je prévois tout cela, et je suis saisi d'une indicible tristesse en pensant à la ruine dont le prolétariat vainqueur menace mes vers qui périront avec tout l'ancien monde romantique. [H. Heine]

 

En effet, de janvier à mai 1871, le romantisme n’était guère de mise dans la capitale, Paris.

 

 

La guerre et la défaite.

  Les rancœurs sociales, la révolte du monde ouvrier, la famine.

  La peur du chaos.

 

Histoire, l’événementiel :

La Commune, c’est le nom donné au gouvernement insurrectionnel parisien qui contrôle la capitale du 18 mars au 27 mai 1871. Ce soulèvement spontané, né pour l’essentiel de la misère et de l’humiliation de la défaite contre l’armée prussienne (guerre franco-allemande de 1870-1871).

La Commune de Paris fut une première tentative d’application des théories du mouvement socialiste et anarchiste.

Cette insurrection d’un genre nouveau, éveille méfiance, peur, voire panique, notamment parmi une certaine catégorie sociale de la capitale.

Son échec entraîne une répression d’une violence inouïe : 30 000 hommes, femmes et enfants sont exécutés en moins de huit jours par les forces de l’Ordre.

On dénombre près de 37 000 arrestations ; plus de 13 000 condamnations…

Cet « écrasement » impitoyable de la Commune indique assez que la société s’est sentie gravement menacée et ébranlée jusqu’à son tréfonds. Il y a eu une véritable panique des « honnêtes gens » menacés par ces « barbares ».

 

La Commune, c’est l’irruption brutale du « petit peuple » parisien (ouvriers, petits artisans, chômeurs…) dans l’arène politique, mais aussi, la démonstration d’une certaine immaturité : un cruel manque d’expérience lourd de conséquences.

 

Explosion de ressentiment, de sentiment d’injustice et de misère

Le social : Pour Karl Marx l’antithèse directe de l’Empire, c’est la Commune de Paris.

En effet, la Commune est indissociablement liée aux phénomènes antérieurs : la paupérisation ouvrière, voire la difficulté de vivre à la fin des années 1860 et au début de 1870, plus durement ressentie par les classes pauvres, principalement une partie de la classe ouvrière. Cette situation est due, en partie, aux conséquences de l’hausmanisation de la capitale, qui a abouti à l’expulsion des pauvres du cœur de Paris, ceux-ci aspirant à y retourner. Ce sont quelques raisons de la fièvre révolutionnaire qui s’empare de Paris, de même que le déclenchement de la guerre civile qui éclate de janvier à mai 1871, et qui se conclut par la « semaine sanglante » (27 mai 1870), date de l’écrasement de la révolution.

L’entrée en scène des écrivains

Que viennent-ils faire sur cette scène de violence ?

Tout part de l’année 1848, et de l’avènement de la IIe république, qui vit l’engagement des écrivains dans la vie et la lutte politique.

En 1848, ils sont entraînés dans un mouvement général d’enthousiasme sans précédent, pratiquement tous, à quelques rares exceptions près, comme Théophile Gautier, qui confiait aux frères Goncourt, au début de la Commune de 1870 : Je suis une victime des révolutions, faisant allusion à la révolution de 1848 qui mit fin à la monarchie.

Pratiquement tous les écrivains engagés dans la politique en 1848 connurent une profonde désillusion, à commencer par Lamartine, l’un des plus célèbres poètes du 19e siècle, de même que Victor Hugo, contraint à l’exil, à la suite de l’abolition de cette IIe République par Louis Napoléon Bonaparte.

Alphonse de Lamartine

Poète et homme politique français

 

 

Membre du gouvernement provisoire en 1848, et ministre des Affaires étrangères, Lamartine fut pendant quelques temps, le véritable maître de la France, puissant et célèbre. C’est cette aura politique qui lui a permis de faire admettre, en 1848, aux manifestants socialistes, le maintien du drapeau tricolore, bleu-blanc-rouge, contre l’avis de ces socialistes qui voulaient le remplacer par le drapeau rouge.

Mais candidat à l’élection présidentielle, il n’obtint qu’un score humiliant face au prince Napoléon Bonaparte (18 500 voix contre 5,5 millions). Louis Napoléon Bonaparte, élu triomphalement Président, transformera la République en empire : le Second Empire (1852-1870).

Victor Hugo, connut l’exil après l’établissement de l’Empire et ne rentrera en France qu’après la chute de Napoléon III (30 août-2 septembre 1870 à Sedan).

 

Victor Hugo

Écrivain et homme politique français

 

Tous les grands écrivains : Lamartine, George Sand, Victor Hugo, Alfred de Vigny… jouèrent un rôle important en 1848, tous étaient descendus dans la rue après le coup d’État institutionnel de Louis Napoléon, qui le fit l’empereur Napoléon III.

Mais en 1871, lors de la Commune, la confrontation avec les masses populaires en ébullition les désoriente quelque peu.

Les mots à l’égard de ces classes populaires sont durs et inhabituels chez ces gens de lettres.

Ainsi Leconte de Lisle :

Que l'humanité est une sale et dégoûtante engeance ! Que le peuple est stupide ! C'est une éternelle race d'esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. Aussi ne sera-ce pas pour lui que nous combattrons encore, mais pour notre idéal sacré. Qu'il crève donc de faim et de froid, ce peuple facile à tromper qui va bientôt se mettre à massacrer ses vrais amis !

 

ou

 

Comment l'artiste ne voit-il pas que tous ces hommes voués aux brutalités de l'action, aux divagations banales, aux rebâchages éternels des mesquines et pitoyables théories contemporaines ne sont pas pétris du même limon que le sien ? [...] La grossièreté de leurs sentiments, la platitude et la vulgarité de leurs idées ne le blessent-elles point ? La langue qu'ils parlent est-elle semblable à la sienne ? Comment peut-il vivre, lui qui était l'homme des émotions délicates, des sentiments raffinés et des conceptions lyriques, au milieu de ces natures abruptes, de ces esprits ébranchés à coup de hache, toujours fermes à toute clarté d'un monde supérieur ?

 

Gustave Flaubert n’est pas en reste.

Gustave Flaubert (1821-1880)

 

Veux-tu savoir mon opinion ? dit Pécuchet. Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu'on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu'il le bâillonne, le foule et l'extermine ! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement ! [Extrait de Bouvard et Pécuchet]

 

Indépendamment de leurs échecs politiques, beaucoup d’écrivains sont effrayés par le mouvement autonome du prolétariat qu’ils considèrent comme un mouvement anarchique lourd de dangers, non seulement pour la classe aisée, mais pour les intellectuels et la société.

À cet égard, ils croient revivre au centuple ce qu’ils ont connu en 1848, où Alexis de Tocqueville écrivait déjà, en analysant l’insurrection populaire de 1848 :

Ce qui la distingua encore parmi tous les événements de ce genre qui se sont succédé depuis soixante ans parmi nous, c'est qu'elle n'eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d'altérer l'ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque-là à ce mot) mais un combat de classe.

Alfred de Vigny

Écrivain français

 

Le grand poète Alfred de Vigny fut à ce point effrayé que « pendant plusieurs années, il crut qu’il lui fallait tenir en armes les gens de sa maison, car, les communistes menaçaient sa vie et voulaient enfoncer sa porte. » [P. Flottes, la Pensée politique et sociale de Vigny.]

 

Eugène Sue a tout une panoplie de mots pour désigner les masses populaires en action :

" Barbares ", " sauvages ", " nomades ", ces expressions généralement employées par Sue et par Hugo et qui évoquent les unes et les autres une race primitive, vivant à l'écart des gens civilisés, ne désignent pas seulement les habitants des bas-fonds et de la " grande caverne du mal ", mais un pourcentage élevé de la population parisienne. [Cité par Louis Chevalier]

 

Il est possible de distinguer plusieurs catégories d’écrivains « surexcités » par l’événement de 1871 : certains étaient plus extrémistes dans leur condamnation que d’autres.

Victor Hugo n’était pas foncièrement hostile aux Communards. Il considérait la Commune  « une bonne chose mal faite ». Il défendit les Communards lorsque « la vengeance du Parti de l’Ordre s’abattit sur eux ».

 

 

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4 juin 2017 7 04 /06 /juin /2017 08:13

 

L’AFRIQUE AU G7, 2017

Pourquoi des chefs d’État africains au Sommet des plus riches de la planète ?

 

 

L’Afrique, si proche, si lointaine

À la veille de la réunion des pays du G7 à Taormine, en Sicle, les 26-27-28 mai 2017, la presse internationale avait mentionné, avec quelque insistance, l’invitation adressée à 5 pays d’Afrique (Éthiopie, Kenya, Niger, Nigeria, Tunisie). Elle suscitait ainsi, chez bien des observateurs, l’espoir que le préoccupant sujet des migrants en provenance de ce continent soit enfin abordé, sinon résolu, du moins exposé en vue d’une réflexion vers la recherche de solutions.

Initiative heureuse que l’invitation de ces chefs d’État censés représenter leur continent. Il aurait été logique, sinon au moins attendu, que la réunion du G7 soit l’occasion de faire le tour des questions qui agitent le monde, et que la question des migrants africains, dont l’odyssée charrie des drames devenus quasi quotidiens, y soit abordée.

L’a-t-elle été ?

Il est surprenant que les mêmes médias, qui avaient consacré leurs gros titres à ce sujet, soit muets à cet égard, à l’issue de la réunion.

 

 

Le drame sans témoins des « sans patrie »

Pourquoi a-t-on invité des responsables africains ?

Qu’ont-ils dit ?

Ont-ils au moins reconnu leur part (une large part !) de responsabilité dans cet exode massif et régulier, sans précédent, qui saigne le continent de sa substance vive ?

Ont-ils proposé une solution ? Une réflexion au niveau du continent même ?

Ont-ils manifesté un besoin d’aide pour arriver à bout de ce tragique phénomène migratoire ?

Surtout, ont-ils évoqué l’essentiel : les motivations aux départs massifs et l’effort attendu des Africains et des Européens afin de donner à ces migrants des raisons objectives de rester chez eux ?

 

En définitive, qu’ont-ils apporté à ce sommet en rapport avec l’Afrique et qui justifie leur présence ?

Sinon, pourquoi sont-ils venus ? Pour jouer le rôle de figurants ?

 

Où sont les autres ? De simples figurants ?

 

 

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28 mai 2017 7 28 /05 /mai /2017 07:18

 

GUY TIROLIEN

 

Guy Tirolien

Guy Tirolien, poète guadeloupéen, né en 1917 à Pointe-à-Pitre ( en Guadeloupe), et décédé en 1988 à Marie-Galante.

Guy Tirolien s'est engagé dans le combat de la Négritude, aux côtés de Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, quand ceux-ci fondèrent ce mouvement littéraire. Il contribuera à fonder la revue Présence africaine, publiée simultanément à Paris et à Dakar dès 1947.

Il sera administrateur colonial au Cameroun et au Mali ( ex-Soudan français), et il contribuera efficacement au rapprochement entre les Africains et les Antillais. Il y rencontra les Afro-Américains MacKay, Langston Hughes et Richard Wright, membres de la Harlem Renaissance. Il sera fait prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale, aux côtés de Léopold Sédar Senghor. Il mènera ensuite une carrière de fonctionnaire international qui le verra devenir représentant de l'ONU au Mali et au Gabon notamment.

 

 

Redécouverte

 

Je reconnais mon île plate, et qui n'a pas bougé.

Voici les trois îlets, et voici la grande Anse.

Voici derrière le Fort les bombardes rouillées.

Je suis comme l'anguille flairant les vents salés

Et qui tâte le pouls des courants.

 

Salut, île ! C'est moi. Voici ton enfant qui revient.

Par-delà la ligne blanche des brisants,

Et plus loin que les vagues aux paupières de feu,

Je reconnais ton corps brûlé par les embruns.

 

J'ai souvent évoqué la douceur de tes plages

Tandis que sous mes pas

Crissait le sable du désert.

Et tous les fleuves du Sahel ne me sont rien

Auprès de l'étang frais où je lave ma peine.

 

Salut terre mâtée, terre démâtée !

Ce n'est pas le limon que l'on cultive ici,

Ni les fécondes alluvions.

 

C'est un sol sec, que mon sang même

N’a pas pu attendrir,

Et qui geint sous le soc comme femme éventrée.

 

Le salaire de l'homme ici,

Ce n'est pas cet argent qui tinte clair, un soir de paye,

C’est le soir qui flotte incertain au sommet des cannes

Saoules de sucre.

Car rien n'a changé.

 

Les mouches sont toujours lourdes de vesou1, et l'air chargé de sueur.

(Balles d'Or, Editions de Présence Africaine, Paris)

1- Vesou : jus du sucre des cannes.

 

 

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21 mai 2017 7 21 /05 /mai /2017 07:08

 

VUE D’AFRIQUE.

 

 

L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE FRANÇAISE 2017

 

 

Un intérêt certain. Mais quel intérêt ?

Quelle incidence sur la culture politique ?

 

Une élection française plus suivie que les élections nationales. Pourquoi ?

Selon maintes sources autorisées et des observateurs avisés, l’élection présidentielle française de mai 2017, a été suivie avec une certaine effervescence et a suscité plus d’intérêt que les élections organisées en Afrique même, tous pays confondus : de l’Afrique du Nord à l’Afrique subsaharienne, anglophone, lusophone…

Cet intérêt pour l’élection présidentielle française n’a rien d’étonnant cependant pour qui connaît la singularité des rapports entre la France et les États africains (au-delà de ses anciennes colonies).

 

Parmi tous les pays présents en Afrique au titre de la coopération ou de l'aide, aujourd'hui comme hier, la France émerge comme le pays qui, dans ce continent, dispose d'une dimension singulière. C'est de loin le pays qui s'identifie à l'Afrique et auquel l'Afrique s'identifie, au point que, pour nombre d'Africains, l'Europe se trouve en France et se résume à la France. Les propos de ce vieux Malien dont le fils est éboueur à Paris en sont révélateurs à plus d'un titre. Interrogé pour savoir depuis quand son fils était en Europe, il répondit : « Non, il n'est pas en Europe, il est en France ». Ce sentiment singulier fait également que beaucoup d'Africains en France se considèrent, un peu, par réflexe, comme chez eux, y compris des Africains anglophones ou lusophones, donc ressortissants d'anciennes colonies anglaises, portugaises ou belges. La France est ainsi le pays du monde dont les Africains parlent le plus, en bien ou en mal.

 

L'histoire a érigé la statue de la France au cœur de l'Afrique, et dans le cœur des Africains. Personne en Afrique (de l'Est comme de l'Ouest, du Nord comme du Sud) n'est indifférent à ce qui se dit ou se fait en France, soit qu'on l'approuve, soit qu'on le désapprouve. La France et l'Afrique sont comme unies par les liens d'un mariage non déclaré, mais consommé. C'est sans doute en raison de cette spécificité que la coopération française revêt une signification particulière et sert de réfèrent à la coopération et à l'aide internationales en Afrique. Cette position spécifique reste un acquis à la France. Grandeur ou servitude ? Sans jugement de valeur. Chacun appréciera à l'aune de sa sensibilité et de sa vision de l'histoire.

 

Mais, à l’évidence, l’élection présidentielle française de 2017 semble avoir suscité plus de ferveur, d’intérêt et de commentaires en Afrique qu’aucune autre élection présidentielle par le passé, en France. Serait-ce l’effet Macron ? Son jeune âge ? Son charisme ? La nouveauté de son message politique, nationale et internationale ? Sa volonté et son ambition de refondation de la politique ?, bref, sa vision du monde e du futur ?

 

Emmanuel Macron

Président de la République française (2017)

 

Un effet probable (ou souhaitable) sur les mœurs politiques du continent ?

Quel pourrait être l’effet positif escompté pour les populations et les pays africains ?

Une refondation de la culture politique ? Dans ces cultures où le plus âgé, parce qu’il est le plus âgé, a toujours raison, quoiqu’il dise, quoi qu’il fasse.

Où l’aîné, quel qu’il soit, quoi qu’il fasse, à tous les droits sur le plus jeune. Son avis, quel qu’il soit, ne se discute pas.

Où, enfin, le chef, parce qu’il est chef (fût-il « démocratiquement » élu), est l’oint du Ciel, et, à ce titre, dispose d’un pouvoir absolu, de droit divin.

 

L’effet d’une telle culture de gouvernement n’est pas toujours heureux. Il n’est pas exceptionnel dans ces conditions, de voir des personnages atteints de débilité sénile, s’accrocher désespérément au pouvoir, faisant ainsi fi de l’intérêt du pays et de celui de la fonction.

Vous imaginez alors aisément l’effet Macron : élu président de la République à 39 ans, pour un mandat de 5 ans, durée qu’il est contraint de respecter, en conformité avec les Institutions en vigueur et la culture politique du pays. Cela ne peut manquer de faire son effet sur nombre d’esprits en Afrique.

Imaginez un peu : Macron avait un an et demi quand Obiang Nguema [président de Guinée équatoriale] s'est emparé du pouvoir, un an et neuf mois lorsque Dos Santos [Angola] a succédé à Neto, deux ans et demi quand Robert Mugabe [président du Zimbabwe] a remporté sa première élection, moins de cinq ans le jour où Paul Biya [Cameroun] s'est installé au Palais d'Etoudi... Sur un continent où les aînés ne lâchent ni leur pouvoir ni leur tutelle sur les cadets, qu'ont-ils en commun et qu'auront-ils à se dire ?

Hebdomadaire Jeune Afrique, 14-20 mai 2017

 

 

La galaxie des présidents dinosaures ?

Le continent africain se caractérise effectivement par la longévité exceptionnelle du mandat des chefs d'État. On y compte à ce jour dix-sept chefs d'État au pouvoir depuis plus de vingt ans ; quatre depuis plus de trente ans ; une bonne dizaine depuis plus de quinze ans. Record du monde ; Omar Bongo, décédé en juin 2009, après 41 années de pouvoir, sans discontinuer. Combien de temps y serait-il resté s'il ne s'était pas éteint en 2009 ?

Si au moins une telle longévité à la tête de leur pays se justifiait par des actes, des réalisations apportant aux populations bien-être, développement et épanouissement ! Si la prospérité d'un pays était fonction de la longévité du pouvoir du chef de l'État, il y a longtemps que l'Afrique serait sortie du sous-développement. Mais c'est le contraire : le plus souvent, le bilan global est inversement proportionnel au nombre d'années passées au pouvoir.

Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa, Paris, 2011.

 

 

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14 mai 2017 7 14 /05 /mai /2017 06:57

BALTASAR GRACIAN : L’ART DE LA PRUDENCE

 

 

Comment cheminer dans la forêt de la vie

 

Baltasar Gracian (1601-1658)

Essayiste espagnol

 

« Ne point montrer le doigt malade.

       Car chacun y viendra frapper. Garde-toi aussi de t'en plaindre, d'autant que la malice attaque toujours par l'endroit le plus faible ; le ressentiment ne sert qu'à la divertir. Elle ne cherche qu'à jeter hors des gonds ; elle coule des mots piquants, et met tout en œuvre jusqu'à ce qu'elle ait trouvé le vif. L'homme adroit ne doit donc jamais découvrir son mal, soit personnel, ou héréditaire, attendu que la fortune même se plaît quelquefois à blesser à l'endroit où elle sait que la douleur sera plus aiguë. Elle mortifie toujours au vif ; et, par conséquent, il ne faut laisser connaître ni ce qui mortifie, ni ce qui vivifie, pour faire finir l'un et faire durer l'autre. »

 

 

« Regarder au-dedans.

       D’ordinaire, il se trouve que les choses sont bien autres qu'elles ne paraissent ; et l'ignorance, qui n'avait regardé qu'à l'écorce, se détrompe dès qu'elle va au-dedans. Le mensonge est toujours le premier en tout, il entraîne les sots par un "on dit" vulgaire, qui va de bouche en bouche. La vérité arrive toujours la dernière, et fort tard, parce qu'elle a pour guide un boiteux, qui est le Temps. Les sages lui gardent toujours l'autre moitié de cette faculté, que la nature a tout exprès donnée double. La tromperie est toute superficielle ; et ceux qui le sont eux-mêmes y donnent incontinent. Le discernement est retiré au-dedans, pour se faire estimer davantage par les sages. »

 

« N'être point inaccessible.

       Quelque parfait que l'on soit, on a quelquefois besoin de conseil. Celui-là est fou incurable, qui n'écoute point. L'homme le plus intelligent doit faire place aux bons avis. La souveraineté même ne doit pas exclure la docilité. Il y a des hommes incurables, à cause qu'ils sont inaccessibles. Ils se précipitent, parce que personne n'ose approcher d'eux pour les en empêcher. Il faut donc laisser une porte ouverte à l'amitié ; et ce sera celle par où viendra le secours. Un ami doit avoir pleine liberté de parler, et même de réprimander ; l'opinion conçue de sa fidélité et de sa prudence lui doit donner cette autorité. Mais aussi il ne faut pas que cette familiarité soit commune à tous. Il suffit d'avoir un confident secret, dont on estime la correction, et de qui l'on se serve, comme d'un miroir fidèle, pour se détromper. »

 

« Savoir l'art de converser.

       C'est par où l'homme montre ce qu'il vaut. Dans toutes les actions de l'homme, rien ne demande plus de circonspection, attendu que c'est le plus ordinaire exercice de la vie. Il y va de gagner, ou de perdre beaucoup de réputation. S'il faut du jugement pour écrire une lettre, qui est une conversation par écrit, et méditée, il en faut bien davantage dans la conversation ordinaire, où il se fait un examen subit du mérite des gens. Les maîtres de l'art tâtent le pouls de l'esprit par la langue, conformément au dire du sage : Parle, si tu veux que je te connaisse. Quelques-uns tiennent que le véritable art de converser est de le faire sans art ; et que la conversation doit être aisée comme le vêtement, si c'est entre bons amis. Car, lorsque c'en est une de cérémonie et de respect, il y doit entrer plus de retenue, pour montrer que l'on a beaucoup de savoir-vivre. Le moyen d'y bien réussir est de s'accommoder au caractère d'esprit de ceux qui sont comme les arbitres de l'entretien. Garde-toi de t'ériger en censeur des paroles, ce qui te ferait passer pour un grammairien ; ni en contrôleur des raisons, car chacun te fuirait. Parler à propos est plus nécessaire que parler éloquemment. »

 

« Savoir détourner les maux sur autrui.

       C'est une chose de grand usage parmi ceux qui gouvernent, que d'avoir des boucliers contre la haine, c'est-à-dire des gens sur qui la censure et les plaintes communes aillent fondre : et cela ne vient point d'incapacité, comme la malice se le figure ; mais d'une industrie supérieure à l'intelligence du peuple. Tout ne peut pas réussir, ni tout le monde être content. Il y doit avoir une tête forte qui serve de but à tous les coups, et qui porte les reproches de toutes les fautes et de tous les malheurs, aux dépens de sa propre ambition. »

 

« Savoir faire valoir ce que l'on fait.

       Ce n'est pas assez que les choses soient bonnes en elles-mêmes, parce que tout le monde ne voit pas au fond, ni ne sait pas goûter. La plupart des hommes vont à cause qu'ils voient aller les autres, et ne s'arrêtent qu'aux lieux où il y a grand concours. C'est un grand point que de savoir faire estimer sa drogue, soit en la louant (car la louange est l'aiguillon du désir), soit en lui donnant un beau nom, qui est un beau moyen d'exalter ; mais il faut que tout cela se fasse sans affectation. N'écrire que pour les habiles gens, c'est un hameçon général, parce que chacun le croit être ; et, pour ceux qui ne le sont pas, la privation servira d'éperon au désir. Il ne faut jamais traiter ses projets de communs, ni de faciles, car c'est les faire passer pour triviaux. Tout le monde se plaît au singulier, comme étant plus désirable et au goût et à l'esprit. »

 

 

« Penser aujourd'hui pour demain, et pour longtemps.

       La plus grande prévoyance est d'avoir des heures pour elle. Il n'y a point de cas fortuits pour ceux qui prévoient ; ni de pas dangereux pour ceux qui s'y attendent. Il ne faut pas attendre qu'on se noie pour penser au danger, il faut aller au-devant, et prévenir par une mûre considération tout ce qui peut arriver de pis. L'oreiller est une Sibylle muette. Dormir sur une chose à faire vaut mieux que d'être éveillé par une chose faite. Quelques-uns font, et puis pensent ; ce qui est plutôt chercher des excuses que des expédients. D'autres ne pensent ni devant, ni après. Toute la vie doit être à penser, pour ne se point égarer. La réflexion et la prévoyance donnent la commodité d'anticiper sur la vie. »

 

 

 

« Ne s'associer jamais avec personne auprès de qui l'on ait moins de lustre.

       Ce qui excède en perfection, excède en estime. Le plus accompli aura toujours le premier rôle. Si son compagnon a quelque part à la louange, ce ne sera que son reste. La Lune luit tandis qu'elle est seule parmi les étoiles ; mais dès que le Soleil commence à se montrer, ou elle n'éclaire plus, ou elle disparaît. Ne t'approche jamais de qui te peut éclipser, mais bien de qui te peut servir de lustre. C'est ainsi que cette adroite "Fabula de Martial" trouva moyen de paraître belle, par la laideur ou la vieillesse de ses compagnes. Il ne faut jamais risquer d'avoir à son côté des gens de plus de mérite que soi, ni faire honneurs aux autres aux dépens de sa réputation. Il est bon de hanter les personnes éminentes, pour se faire ; mais quand on est fait, il faut s'accoster de gens médiocres. Pour te faire, choisis les plus parfaits ; et quand tu seras fait, fréquente les médiocres. »

 

« N'être facile ni à croire, ni à aimer.

       La maturité du jugement se connaît à la difficulté de croire. Il est très ordinaire de mentir, il doit donc être extraordinaire de croire. Celui qui est facile à remuer se trouve souvent décontenancé. Mais il faut bien se garder de montrer du doute de la bonne foi d'autrui ; car cela passe de l'incivilité à l'offense, attendu que c'est le traiter de trompeur, ou de trompé ; encore n'est-ce pas là le plus grand mal. Car, outre cela, ne point croire est un indice de mentir, le menteur étant sujet à deux maux : à ne point croire, et à n'être point cru. La suspension du jugement est louable en celui qui écoute ; mais celui qui parle peut s'en rapporter à son auteur. C'est aussi une espèce d'imprudence d'être facile à aimer, car si l'on ment en parlant, l'on ment bien aussi en faisant ; et cette tromperie est encore plus pernicieuse que l'autre. »

 

« L'art de se contenir.

       Qu'une prudente réflexion prévienne, s'il est possible, les saillies ordinaires au vulgaire ; cela ne sera pas difficile à l'homme prudent. Le premier pas de la modération est de s'apercevoir que l'on se passionne. C'est par là qu'on entre en lice avec plein pouvoir sur soi, et que l'on sonde jusques où il est nécessaire de laisser aller son ressentiment. C'est avec cette réflexion dominante qu'il faut entrer en colère, et puis y mettre fin. Tâche de savoir où et quand il faut arrêter ; car le plus difficile de la course est de s'arrêter tout court. Grande marque de jugement, de rester ferme et sans trouble au milieu des saillies de la passion ! Tout excès de passion dégénère du raisonnable. Mais avec cette magistrale précaution, la raison ne se brouillera jamais, ni ne passera point les bornes du devoir. Pour savoir gourmander une passion, il faut toujours aller bride en main. Celui qui se gouvernera de la sorte passera pour le plus sage cavalier ; ou pour le plus étourdi s'il fait autrement. »

 

« Les amis par élection.

       Les amis doivent être à l'examen du discernement, et à l'épreuve de la fortune. Ce n'est pas assez qu'ils aient le suffrage de la volonté, s'ils n'ont aussi celui de l'entendement. Quoique ce soit là le point le plus important de la vie, c'est celui où l'on apporte le moins de soin. Quelques-uns font leurs amis par l'entremise d'autrui, et la plupart par hasard. On juge d'un homme par les amis qu'il a ; un habile homme n'en a jamais voulu d'ignorants. Mais bien qu'un homme plaise, ce n'est pas à dire que ce soit un ami intime ; car cela peut venir plutôt de ses belles manières d'agir que d'aucune assurance que l'on ait de sa capacité. Il y a des amitiés légitimes, et des amitiés bâtardes : celles-ci sont pour le plaisir ; mais les autres pour agir plus sûrement. Il se trouve peu d'amis de la personne, mais beaucoup de la fortune. Le bon esprit d'un ami est plus utile que toute la bonne volonté des autres. Prends donc tes amis par choix, et non par sort. Un ami prudent épargne bien des chagrins, au lieu qu'un autre, qui n'est pas tel, les multiplie et les entasse. Si tu ne veux point perdre d'amis, ne leur souhaite point une grande fortune. »

 

« Ne se point tromper en gens.

       C'est la pire et la plus ordinaire des tromperies. Il vaut mieux être trompé au prix qu'à la marchandise ; il n'y a rien où il faille plus regarder par-dedans. Il y a bien de la différence entre entendre les choses et connaître les personnes ; et c'est une fine philosophie que de discerner les esprits et les humeurs des hommes. Il est aussi nécessaire de les étudier que d'étudier les livres. »

 

« Savoir user de ses amis.

       Il y va de grande adresse. Les uns sont bons pour s'en servir de loin ; et les autres pour les avoir auprès de soi. Tel qui n'a pas été bon pour la conversation, l'est pour la correspondance. L'éloignement efface certains défauts que la présence rendait insupportables. Dans les amis, il n'y faut pas chercher seulement le plaisir, mais encore l'utilité. L'ami doit avoir trois qualités du "Bien", ou, comme disent les autres, de l' "Être" : l'unité, la bonté, la vérité ; d'autant que l'ami tient lieu de toutes choses. Il y en a très peu qui puissent être donnés pour bons ; et, de ne les savoir pas choisir, le nombre en devient encore plus petit. Les savoir conserver est plus que de les avoir su faire. Cherche-les tels qu'ils durent longtemps ; et, bien que du commencement ils soient nouveaux, c'est assez, pour être content, qu'ils puissent devenir anciens. A le bien prendre, les meilleurs sont ceux que l'on n'acquiert qu'après avoir longtemps mangé du sel avec eux. Il n'y a point de désert si affreux que de vivre sans amis. L'amitié multiplie les biens, et partage les maux. C'est l'unique remède contre la mauvaise fortune ; c'est le soupirail par où l'âme se décharge. »

 

« Savoir souffrir les sots.

       Les sages ont toujours été mal endurants. L'impatience croît avec la science. Une grande connaissance est difficile à contenter. Au sentiment d'Epictète, la meilleure maxime de la vie c'est de "souffrir" ; il a mis là la moitié de la sagesse. S'il faut tolérer toutes les sottises, il faut sans doute une extrême patience. Quelquefois nous souffrons plus de ceux de qui nous dépendons davantage ; et cela sert d'exercice à se vaincre. C'est de la souffrance que naît cette inestimable paix qui fait la félicité de la terre. Que celui qui ne se trouvera pas en humeur de souffrir en appelle à la retraite de soi-même, si tant est qu'il puisse bien se supporter lui-même. »

 

 

 

« Parler sobrement à ses émules, par précaution ; et aux autres, par bienséance.

       On est toujours à temps pour lâcher la parole, mais non pas pour la retenir. Il faut parler comme l'on fait dans un testament, attendu qu'à moins de paroles, moins de procès. Il s'y faut accoutumer dans ce qui n'importe point, pour n'y point manquer quand il importera. Le silence tient beaucoup de la Divinité. Quiconque est prompt à parler est toujours sur le point d'être vaincu, et convaincu. »

 

« Connaître les défauts où l'on se plaît.

       L'homme le plus parfait en a toujours quelques-uns dont il est ou le mari, ou le galant. Ils se trouvent dans l'esprit, et plus l'esprit est grand, plus ils y sont grands et plus ils s'y remarquent ; non pas que celui qui les a ne les connaisse pas, mais à cause qu'il les aime. Se passionner, et se passionner pour des vices, ce sont deux maux ; ces défauts sont les taches de la perfection. Ils choquent autant ceux qui les voient qu'ils contentent ceux qui les ont. C'est là qu'il y a belle occasion de se vaincre soi-même, et de mettre le comble aux autres perfections. Chacun frappe à ce but, et, au lieu de louer tout ce qu'il y a à admirer, on s'arrête à contrôler un défaut que l'on dit qui défigure tout le reste. »

 

 

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7 mai 2017 7 07 /05 /mai /2017 07:36

TECHNIQUE ET ÉTHIQUE

Richesse extérieure, misère intérieure

La simplicité de vie, un trésor caché

Le maximum de bien-être avec le minimum de consommation

 

Ivan Illich (1926-2002)

Penseur autrichien de l’écologie politique

Figure importante de la critique de la société industrielle

 

 

 

 

« L’homme-machine ne connaît pas la joie placée à portée de main : il ne sait pas la sobre ivresse de la vie »

 

J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu, et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque ; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi. Le monde actuel est divisé en deux : il y a ceux qui n'ont pas assez et ceux qui ont trop ; ceux que les voitures chassent de la route et ceux qui conduisent ces voitures. Les pauvres sont frustrés et les riches toujours insatisfaits. Une société équipée du roulement à billes et qui irait au rythme de l'homme serait incomparablement plus efficace que toutes les sociétés rugueuses du passé, et incomparablement plus autonome que toutes les sociétés programmées du présent. Nous voici à l'âge des hommes-machines, incapables d'envisager, dans sa richesse et dans sa concrétude, le rayon d'action offert par des outils modernes maintenus dans certaines limites. Dans l'esprit de ces hommes, nulle place n'est réservée au saut qualitatif qu'impliquerait une économie en équilibre stable avec le monde qu'elle habite. Dans leur cervelle, nulle case ne s'offre pour une société libérée des horaires et des traitements que lui impose la croissance de l'outillage. L'homme-machine ne connaît pas la joie placée à portée de main, dans une pauvreté voulue ; il ne sait pas la sobre ivresse de la vie. Une société où chacun saurait ce qui est assez serait peut-être une société pauvre, elle serait sûrement riche de surprises et libre. Certains outils sont toujours destructeurs, quelles que soient les mains qui les détiennent [...]. Il en est ainsi par exemple pour les réseaux d'autoroutes à voies multiples, les systèmes de communication à grande distance qui utilisent une large bande de fréquence, et aussi l'exploitation minière à ciel ouvert, ou encore l'école. L'outil destructeur accroît l'uniformisation, la dépendance, l'exploitation et l'impuissance ; il dérobe au pauvre sa part de convivialité pour mieux frustrer le riche de la sienne. L'homme moderne a du mal à penser le développement et la modernisation en termes d'abaissement plutôt que d'accroissement de la consommation d'énergie. Pour lui, une technique avancée rime avec une profonde intervention dans les processus physiques, mentaux et sociaux. Si nous voulons appréhender l'outillage avec justesse, il nous faut quitter l'illusion qu'un haut degré de culture implique une consommation d'énergie aussi élevée que possible. Dans les anciennes civilisations, les ressources en énergie étaient très équitablement réparties. Chaque être humain, par sa constitution biologique, disposait de toute l'énergie potentielle nécessaire sa vie durant pour transformer consciemment le milieu physique, selon sa volonté, puisque la source en était son propre corps à la seule condition d'être maintenu en bonne santé.

Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, 1973

 

Nicolas Georgescu-Roegen (1906-1994)

Mathématicien et économiste américain d’origine roumaine

 

« Il nous faut nous guérir nous-mêmes du cyclondrome du rasoir électrique »  par la maîtrise de la consommation

 

D'une part, grâce au progrès spectaculaire de la science, l'homme a atteint un niveau presque miraculeux de développement économique. D'autre part ce développement a contraint l'homme à pousser son prélèvement des ressources terrestres à un degré stupéfiant dont témoignent les forages en haute mer. Il a aussi entretenu une croissance démographique qui a accentué la lutte pour la nourriture dont la pression a atteint dans certaines régions des cotes critiques. [...] Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d'une baisse du nombre de vies humaines à venir.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, entropie - écologie – économie, (1970), Éditions Sang de la Terre, 1979

 

Bien sot serait celui qui proposerait de renoncer totalement au confort industriel de l'évolution. [...] Il n'en reste pas moins que certains points pourraient être inclus dans un programme bioéconomique minimal.

1.11 faudrait interdire totalement non seulement la guerre elle-même, mais la production de tous les instruments de guerre. [...] [Cela] libérera des forces de production fantastiques en faveur de l'aide internationale sans pour autant abaisser le niveau de vie des pays intéressés.

2.Grâce à l'utilisation de ces forces de production ainsi qu'à des mesures complémentaires, bien planifiées et sincèrement conçues, il faut aider les nations sous-développées à parvenir aussi vite que possible à une existence digne d'être vécue, mais non point luxueuse. [...]

3.L'humanité devrait diminuer progressivement sa population jusqu'à un niveau où une agriculture organique suffirait à la nourrir convenablement [...].

4.En attendant que l'utilisation directe de l'énergie solaire soit entrée dans les mœurs ou bien que l'on soit parvenu à contrôler la fusion thermonucléaire, il convient d'éviter soigneusement et, si nécessaire, de réglementer strictement tout gaspillage d'énergie tel que les excès de chauffage, de climatisation, de vitesse, d'éclairage, etc.

5.Nous devons nous guérir nous-mêmes de notre soif morbide de gadgets extravagants, si bien illustrés par cet article contradictoire qu'est la voiture de golf, et de splendides mammouths telles les grosses voitures. Lorsque tous nous y serons décidés, les fabricants devront cesser de fabriquer de tels « biens ».

6.Nous devons aussi nous débarrasser de la mode [...]. C'est une maladie de l'esprit que de jeter une veste ou bien un meuble alors qu'ils sont en mesure de rendre les services que l'on est en droit d'en attendre. [...] Il est important que les consommateurs se rééduquent eux-mêmes dans le mépris de la mode. Les constructeurs devront bien alors se concentrer sur la durabilité.

7.Il est nécessaire [...] que les marchandises durables soient rendues plus durables encore en étant conçues comme réparables. (N'y a-t-il pas bien des cas de nos jours où nous faisons comme celui qui jetterait une paire de chaussures simplement parce qu'il aurait usé un lacet ?)

8.En accord forcé avec tout ce que nous avons dit jusqu'ici, il nous faut nous guérir nous-mêmes de ce que j'ai appelé « le cyclondrome du rasoir électrique » qui consiste à se raser plus vite afin d'avoir plus de temps pour travailler à un appareil qui rase plus vite encore, et ainsi de suite à l'infini. Ce changement conduira à un émondage considérable des professions qui ont piégé l'homme dans le vide de cette régression indéfinie. Nous devons nous faire à l'idée que toute existence digne d'être vécue a comme préalable indispensable un temps suffisant de loisir utilisé de manière intelligente.

Energy and Economie Myths (1975), Op. cit.

 

Henry David Thoreau (1817-1862)

Philosophe, naturaliste et poète américain

« Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage ?

      À chacun selon ses besoins, qui ne sont pas ceux d’autrui »

 

La plupart des hommes, même en ce pays relativement libre, par simple ignorance et erreur, sont si occupés par des soucis factices et de grossiers travaux superflus de la vie que ses fruits les plus magnifiques ne peuvent pas être cueillis par eux. Leurs doigts, après un labeur trop excessif, sont trop maladroits et tremblent trop pour cela. Le travailleur n'a pas le loisir d'une vraie intégrité jour après jour ; il ne peut pas se permettre d'entretenir les relations les plus humaines avec les hommes ; son travail perdrait de sa valeur sur le marché. Il n'a pas de temps pour être quoi que ce soit d'autre qu'une machine. Comment peut-il bien se rappeler son ignorance – chose nécessaire à son développement –- lui qui a si souvent à user de ses connaissances ? Nous devrions le nourrir et le vêtir gratuitement, parfois, et l'accueillir cordialement, avant de le juger. Les plus belles qualités de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne peuvent être préservées que par une manipulation des plus délicates. Pourtant, nous ne nous traitons pas nous-mêmes ni les uns les autres, aussi tendrement. [...]

La plupart des luxes, et beaucoup de ce qu'on appelle les conforts de la vie, ne sont pas seulement non indispensables, mais constituent de véritables entraves à l'élévation de l'humanité. Avec respect pour les luxes et les conforts, les hommes sages ont toujours vécu une vie plus simple et frugale que les pauvres. Les anciens philosophes, chinois, hindous, perses et grecs étaient une classe de gens dont personne n'était plus pauvre de richesses extérieures, et personne n'était plus riche de celles intérieures. [...] Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais aucun philosophe. Pourtant, il est admirable de professer parce qu'il était autrefois admirable de vivre. [...] On dirait qu'en général les hommes n'ont jamais réfléchi à ce que c'est qu'une maison, et sont réellement quoique inutilement pauvres toute leur vie, parce qu'ils croient devoir mener la même que leurs voisins. [...] Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? Le respectable bourgeois enseignera-t-il ainsi gravement, de précepte et d'exemple, la nécessité pour le jeune homme de se pourvoir, avant de mourir, d'un certain nombre de « caoutchoucs » superflus, et de parapluies, et de vaines chambres d'amis pour de vains amis ? Pourquoi notre mobilier ne serait-il pas aussi simple que celui de l'Arabe ou de l'Indien ? Lorsque je pense aux bienfaiteurs de la race, ceux que nous avons apothéosés comme messagers du ciel, porteurs de dons divins à l'adresse de l'homme, je n'imagine pas de suite sur leurs talons, pas plus que de charretée de meubles à la mode. Ou me faudra-t-il reconnaître - singulière reconnaissance ! - que notre mobilier doit être plus compliqué que celui de l'Arabe, en proportion de notre supériorité morale et intellectuelle sur lui ? Pour le présent nos maisons en sont encombrées, et toute bonne ménagère en pousserait volontiers la majeure partie au fumier pour ne laisser pas inachevée sa besogne matinale. La besogne matinale ! [...] Quelle devrait être la besogne matinale de l'homme en ce monde ? J'avais trois morceaux de pierre calcaire sur mon bureau, mais je fus épouvanté de m'apercevoir qu'ils demandaient à être époussetés chaque jour, alors que le mobilier de mon esprit était encore tout non épousseté. Écœuré, je les jetai par la fenêtre. Comment, alors, aurais-je eu une maison garnie de meubles ? Plutôt me serais-je assis en plein air, car il ne s'amoncelle pas de poussière sur l'herbe, sauf où l'homme a entamé le sol.

Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bols, 1922

 

Pierre Rabhi (Rabah Rabhi) (1938)

Agriculteur bio, essayiste et poète français, fondateur du mouvement Colibris

« Ce qui nous aliène, c’est le superflu »

 

Le problème des êtres humains, c'est qu'ils s'entre-égorgent pour des idées, des idéologies, des croyances. Si les extraterrestres nous observaient, ils diraient : ils sont doués, mais tellement stupides, puisqu'ils portent atteinte à ce à quoi ils doivent la vie ! Si je mets des produits chimiques dans la terre, je les retrouve dans mon corps. Ces produits ont été présentés comme éléments de progrès alors qu'ils ont nié les mécanismes de la vie ; c'est une régression terrible. Il n'est pas possible de survivre sur Terre sans la coopération avec la vie. Qu'on le veuille ou non, nous avons une nourriture qui véhicule des substances chimiques. Plutôt que de souhaiter "bon appétit" avant de se mettre à table, maintenant il faudrait dire "bonne chance" ! [...] Mais nos craintes concernant la nourriture ou l'air qu'on respire sont secondaires. La peur pour l'être humain est initiale ; elle commence avec la conscience de la mort. Cette angoisse de la finitude est la source de cette peur fondamentale. Pour contrer ça, on est en quête de sécurité dans le monde immatériel et dans le monde matériel. L'argent pourrait nous préserver de la mort ? C'est incroyable que des gens en soient a une telle primarité, c'est presque infantile... Si aujourd'hui le monde est convulsé, c'est surtout par la peur de l'autre. Ce sont les croyances qui sont sources de divisions, je le sais pour avoir eu une double culture, musulmane et chrétienne. Quant au bonheur, dans les pays dits riches, il y a l'abondance et la surabondance, mais il y a aussi une consommation extraordinaire d'anxiolytiques. En Afrique, dans les villages pauvres, les gens sont gais, ils n'arrêtent pas de chanter. Pourtant ils sont réduits au minimum. Donc, la joie et le bonheur ne dépendent pas de la richesse ou de la non-richesse. Moi, je préconise la sobriété, car elle est libératrice. Le libéralisme, c'est le capitalisme concentrationnaire. Nous sommes dans un système féodal déguisé une majorité œuvre, travaille, donne son énergie pour enrichir une minorité. C’est pourquoi nous sommes dans une forme d'aliénation. Et ce qui nous aliène, c'est le superflu. Alors que nos besoins qui sont les fondements du bonheur, sont : manger à sa faim, être vêtu, avoir un toit sur sa tête et être soigné quand on est malade. Le bonheur n'a rien à voir avec la matière. Il y a des milliardaires profondément malheureux !

Pierre Rabhi, Propos recueillis par Émilie Trevert (publié le 18/09/2014 sur le Point.fr

 

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30 avril 2017 7 30 /04 /avril /2017 07:01

LES FRACTURES NATIONALES EN AFRIQUE

 

 

Construire l’État-nation au-delà de l’appartenance ethnique, impératif majeur

 

Ces femmes et ces enfants sont réfugiés dans l’enclave musulmane de Bangui, capitale de la Centrafrique (OF)

Les Peuhls persécutés en Centrafrique

Plus de 2 000 membres de cette communauté de pasteurs auraient été tués et des dizaines de milliers obligés de fuir vers d'autres pays.

C'est une salle de classe perdue dans les entrailles du quartier PK5, l'enclave musulmane de Bangui. Quatre femmes et dix enfants y vivent. Maissa ajuste son voile, le regard vague, un bébé dans les bras : « J'ai fui la ville de Bria [dans le centre-est du pays] car des combattants ont tué mes deux fils et mon mari. Puis ils ont volé notre bétail ! » Habiba s'approche. Son histoire est similaire : « L'autre jour, il y a eu des combats. Mon mari a été assassiné. J'ai marché 7 jours avec mes enfants pour trouver la sécurité à Bangui. »

L'élevage, richesse des pauvres

L'histoire de ces femmes peuhles n'est ni isolée ni inédite. Leur communauté pastorale est marginalisée depuis bien longtemps. « Dans les années 1990, avec une instabilité économique et politique chronique, nous avons attiré les convoitises », explique Issa Bi Amadou, chef Peuhl et ingénieur agronome. « Amendes, taxes illégales, vols de bétail surtout, s'emporte-t-il. Notre troupeau, c'est notre coffre-fort ambulant, on fait et on paye tout avec ! »

« Nous sommes une cible privilégiée, on nous accuse de connivence avec les groupes armés » assure Moussa, responsable d'une association de défense des Peuhls. « Si certains ont pris les armes, c'était pour se défendre », continue-t-il.

Combien de morts ? Combien de déplacés ? C'est tout le travail de Moussa et de son association. « Une centaine de tués rien qu'en fin d'année dernière, assure le jeune homme. Et les exactions ont entraîné des déplacements massifs. Nous étions environ 400 000 en 2010. Aujourd'hui, la moitié s'est réfugiée au Tchad et au Cameroun, et l'autre se cache. »

Selon Issa, la diminution de la part du bétail dans le PIB (Produit intérieur brut) est tout aussi significative de la fuite des Peuhls à l'étranger. « En 2003, le commerce de bétail, c'était 15 % du PIB du pays. » Et aujourd’hui ? « Beaucoup moins », affirme-t-il. Les éleveurs de bétail sont confrontés aux attaques des groupes armés qui volent leurs animaux, aux conflits avec les agriculteurs qui brûlent les pâturages et aux maladies qui menacent la santé des bêtes.

« Le patrimoine gagné au fil des générations a disparu en quelques mois, alertait, dès 2015, un rapport du CCFD (Comité catholique faim développement)-Terre Solidaire. C'est tout un mode de vie ancestrale et un équilibre profond de la société centrafricaine qui ont été bouleversés. »

Abel SPRANG, Ouest-France du 19/04/2017

 

 

Haro sur l’ethnie indésirée

      À chaque pays ses Tutsis ?

 

L’Afrique saura-t-elle passer de la primauté de la conscience ethnique à la primauté de la conscience nationale ?

À l’instar du Rwanda naguère, chaque pays d’Afrique (ou presque) semble avoir en son sein, de nos jours, ses « Tutsis » à discriminer, à marginaliser ou à pourchasser.

 

Heurts ethniques meurtriers au centre du Mali

Au moins treize personnes ont été tuées, ce week-end, dans la région de Macina (300 km au nord-est de Bamako), après l'assassinat d'un commerçant bambara. Des villageois bambaras ont pris les armes et incendié les habitations de Peuls, tenus pour responsable de cette mort. Les heurts entre les deux communautés se sont poursuivis hier, et des responsables peuls évoquaient un bilan bien plus lourd, allant de trente-cinq à quarante-cinq victimes. (OF)

 

 

La chasse à l’indésirable : l’autre

Les Peuls en Centrafrique, au Mali, en Guinée et ailleurs

Les ethnies sont une force d’intégration quand elles invitent leurs membres à s’inscrire sans réserve dans des actions collectives de réflexion, d’autopromotion, au sein d’une collectivité d’origine diverse, mais consciente d’un futur commun à bâtir ensemble.

Mais elles peuvent, à l’inverse, cultiver des particularismes en privilégiant et construisant des solidarités particulières, limitées au groupe ethnique, au détriment des intérêts communs.

Il arrive aussi que les responsables d’un pays jouent la carte ethnique pour repousser une ethnie à forte personnalité qui pourrait lui faire de l’ombre ou l’évincer ; l’ethnie du chef est ainsi opposée à d’autres ethnies, ou des ethnies les unes aux autres…, avec, comme conséquence, la désagrégation sociale ou nationale.

Comment aider efficacement dans ces conditions?

Les aides au développement en hausse de 8,9 %

134,3 milliards d'euros d'aides au développement ont été alloués par les pays industrialisés en 2016, selon les données de l'Organisme pour la coopération et le développement économique. La France est le cinquième contributeur mondial avec 8,9 milliards d'euros (+4,6 % par rapport à 2015) derrière les États-Unis, l'Allemagne, le Royaume-Uni et le Japon. Cette hausse globale est principalement due aux aides pour les réfugiés. Celles-ci ont grimpé de 27,5 % pour atteindre 14.5 milliards d'euros, dont 403,3 millions d'euros consacrés par la France. (OF).

 

À qui, à quoi servira cette augmentation de l’aide ?

À améliorer la situation humaine et sociale du pays ?

À favoriser la cohésion sociale ?

Permettra-t-elle d’améliorer les rapports entre les différentes composantes de la société, condition sine qua non du développement ? Car, hors l’humain, sans le souci de l’humain, et le soin à l’humain, il n’est pas de développement possible.

 

En tout état de cause, pour s’en sortir collectivement.

 

 

Construire l’État, la nation, la démocratie

 

Le préalable, c’est l’État ; bâtir l’État sur des fondements sûrs et solides, pour que l’Africain soit citoyen chez lui. Le but suprême de l’État consolidé, c’est la protection de tous les habitants de son territoire, sans distinctions ethniques, religieuses ou culturelles. Le rôle de l’État est d’autant plus important que les sociétés africaines sont fractionnées en ethnies ou peuples divers. Seuls la justice, l’équité envers tous et le sens de l’intérêt commun constituent le ciment indispensable qui permet de concilier identité ethnique et identité nationale. La recherche de ce liant juridique et social exige élévation de conscience et intégrité de ceux qui ont la charge d’incarner l’État.

Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa.

 

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23 avril 2017 7 23 /04 /avril /2017 09:02

LE PROGRÈS DE LA SCIENCE REND-IL L’HOMME MEILLEUR ?

 

Hier et aujourd’hui, éternelle querelle des Anciens et des Modernes

Améliorer la vie de l’Homme ou

       Améliorer l’Homme?

Le XVIIIe siècle a eu la passion des idées et des débats en tous genres sur tout ce qui touche à l’existence humaine, au destin de l’homme.

Et l’organisation de la société n’est pas en reste.

L’« esprit philosophique » qui a soufflé sur ce siècle, a eu comme préoccupation la réflexion et le débat sur des thèmes jugés prioritaires.

le destin de l’homme sur terre.

l’organisation de la société : rapports verticaux et horizontaux, l’État et les citoyens, rapports entre individus.

la liberté de l’individu.

le droit de l’individu au bonheur.

l’affranchissement de l’homme de l’emprise des traditions, des injonctions théologiques et métaphysiques.

 

Les philosophes des Lumières affichent par-dessus tout, une foi inébranlable et un optimisme à toute épreuve dans le progrès infini de l’esprit humain, de même que dans la science et la technique, auxquelles mènent l’éducation et la libération de l’esprit, condition de l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale de l’homme.

Cependant, si tous les philosophes s’engagent dans ces débats, ils ne sont pas toujours unanimes sur les démarches et les conclusions. La mémorable controverse qui opposa Voltaire à J.J. Rousseau est révélatrice de ces divergences de vue, divergences non sur la finalité qui demeure le bien-être et le bonheur de l’homme, mais sur les moyens d’y parvenir.

Divergence qui serait illustration de la querelle des Anciens et des Modernes

Points de  vue de philosophes

Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783)

Un des principaux artisans avec Diderot, de l’Encyclopédie des philosophes

Si on examine sans prévention l'état actuel de nos connaissances, on ne peut disconvenir des progrès de la philosophie parmi nous. La science de la nature acquiert de jour en jour de nouvelles richesses ; la géométrie, en reculant ses limites, a porté son flambeau dans les parties de la physique qui se trouvaient le plus près d'elle ; le vrai système du monde a été connu, développé et perfectionné ; la même sagacité qui s'était assujetti les mouvements des corps célestes, s'est portée sur les corps qui nous environnent ; en appliquant la géométrie à l'étude de ces corps, ou en essayant de l'y appliquer, on a su apercevoir et fixer les avantages et les abus de cet emploi ; en un mot, depuis la terre jusqu'à Saturne, depuis l'histoire des cieux jusqu'à celle des insectes, la physique a changé de face. Avec elle, presque toutes les autres sciences ont pris une nouvelle forme, et elles le devaient en effet. [...]

L’invention et l'usage d'une nouvelle méthode de philosopher, l'espèce d'enthousiasme qui accompagne les découvertes, une certaine élévation d'idées que produit en nous le spectacle de l'univers, toutes ces causes ont dû exciter dans les esprits une fermentation vive ; cette fermentation agissant en tous sens par sa nature, s'est portée avec une espèce de violence sur tout ce qui s'est offert à elle, comme un fleuve qui a brisé ses digues. Or les hommes ne reviennent guère sur un objet qu'ils avaient négligé depuis longtemps que pour réformer bien ou mal les idées qu'ils s'en étaient faites. Plus ils sont lents à secouer le joug de l'opinion, plus aussi, dès qu'ils l'ont brisé sur quelques points, ils sont portés à le briser sur tout le reste ; car ils fuient encore plus l'embarras d'examiner, qu'ils ne craignent de changer d'avis ; et dès qu'ils ont pris une fois la peine de revenir sur leurs pas, ils regardent et reçoivent un nouveau système d'idées comme une sorte de récompense de leur courage et de leur travail. Ainsi, depuis les principes des sciences profanes jusqu'aux fondements de la révélation, depuis la métaphysique jusqu'aux matières de goût, depuis la musique jusqu'à la morale, depuis les disputes scolastiques des théologiens jusqu'aux objets du commerce, depuis les droits des princes jusqu'à ceux des peuples, depuis la loi naturelle jusqu'aux lois arbitraires des nations, en un mot, depuis les questions qui nous touchent davantage jusqu'à celles qui nous intéressent le plus faiblement, tout a été discuté, analysé, agité du moins. Une nouvelle lumière sur quelques objets, une nouvelle obscurité sur plusieurs, a été le fruit ou la suite de cette effervescence générale des esprits, comme l'effet du flux et du reflux de l'Océan est d'apporter sur le rivage quelques matières, et d'en éloigner les autres.

D’Alembert, Tableau de l’esprit humain au milieu du XVIIIe siècle. Essai sur les éléments de philosophie, 1759.

 

 

J.J Rousseau (1712-1778)

... nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c'est un malheur particulier à notre âge ? Non, messieurs ; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L'élévation et l'abaissement journalier des eaux de l'océan n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux. [...] C'est dès nos premières années qu'une éducation insensée orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1751.

 

Bernard Bouyer de Fontenelle (1657-1757)

Écrivain et scientifique français

La lecture des anciens a dissipé l'ignorance et la barbarie des siècles précédents. Je le crois bien. Elle nous rendit tout d'un coup des idées du vrai et du beau, que nous aurions été longtemps à rattraper, mais que nous eussions rattrapées à la fin sans le secours des Grecs et des Latins, si nous les avions bien cherchées. Et où les eussions-nous prises ? Où les avaient prises les anciens. Les anciens même, avant que de les prendre, tâtonnèrent bien longtemps.

La comparaison que nous venons de faire des hommes de tous les siècles à un seul homme, peut s'étendre sur toute notre question des anciens et des modernes. Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents, ce n'est qu'un même esprit qui s'est cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu'à présent, a eu son enfance où il ne s'est occupé que des besoins les plus pressants de la vie, sa jeunesse où il a assez bien réussi aux choses d'imagination, telles que la poésie et l'éloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans l'âge de virilité, où il raisonne avec plus de force et a plus de lumières que jamais, mais il serait bien plus avancé si la passion de la guerre ne l'avait occupé longtemps, et ne lui avait donné du mépris pour les sciences, auxquelles il est enfin revenu.

Il est fâcheux de ne pouvoir pas pousser jusqu'au bout une comparaison qui est en si beau train, mais je suis obligé d'avouer que cet homme-là n'aura point de vieillesse ; il sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse était propre, et il le sera toujours de plus en plus de celles qui conviennent à l'âge de virilité ; c'est-à-dire, pour quitter l'allégorie, que les hommes ne dégénéreront jamais, et que les vues saines de tous les bons esprits qui se succéderont, s'ajouteront toujours les unes aux autres.

Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, 1688.

 

Denis Diderot (1713-1784)

Sommes-nous plus heureux qu’eux ?

       Qui sont les sauvages ?

Vous riez avec mépris des superstitions de l'Hottentot. Mais vos prêtres ne vous empoisonnent-ils pas, en naissant, de préjugés qui font le supplice de votre vie, qui sèment la division dans vos familles, qui arment vos contrées les unes contre les autres? [...]

Vous êtes fiers de vos lumières : mais à quoi vous servent-elles ? De quelle utilité seraient-elles à l'Hottentot ? Est-il donc si important de savoir parler de la vertu sans la pratiquer ? Quelle obligation vous aura le Sauvage, lorsque vous lui aurez porté des arts sans lesquels il est satisfait, des industries qui ne feraient que multiplier ses besoins et ses travaux, des lois dont il ne peut se promettre plus de sécurité que vous n'en avez ?

Encore si, lorsque vous avez abordé sur ses rivages, vous vous étiez proposé de l'amener à une vie plus policée, à des mœurs qui vous paraissaient préférables aux siennes, on vous excuserait. Mais vous êtes descendus dans son pays pour l'en dépouiller. Vous ne vous êtes approchés de sa cabane que pour l'en chasser, que pour le substituer, si vous le pouviez, à l'animal qui laboure sous le fouet de l'agriculteur, que pour achever de l'abrutir, que pour satisfaire votre cupidité.

Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! Enfoncez-vous dans vos forêts. Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l'empire desquels vous allez tomber. Le tigre vous déchirera peut-être; mais il ne vous ôtera que la vie. L'autre vous ravira l'innocence et la liberté. Ou si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées. Puisse-t-il rien rester aucun pour porter à leurs citoyens la nouvelle de leur désastre !

Mais, hélas ! Vous êtes sans défiance, et vous ne les connaissez pas. Ils ont la douceur peinte sur leurs visages. Leur maintien promet une affabilité qui vous en imposera. Et comment ne vous tromperait-elle pas ? C’est un piège pour eux-mêmes. La vérité semble habiter sur leurs lèvres. En vous abordant, ils s'inclineront. Ils auront une main placée sur la poitrine. Ils tourneront l'autre vers le ciel, ou vous la présenteront avec amitié. Leur geste sera celui de la bienfaisance ; leur regard celui de l'humanité : mais la cruauté, mais la trahison sont au fond de leur cœur. Ils disperseront vos cabanes ; ils se jetteront sur vos troupeaux ; ils corrompront vos femmes ; ils séduiront vos filles. Ou vous vous plierez à leurs folles opinions, ou ils vous massacreront sans pitié. Ils croient que celui qui ne pense pas comme eux est indigne de vivre. Hâtez-vous donc, embusquez-vous; et lorsqu'ils se courberont d'une manière suppliante et perfide, percez-leur la poitrine. Ce ne sont pas les représentations de la justice, qu'ils n'écoutent pas, ce sont vos flèches qu'il faut leur adresser.

Denis Diderot, in Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes.

 

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16 avril 2017 7 16 /04 /avril /2017 07:15

LA POLICE DES NOIRS EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE

SOUS LOUIS XV ET LOUIS XVI ②

 

La déclaration royale (1777).

Les interdits de mariage.

La résistance

 

 

Après la déclaration royale de 1777 et les édits royaux qui la complètent sous le règne de Louis XVI, les Noirs et « gens de couleur » furent interdits de mariage dans le royaume.

De nombreux documents d’archives municipales et départementales font état de résistances plus ou moins acharnées et plus ou moins structurées, à la volonté royale.

 

 

Lex Rex , le Roi c’est la loi

Les opposants aux édits royaux interdisant ces mariages se divisent grosso modo en deux camps. D’un côté,

La Grande noblesse

La Grande bourgeoisie

L’Église

De l’autre,

Les philanthropes

Les philosophes et autres penseurs humanistes.

On compte dans leurs rangs des personnalités bien connues qui s’engagèrent ouvertement dans la défense des Noirs, tels l’Abbé Raynal, l’Abbé Grégoire, J.J. Rousseau [Voir article LA POLICE DES NOIRS EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE SOUS LOUIS XV ET LOUIS XVI ①]

 

Selon une disposition de l'Édit de 1777 sur la police des Noirs, mais aussi de celui de 1778, il fut formellement interdit aux Noirs libres ou non de contracter aucun mariage sur le sol du royaume de France. Cela avivait l'opposition des grandes familles nobles ou bourgeoises, mais aussi impliquait l'Église pour la célébration de telles unions. [L'Edit de 1716 autorisait ces mariages sous la réserve de l'accord préalable des maîtres d'esclaves ou de Noirs.]

L'Ordonnance du Siège de l'Amirauté de Nantes concernant les Noirs ou Mulâtres datée du 22 Janvier 1777 rappelle aussi cet article de l'Edit :

Il requiert pareillement qu'il soit fait très expresses inhibitions et défenses à tous Nègres libres et non libres, de l'un et de l'autre sexe, qui peuvent être dans le ressort de ce siège, à leurs maîtres d'y donner leur consentement ; et à tous Prêtres et Secteurs, de faire faire de semblables mariages, sous quelque prétexte que ce puisse être ; il lui sera provisoirement décerné commission (au Procureur du Roi), pour appeler et poursuivre les Recteurs qui se sont plusieurs fois ingérés de faire ces mariages. Au surplus, il sera permis au Procureur du Roi de faire imprimer, publier, lire et afficher la présente remontrance et l'Ordonnance du siège, partout où besoin sera, dans l'étendue de son ressort... .

 

 

Contrats et célébrations de mariages interdits

Ces mesures vont plus loin ; afin de mieux contrôler l'application effective de l'interdiction des mariages de Noirs, il fut décidé de rendre obligatoire partout dans le royaume, les déclarations de grossesses du fait de Noirs. Ces déclarations nombreuses au début, diminuent au fur et à mesure que se durcit la législation concernant les Noirs, soit que cette législation a été suivie, appliquée, soit que les personnes concernées par de telles déclarations évitent de procéder à ces formalités de peur de représailles. On note parallèlement, dans la même période, un accroissement du nombre d'enfants abandonnés, fruits de telles grossesses et d'amours prohibées, de même qu'une augmentation d'accouchements clandestins, au point que des Arrêts du Conseil du roi faisaient défenses aux chirurgiens et matrones de donner asile dans leurs maisons aux filles et femmes grosses, lesquels chirurgiens et matrones étaient également tenus par les mêmes règlements, de donner les noms et demeures des filles ou femmes grosses.

Dans ces déclarations de grossesses étaient mentionnés les nom et qualité des parents de la fille, les nom et âge de la fille, les nom et qualité de l'auteur de la grossesse, éventuellement les nom et qualité de son maître, ainsi que l'âge de la grossesse. Au fur et à mesure du durcissement de la législation, dans bien des déclarations était mentionné le caractère accidentel de la grossesse, l'auteur de l'acte était alors un inconnu qui a abusé de la fille... ainsi qu'on le constate dans le cas suivant :

Anne Sorin, fille de Jacque Sorin, de la paroisse de ... laquelle a déclaré être âgée d'environ vingt-deux ans, et être grosse d'environ cinq mois du fait d'un inconnu qui l'a abusée forcément au troisième étage de la maison de Louis Guérin...[Archives municipales de Nantes]

Autre exemple de déclaration :

Perrine Tremeau, fille d'un cuisinier, enceinte des œuvres de Louis dit Polidor, nègre de nacion (sic) demeurant chez le Sieur de la Villestreux père, négociant à la Fosse....

Les grossesses de femmes noires devaient également faire l'objet d'une déclaration quel qu'en soit l'auteur, Blanc ou Noir, la déclaration suivante en donne un exemple :

Hélène, négresse, chez le Sieur Guillodeu, négociant à la Fosse, enceinte du fait d'Antoine, nègre chez le même.

Ou encore :

Anne, mulâtresse esclave, grosse des œuvres de Ratier, quarteron

 

 

Mariages mixtes interdits

Quant aux mariages entre personnes de race noire et de race blanche et vice-versa, ou seulement entre personnes de race noire, leur interdiction posa un certain nombre de difficultés surtout du côté de l'Église qui était depuis fort longtemps habituée à célébrer de tels mariages, et qui ne faisait point de discrimination, la seule condition exigée étant pour elle que les époux fussent baptisés et catholiques. Mais, la rigueur de la loi, la pression de l'administration furent telles que l'Église fut au fil des années contrainte de céder. Sa position passe par un certain nombre de phases, qui vont de la célébration clandestine de mariages, à l'obéissance passive, pour aboutir ensuite à une peur panique des représailles qui entraîne le refus pur et simple de la célébration de ces unions. Deux exemples sont assez significatifs de cette attitude de l'Église face à la pression de l'administration royale. Le premier de ces exemples est un échange de lettres entre l'Intendant de Montpellier et le curé de Villefranche de Laurangais dans le département de Toulouse. Il y aurait eu à Villefranche de Laurangais le mariage d'une mulâtresse répondant au nom de Marie-Claire, en contravention à l'Arrêt du 5 Avril 1778. Le curé répond qu'il ignore cet Arrêt relatif au mariage des Noirs, mulâtres et gens de couleur avec des blancs ; qu'il s'agit de son prédécesseur le curé Gélis, qui a voulu marier sa nièce Marie-Claire amenée des Isles par son frère décédé, qui lui a laissé une dot de 6 000 livres avec le Sieur Pierre Veres, chirurgien, que le curé Gélis est décédé. Il n'est pas dit clairement si le mariage a eu lieu. Il n'est sans doute pas inutile de reproduire ici l'essentiel de cette correspondance et tout d'abord la lettre de l'Intendant de Languedoc au subdélégué de Toulouse dont la teneur est la suivante :

 

Montpellier le 7 Mai 1778

Vous trouverez ci-joint Monsieur, un nombre d'exemplaires de l'Arrêt que SA Majesté vient de donner relativement aux mariages des Noirs, mulâtres et autres gens de couleur avec les Blancs ; je vous prie de le faire publier et afficher dans les principales villes et gros lieux de votre département jusqu'à concurrence du nombre que je vous envoie. Vous voudrez bien tenir aussi la main à son exécution...

 

Le subdélégué de l'Intendance du Languedoc écrit à son tour au Consul [magistrat élu dans les villes du Sud du royaume, chargé de l’administration municipale sous l’Ancien régime] de Villefranche et lui fait part de ce qui suit en ces termes :

 

Vous trouverez ci-joint, Monsieur, une lettre du curé de Dapse (?) communauté de Villefranche de Laurangais par laquelle il m'informe du mariage entre les nommés Marie-Claire, mulâtre (sic) avec un blanc, malgré les dispositions de l'Arrêt du Conseil du Roi du mois d'Avril 1778, qui vous est connu. Je vous prie de vous informer et de me marquer depuis quel temps cette mulâtresse est revenue en France, si le don dont le curé parle est réel, avec la substitution annoncée en faveur des pauvres ; s'il a été passé un contrat de mariage, si le mariage a été béni, qui a signé la dispense de deux bans, et donné la permission d'épouser devant le premier prêtre requis ; le nom, la qualité et la demeure du mari, l'endroit où ils seront...

 

Suit la réponse à cette lettre à l'adresse du subdélégué de l'Intendance du Languedoc à Toulouse :

 

Monsieur

Voici les éclaircissements que nous avons pu trouver au sujet de la nommée Marie-Claire et en réponse aux demandes que vous nous faites par votre lettre...

1°- Que cette fille vint avec le Sieur Gélis A., habitant ici, venant des Isles où il avait demeuré fort longtemps. Ledit Sieur Gélis se disait le père de cette fille ; et il y a environ quinze ans de cette arrivée que par lors cette fille avait environ trois ans ; on assure qu'elle était quarteron, et il est évident qu'elle est plutôt blanche que noire.

- Le don de 6 000 livres fait à cette fille par Monsieur Gélis, ancien curé du pays, le frère dudit Sieur Gélis se disant père de cette fille est nullement vrai.

- Il n'est pas de notre connaissance qu'il y ait eu contrat...

- Il n'est pas non plus de notre connaissance que le mariage a été effectué.

- Sur le rapport de notre curé,  ce sont MM. les Grands vicaires qui ont signé la dispense des deux bans.

- Le Sieur P. Veres fiancé de cette fille est chirurgien...

Voilà, Monsieur, tous les renseignements que nous pouvons vous donner touchant cette affaire...

Sabatier-Consul Maire  [Archives départementales de Haute Garonne]

 

 

 

Des exemples nombreux de cas symboliques de la rigueur de la loi

Le deuxième exemple, certes plus complexe, révèle à la fois l'attitude de la grande noblesse et celle de l'Église au stade où la législation ne tolérait la moindre inobservance des prescriptions royales. Ce cas se présente ainsi :

Un nègre âgé de soixante ans et établi depuis près de cinquante ans en France (à la date de 1778) où il est venu enfant a gagné quelques biens au service de ses maîtres... Il allait se retirer et se marier à une paysanne... quand parut la déclaration du 9 Août 1777 qui ordonne aux Noirs de quitter le royaume. Il a satisfait à ce qu'exige l'article X de la déclaration en faisant déclaration au juge royal voisin, ce qui lui permet de rester en France. Mais quoique la déclaration ne défende pas les mariages, M. le marquis de Rumont, héritier des anciens maîtres de ce nègre et seigneur de ses villages, a conseillé à ce nègre de différer son mariage jusqu'à ce qu'il en ait demandé les ordres de M. de Sartine. [Antoine Comte d’Alby, homme d’État français, lieutenant général de la Police. (1759-1774), puis Secrétaire d’État ) à la Marine (1774-1780)].

Il reçut de ce dernier une "réponse prohibitive". L'exempt [ancien officier de la Police sous l’Ancien Régime] de la maréchaussée de Malesherbes a écrit une pareille lettre au Ministre et a reçu la même réponse négative.

Là-dessus, survient l'Arrêt du Conseil du 9 Avril 1778 qui interdit sur toute l'étendue du territoire du royaume, tout mariage de gens de couleur. Dès lors, le mariage n'est point célébré et ne peut plus se faire. Le document relatif à ce cas précise :

 

Cependant, il faut avouer que ce malheureux et la fille qu'il allait épouser ont fait une faute. Dans le temps où leur mariage était convenu et où on ne prévoyait rien qui pût l'empêcher, la fille est devenue grosse. Si cet homme n'avait pas eu le scrupule de demander les ordres du Ministre suivant le conseil de son maître, il serait marié il y a six mois, la fille qu'il devait épouser ne serait pas déshonorée, l'enfant qui naîtra ne serait pas bâtard car aucune loi ne leur défendait de se marier et aucun curé ni notaire ne pouvaient leur refuser leur ministère....

 

S'ensuit alors un long échange de lettres entre le marquis de Malesherbes et d'autres personnages qui pouvaient de près ou de loin être partie prenante dans cette affaire à un titre ou un autre, affaire dont la complexité s'accroissait de jour en jour. Tout d'abord, cette lettre dont l'auteur s'efforce de faire valoir des arguments à la fois d'ordre moral et d'ordre juridique en faisant observer à Monsieur de Sartine :

 

1-qu'il naîtra toujours en France un enfant mulâtre soit qu'il soit bâtard, soit qu'il soit légitime.

2- qu'aucune faute n'est plus excusable que celle de gens qui sont sur le point de se marier.

3- qu'on peut regarder ce mariage comme avant la défense, puisqu'il l'avait été si M. le marquis n'avait pas connu M. de Sartine et dit à ce nègre de différer et qu'il se chargerait d'en parler au Ministre. C'est dans la précaution qu'on lui a fait prendre qu'est la cause de son malheur.

4- que pour cette raison, la dispense qu'on pourrait accorder à ce malheureux ne tirerait à aucune conséquence d'autant plus que je ne crois pas qu'il y ait un seul autre nègre dans le pays.... Il me semble que tous les motifs commencent à rendre cette demande favorable, et j'observe que c'est dans de semblables cas que l'Église a toujours accordé des dispenses pour les mariages prohibés.

Puisqu'il n'y a point de loi qui déclare ces mariages nuls, point de défenses faites aux curés, mais seulement un Arrêt du Conseil qui défend aux partis de contracter mariage sous peine d'être renvoyés aux colonies, une lettre de M. de Sartine à l'Intendant serait suffisante.

 

Ces mêmes arguments d'ordre juridique et humanitaire sont repris par M. de Malesherbes dans une lettre qu'il adressa au curé de Malesherbes, l'exhortant à célébrer ce mariage et dont voici la copie.

 

Voici, Monsieur, ce que je pense sur ce qui concerne votre fonction dans l'exécution de l'Arrêt du conseil du... concernant les mariages des nègres.

La loi défend aux nègres de se marier aux blancs, mais c'est à eux personnellement que cette défense est faite et non aux curés ; et la preuve que M. de Sartine n'a voulu faire aucune injustice personnelle aux curés : résultat premier de la peine annoncée par cet Arrêt qui est d'être renvoyé aux colonies, peine qui ne peut concerner que les contractants ; deuxièmement, la défense est portée par un Arrêt du Conseil ; en effet, si l'intention du roi avait été de faire défense aux curés de les marier, cette défense ne pourrait être consignée que dans une déclaration. La raison en est que suivant les lois expresses de l'Eglise et du royaume, le curé ne peut pas refuser son ministère aux fidèles de sa paroisse qui se présentent pour se marier.

Pour que la différence de couleur fût un obstacle légal, il faudrait que cela fût porté dans une loi authentique, une loi dont le curé peut exiger en justice réglée si son paroissien le somme de le marier.

L'intention du roi à cet égard est encore manifestée dans la réponse très sage que M. de Sartine a faite à M. le Curé de R... Il lui représente qu'il s'en remet à sa prudence, ce ne serait certainement pas ainsi que le Ministre s'expliquerait s'il était question d'une loi à l'exécution de laquelle le curé fût obligé.

L'affaire étant remise à la prudence du curé de procéder à la célébration en avertissant seulement son paroissien du risque qu'il court et à cet effet lui faisant connaître l'Arrêt du Conseil dont le Ministre lui a donné connaissance. C'est alors au Nègre de voir s'il en veut courir les risques... SA Majesté a voulu obvier aux mariages des nègres qui deviennent trop fréquents et pourraient à la longue influencer sur la race des hommes en France, mais en même temps, il a voulu faire réserve d'en excepter ceux qui sont dans un cas aussi favorable qu'un homme comme celui-ci qui est depuis 58 ans établi en France, n'a plus d'autre patrie et cependant veut se marier, à qui le mariage est plus nécessaire (vieillesse) qu'à un Français qui a une famille, des frères. C'est dans cette intention que par un Arrêt du Conseil dont l'exécution reste dans les mains du Ministre qui peut suivant les circonstances fermer les yeux.

Ainsi, c'est un nègre qui veut se marier et pressentir l'Intendant de la province ou le Ministre lui-même et à s'assurer qu'on ne lui fera point subir la peine de la transportation qui serait bien cruelle pour un homme de soixante ans absolument acclimaté en France....

 

Le paysan et son seigneur

Tandis que le premier groupe d’opposants aux mesures royales : grands aristocrates, grands bourgeois et membres de l’Église, multiplient les procédures et les réclamations, notamment auprès des parlements, pour adoucir ou empêcher l’application stricte desdites mesures, le second groupe se structure et développe des idées tendant à remettre en cause le principe même de l’esclavage. Rassemblée autour de personnalités de premier plan, l’association les Amis des Noirs, a comme tête de proue des militants déterminés, parmi lesquels : Lafayette, Mirabeau, La Rochefoucauld, Condorcet, Lavoisier, l’abbé Sieyès, Brissot, Benjamin Constant, madame de Staël, son fils Gustave et son gendre, le duc de Broglie… Ils sont tous menacés de mort par les représentants des grands planteurs des Antilles pour avoir exigé l’abolition de l’esclavage, et pour militer e ce sens.

L’action de l’association, la Société des Amis des Noirs, quoique moins radicale et moins pragmatique que son homologue et modèle britannique, ne fut pas sans incidence dans le débat sur l’abolition de l’esclavage. En effet, ces personnages influents relient le sort des esclaves noirs à celui de toutes ces humanités souffrantes en France : en tout premier lieu les paysans pauvres, sans terre, exploités par les seigneurs, victimes de toutes les formes d’injustices et d’inégalités sociales, accablés d’impôts, de corvées et de misères.

D’où l’idée d’abattre l’ancien système social, politique et économique, prônée par les philosophes des Lumières.

L’idée d’abolition de l’esclavage rejoint ainsi celle de l’abolition des privilèges pour la liberté, la justice et l’égalité pour tous.

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