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11 septembre 2022 7 11 /09 /septembre /2022 08:40

 

LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT

(selon Paul Valéry) (2)

 

 

Paul Valéry

Entre poésie et philosophie

 

Paul Valéry (1871-1945)

 

****

 

¤ Présentation de l’auteur : voir LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT (selon Paul Valéry) (1)

 

« La liberté est un état d'esprit. » (Paul Valéry)

 

 « LA LIBERTÉ DE L'ESPRIT

 

Mais tout ceci créait nécessairement de la liberté de l’esprit, tout en créant des affaires.

Nous trouvons donc étroitement associés sur les bords de la Méditerranée : Esprit, culture et commerce

Mais voici un autre exemple moins banal que celui que je viens de vous donner. Considérez la ligne du Rhin, cette ligne d'eau qui va de Bâle à la mer, et observez la vie qui s'est développée sur les bords de cette grande voie fluviale, depuis les premiers siècles de notre ère jusqu'à la guerre de Trente Ans. Tout un système de cités semblables entre elles s'établit le long de ce fleuve, qui joue le rôle d'un conducteur comme la Méditerranée, et d'un collecteur. Qu'il s'agisse de Strasbourg, de Cologne ou d'autres villes jusqu'à la mer, ces agglomérations se constituent dans des conditions analogues et présentent une similitude remarquable dans leur esprit, leurs institutions, leurs fonctions et leur activité à la fois matérielle et intellectuelle.

Ce sont des villes où la prospérité apparaît de bonne heure ; villes de commerçants et de banquiers ; leur système s'élargissant vers la mer, se relie aux cités industrielles de Flandre, à l'ouest ; aux ports de la Hanse, vers le Nord-Est.

 

« Un chef est un homme qui a besoin des autres. » (Paul Valéry)

 

Là, la richesse matérielle, la richesse spirituelle ou intellectuelle, et la liberté sous forme municipale, s'établissent, se consolident, se fortifient de siècle en siècle. Ce sont des places financièrement puissantes, et ce sont des positions stratégiques de l'esprit. On y trouve à la fois une industrie qui exige des techniciens, de la banque qui exige des calculateurs et des diplomates d'affaires, des gens spécialement voués à l'échange dans une époque où les moyens d'échange et de circulation étaient assez peu pratiques ; mais on y trouve aussi une vitalité artistique, une curiosité érudite, une production de peinture, de musique, de littérature — en somme, une création et une circulation de valeurs toute parallèle à l'activité économique des mêmes centres.

C'est là que l'imprimerie s'invente ; de là, elle rayonne sur le monde ; mais c'est sur le bord du fleuve, et comme élément du commerce engendré par ce fleuve, que l'industrie du Livre peut se développer et atteindre tout l'espace du monde civilisé.

Je vous ai dit que toutes ces villes présentent de remarquables similitudes dans l'esprit, dans les coutumes et l'organisation intérieure ; elles obtiennent ou achètent une sorte d'autonomie.

La richesse et l'amateur s'y rencontrent; le connaisseur n'y manque pas. L'esprit, sous forme d'artistes ou d'écrivains ou d'imprimeurs, y peut vivre : il y trouve un terrain des plus favorables.

C'est un terrain de choix pour la culture, qui exige de la liberté et des ressources.

Ainsi cet ensemble de cités crée le long du fleuve une bande de territoires qui s'épanouissent vers la mer, et qui s'opposent aux régions intérieures de l'Est et de l'Ouest qui sont, elles, des régions agricoles, des régions qui demeurent longtemps de type féodal.

 

Il est bien entendu que je vous fais là un exposé des plus sommaires et qu'il faudrait, pour préciser la vue que je viens d'esquisser, consulter bien des livres et reconstruire toute ma composition d'époque et de lieux. Mais ce que j'en ai dit suffira peut-être à justifier mon opinion sur le parallélisme des développements intellectuels avec le développement commercial, bancaire, industriel des régions méditerranéenne et rhénane.

Ce qu'on appelle le Moyen Age s'est transformé en monde moderne par l'action des échanges — laquelle porte au plus haut point la température de l'esprit. Non pas que ce Moyen Age ait été une période obscure comme on l'a dit. Il a ses témoins qui sont de pierre. Mais ces travaux, ces constructions de cathédrales, ces incomparables ouvrages qu'ont élevés ses architectes, et d'abord les Français, sont pour nous de véritables énigmes si nous nous inquiétons des conditions de leur conception et de leur exécution.

En effet, nous n'avons aucun document qui nous renseigne sur la vraie culture de ces maîtres de l’œuvre, qui devaient cependant avoir une science très développée pour construire des œuvres de cette ampleur et de cette extrême hardiesse. Ils ne nous ont laissé ni traités de géométrie, de mécanique, d'architecture, de résistance des matériaux, de perspective, ni plans, ni épures, rien qui nous apporte la moindre clarté sur ce qu'ils savaient.

Une chose, cependant, nous est connue : c'est que ces architectes étaient des nomades. Ils allaient bâtir de ville en ville. Il semble bien qu'ils se transmettaient de personne à personne leurs procédés théoriques et techniques de construction. Ces ouvriers et leurs chefs ou contremaîtres se formaient en sociétés de compagnons qui se transmettaient leurs procédés de coupe de pierre et d'appareillage, de charpente ou de serrurerie. Mais nul document écrit ne nous est parvenu sur toutes ces techniques. Le célèbre carnet de Villard de Honnecourt est un document tout à fait insuffisant.

 

 « La faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force. »  (Paul Valéry)

 

Tous ces voyageurs-constructeurs, ces transporteurs de méthodes et de recettes d'art étaient donc aussi des instruments d'échange — mais primitifs, personnels et d'ailleurs jaloux de leurs secrets et tours de main. Ils gardaient arcane ce qu'une époque d'intense culture tend à répandre le plus possible, et peut-être, à trop répandre.

II y avait aussi une certaine vie intellectuelle dans les monastères. C'est à l'ombre des cloîtres que l'étude de l'antiquité a pu naître, la littérature et les langues, la civilisation des anciens être étudiées, préservées, cultivées pendant quelques tristes siècles...

La vie de l'esprit est, dans tout l'Occident, affreusement pauvre entre le vc et le XIe siècle. Même à l'époque des premières croisades, elle ne se compare pas avec ce qui s'observait à Byzance et dans l'Islam, de Bagdad à Grenade, dans l'ordre des arts, des sciences et des mœurs. Saladin devait être par les goûts et par la culture, très supérieur à Richard Cœur de Lion.

Ce regard sur le Haut Moyen Age ne doit-il pas revenir sur notre temps ? Culture, variations de la culture, valeur des choses de l'esprit, estimation de ses productions, place que l'on donne à leur importance dans la hiérarchie des besoins de l'homme, nous savons à présent que tout ceci est, d'une part, en rapport avec la facilité de la multiplicité des échanges de toute espèce; d'autre part, étrangement précaire. Tout ce qui se passe aujourd'hui doit se rapporter à ces deux points. Regardons en nous et autour de nous. Ce que nous constatons, je vous l'ai résumé dans mes premiers mots.

Je vous disais que d'inviter les esprits à s'inquiéter de l'Esprit et de son destin, c'était là un signe des temps, un symptôme. Cette idée me fût-elle venue si tout un ensemble d'impressions n'eût été assez significatif et assez puissant pour se faire réfléchir en moi, et pour que cette réflexion se fît acte ? Et cet acte, qui consiste à l'exprimer devant vous, l'aurais-je accompli si je n'avais pressenti que mes impressions étaient celles de bien des gens, que la sensation d'une diminution de l'esprit, d'une menace pour la culture ; d'un crépuscule des divinités les plus pures était une sensation qui s'imposait de plus en plus fortement à tous ceux qui peuvent éprouver quelque chose dans l’ordre des valeurs supérieures dont nous parlons.

Culture, civilisation, ce sont des noms assez vagues que l’on peut s'amuser à différencier, à opposer ou à conjuguer. Je ne m'y attarderai pas. Pour moi, je vous l'ai dit, il s'agit d'un capital qui se forme, qui s'emploie, qui se conserve, qui s'accroît, qui périclite, comme tous les capitaux imaginables — dont le plus connu est, sans doute, ce que nous appelons notre corps... 

De quoi est composé ce capital Culture ou Civilisation ?

Il est d'abord constitué par des choses, des objets matériels — livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu'un lingot d'or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l'absence d'hommes qui en ont besoin  et qui savent s’en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l'existence d'hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s'en servir — c'est-à-dire d'hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité; et qui sachent, d'autre part, acquérir ou exercer ce qu'il faut d'habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l'arsenal de documents et d'instruments que les siècles ont accumulé.

Je dis que le capital de notre culture est en péril. Il l’est sous plusieurs aspects. Il l’est de plusieurs façons. Il l’est brutalement. Il l’est insidieusement. Il est attaqué par plus d'un. Il est dissipé, négligé, avili par nous tous. Les progrès de cette désagrégation sont évidents.

J'en ai donné ici même des exemples à plusieurs reprises. Je vous ai montré de mon mieux, à quel point toute la vie moderne constitue, sous des apparences souvent très brillantes et très séduisantes, une véritable maladie de la culture, puisqu'elle soumet cette richesse qui doit s'accumuler comme une richesse naturelle, ce capital qui doit se former par assises progressives dans les esprits, elle la soumet à l'agitation générale du monde propagée, développée par l'exagération de tous les moyens de communication. A ce point d'activité, les échanges trop rapides sont fièvres, la vie devient dévoration de la vie.

 

« Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » (Paul Valéry)

 

Secousses perpétuelles, nouveautés, nouvelles ; instabilité essentielle, devenue un véritable besoin, nervosité généralisée par tous les moyens que l'esprit a lui-même créés. On peut dire qu'il y a du suicide dans cette forme ardente et superficielle d'existence du monde civilisé.

Comment concevoir l'avenir de la culture quand l'âge que l’on a permet de comparer ce qu'elle fut naguère avec ce qu'elle devient ? Voici un simple fait que je propose à vos réflexions comme il s'est imposé aux miennes.

J'ai assisté à la disposition progressive d'êtres extrêmement précieux pour la formation régulière de notre capital idéal, aussi précieux que les créateurs eux-mêmes. J'ai vu disparaître un à un ces connaisseurs, ces amateurs inappréciables qui, s'ils ne créaient pas les œuvres mêmes, en créaient la véritable valeur, c'étaient des juges passionnés, mais incorruptibles, pour lesquels ou contre lesquels, il était beau de travailler. Ils savaient lire : vertu qui s'est perdue. Ils savaient entendre, et même écouter. Ils savaient voir. C'est dire que ce qu'ils tenaient à relire, à réentendre ou à revoir, se constituait, par ce retour, en valeur solide. Le capital universel s'en accroissait.

Je ne dis pas qu'ils soient tous morts et qu'il n'en doive naître jamais plus. Mais je constate avec regret leur extrême raréfaction. Ils avaient pour profession d’être eux-mêmes et de jouir, en toute indépendance, de leur jugement, qu'aucune publicité, aucun article ne touchait.

La vie intellectuelle et artistique la plus désintéressée et la plus ardente était leur raison d'être.

Il n'était pas de spectacle, d'exposition, de livre auquel ils ne donnassent une attention scrupuleuse. On les qualifiait parfois d'hommes de goût, avec quelque ironie, mais l'espèce est devenue si rare, que le mot lui-même n'est plus tenu pour un quolibet. C'est là une perte considérable, car rien n'est plus précieux pour le créateur que ceux qui peuvent apprécier son ouvrage et surtout donner au soin de son travail, à la valeur de travail du travail, cette évaluation dont je parlais tout à l'heure, cette estimation qui fixe, hors de la mode et de l'effet d'un jour, l'autorité d'une œuvre et d'un nom.

Aujourd'hui, les choses vont très vite, les réputations se créent rapidement et s'évanouissent de même. Rien ne se fait de stable, car rien ne se fait pour le stable.

Comment voulez-vous que l'artiste ne sente pas sous les apparences de la diffusion de l'art, de son enseignement généralisé, toute la futilité de l'époque, la confusion des valeurs qui s'y produit, toute la facilité qu'elle favorise ?

S'il donne à son travail tout le temps et le soin qu'il peut lui donner, il les donne avec le sentiment que quelque chose de ce travail s'imposera à l'esprit de celui qui le lit; il espère qu'on lui rendra par une certaine qualité et une certaine durée d'attention, un peu du mal qu'il s'est donné en écrivant sa page.

Avouons que nous le payons fort mal... Ce n'est pas notre faute, nous sommes accablés de livres. Nous sommes surtout harcelés de lectures d'intérêt immédiat et violent. Il y a dans les feuilles publiques une telle diversité, une telle incohérence, une telle intensité de nouvelles (surtout par certains jours), que le temps que nous pouvons donner par vingt-quatre heures à la lecture en est entièrement occupé, et les esprits troublés, agités ou surexcités.

L'homme qui a un emploi, l'homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu'il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits moins divers, dont le pêle-mêle et l'abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossièrement les esprits.

Notre homme est perdu pour le livre... Ceci est fatal et nous n'y pouvons rien.

Tout ceci a pour conséquences une diminution réelle de la culture; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l'esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant.

 

« Le talent sans génie est peu de chose. Le génie sans talent n’est rien. » (Paul Valéry)

 

Je viens de parler de liberté... Il y a la liberté tout court, et la liberté des esprits.

Tout ceci sort un peu de mon sujet, mais il faut cependant s'y attarder quelque peu. La liberté, mot immense, mot que la politique a largement utilisé — mais qu'elle proscrit, çà et là, depuis quelques années —, la liberté a été un idéal, un mythe ; elle a été un mot plein de promesses pour les uns, un mot gros de menaces pour les autres ! un mot qui a dressé les hommes et remué les pavés. Un mot qui était le mot de ralliement de ceux qui semblaient le plus faibles et qui se sentaient le plus forts, contre ceux qui semblaient le plus forts et qui ne se sentaient pas le plus faibles.

Cette liberté politique est difficilement séparable des notions d'égalité, des notions de souveraineté ; mais elle est difficilement compatible avec l'idée d'ordre ; et parfois avec l'idée de justice.

Mais ce n'est pas là mon sujet.

J'en reviens à l'esprit. Lorsqu'on examine d'un peu plus près toutes ces libertés politiques, on arrive rapidement à considérer la liberté de pensée.

La liberté de pensée se confond dans les esprits avec la liberté de publier, qui n'est pas la même chose.

On n'a jamais empêché personne de penser à sa guise. Ce serait difficile ; à moins d'avoir des appareils pour dépister la pensée dans les cerveaux. On y arrivera certainement, mais nous n'y sommes pas tout à fait, nous ne souhaitons pas cette découverte-là!... La liberté de pensée, en attendant, existe donc — dans la mesure où elle n'est pas bornée par la pensée même.

C'est très joli d'avoir la liberté de penser, mais encore faut-il penser à quelque chose !...

Mais dans l'usage le plus ordinaire quand on dit liberté de penser, on veut dire liberté de publier, ou bien liberté d’enseigner.

Cette liberté-là donne lieu à de graves problèmes : il y a toujours quelque difficulté qu'elle suscite ; et tantôt la Nation, tantôt l'Etat, tantôt l'Eglise, tantôt l'Ecole, tantôt la Famille, ont trouvé à redire à la liberté de penser en publiant, de penser publiquement ou d'enseigner.

Ce sont là autant de puissances plus ou moins jalouses des manifestations extérieures de l'individu pensant.

Je ne veux pas m'occuper ici du fond de la question. C'est une affaire de cas particuliers. Il est certain que dans tels cas, il est bon que la liberté de publier, soit surveillée et restreinte.

Mais le problème devient très difficile quand il s'agit de mesures générales. Par exemple, il est clair que pendant une guerre, il est impossible de laisser tout publier. Il est non seulement imprudent de laisser publier des nouvelles sur la conduite des opérations ; ceci, tout le monde le comprend, mais il y a d'autre part certaines choses que l'ordre public ne permet pas qu'on publie.

Ce n'est pas tout. La liberté de publier qui fait partie essentielle de la liberté du commerce de l'esprit, se trouve aujourd'hui, dans certains cas, dans certaines régions, sévèrement restreinte et même supprimée de fait.

Vous sentez à quel point cette question est brûlante ; et comme elle se pose un peu partout. Je veux dire en tout lieu où l'on peut encore poser une question quelconque. Je ne suis pas personnellement des plus enclins à publier ma pensée. On peut bien ne pas publier ; qui vous oblige à publier ?... Quel démon ? Pourquoi faire, après tout ? On peut bien garder ses idées. Pourquoi les extérioriser ?... Elles sont si belles dans le fond d'un tiroir ou dans une tête…

Mais enfin, il est des gens qui aiment publier, qui aiment inculquer leurs idées aux autres, qui ne pensent que pour écrire, et qui n'écrivent que pour publier. Ceux-là s'aventurent alors dans l'espace politique. Ici se dessine le conflit.

La politique, contrainte de falsifier toutes les valeurs que l'esprit a pour mission de contrôler, admet toutes les falsifications, ou toutes les réticences qui lui conviennent, qui sont d'accord avec elle et repousse même violemment, ou interdit toutes celles qui ne le sont pas.

En somme, qu'est-ce que c'est que la politique ?... La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ; elle exige, par conséquent, une action de contrainte ou d'illusion sur les esprits, qui sont la matière de tout pouvoir.

Tout pouvoir songe nécessairement à empêcher la publication des choses qui ne conviennent pas à son exercice. Il s'y emploie de son mieux. L'esprit politique finit toujours par être contraint de falsifier. Il introduit dans la circulation, dans le commerce, de la fausse monnaie intellectuelle ; il introduit des notions historiques falsifiées ; il construit des raisonnements spécieux ; en somme, il se permet tout ce qu'il faut pour conserver son autorité, qu'on appelle, je ne sais pourquoi, morale.

Il faut avouer que dans tous les cas possibles, politique et liberté d’esprit s’excluent. Celle-ci est l’ennemie essentielle des partis, comme elle l'est, d'autre part, de toute doctrine en possession du pouvoir.

C'est pourquoi j'ai voulu insister sur les nuances que ces expressions peuvent revêtir en français.

La liberté est une notion qui figure dans des expressions contradictoires, puisque nous l'employons quelquefois pour dire que nous pouvons faire ce que nous voulons, et d'autres fois pour dire que nous pouvons faire ce que nous ne voulons pas, ce qui est, selon certains, le maximum de la liberté.

Ceci revient à dire qu'il y a plusieurs êtres en nous, mais que ces plusieurs hommes qui sont en nous ne disposant que d'un seul et même langage, il arrive que le même mot (comme liberté) s'emploie à des besognes d'expression fort différentes. C'est un mot à tout faire.

Tantôt on est libre parce que rien ne s'oppose à ce qui se propose à nous et qui nous séduit, et tantôt on se trouvera supérieurement libre parce qu'on se sentira se dégager d'une séduction ou d'une tentation, on pourra agir contre son penchant : c'est là un maximum de liberté.

Observons donc un peu cette notion si fuyante dans ses emplois spontanés. Je trouve aussitôt que l'idée de liberté n'est pas première chez nous; elle n'est jamais évoquée qu'elle ne soit provoquée ; je veux dire qu'elle est toujours une réponse.

Nous ne pensons jamais que nous sommes libres quand rien ne nous montre que nous ne le sommes pas, ou que nous pourrions ne pas l'être. L'idée de liberté est une réponse à quelque sensation ou à quelque hypothèse de gêne, d'empêchement, de résistance, qui s'oppose soit à une impulsion de notre être, à un désir des sens, à un besoin, soit aussi à l'exercice de notre volonté réfléchie.

Je ne suis libre que quand je me sens libre; mais je ne me sens libre que quand je me pense contraint quand je me mets à imaginer un état qui contraste avec mon état présent.

 

« Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion »  (Paul Valéry)

 

La liberté n'est donc sensible, elle n'est conçue, elle n'est souhaitée que par l'effet d'un contraste.

Si mon corps trouve des obstacles à ses mouvements naturels, à ses réflexions ; si ma pensée est gênée dans ses opérations soit par quelque douleur physique, soit par quelque obsession, soit par l'action du monde extérieur, par le vacarme, par la chaleur excessive ou le froid, par la trépidation ou par la musique que font les voisins, j'aspire à un changement d'état, à une délivrance, à une liberté. Je tends à reconquérir l'usage de mes facultés dans leur plénitude. Je tends à nier l'état qui me le refuse.

Vous voyez donc qu'il y a de la négation dans ce terme de liberté quand on recherche son rôle originel, à l'état naissant.

Voici la conséquence que j'en tire. Puisque le besoin de liberté et l'idée ne se produisent pas chez ceux qui ne sont pas sujets aux gênes et aux contraintes, moins sera-t-on sensible à ces restrictions, moins le terme et le réflexe liberté se produiront.

Un être peu sensible aux gênes apportées à la liberté de l'esprit, aux contraintes que lui imposeront les pouvoirs publics, par exemple, ou les circonstances extérieures quelles qu'elles soient, ne réagira que peu, contre ces contraintes. Il n'aura aucun sursaut de révolte, aucun réflexe, aucune rébellion contre l'autorité qui lui impose cette gêne. Au contraire, dans bien des cas, il se trouvera soulagé d'une vague responsabilité. Sa délivrance, à lui, sa liberté, consistera à se sentir déchargé du souci de penser, de décider et de vouloir.

Vous apercevez les conséquences énormes de ceci : chez les hommes dont la sensibilité aux choses de l'esprit est si faible que les pressions qui s'exercent sur la production des œuvres de l'esprit leur sont imperceptibles, pas de réactions, du moins extérieures.

Vous savez que cette conséquence se vérifie bien près de nous : vous observez à l'horizon les effets les plus visibles de cette pression sur l'esprit, et vous observez du même coup le peu de réaction qu'elle provoque. Ceci est un fait.

Il n'est que trop évident. Je ne veux pas non plus juger, parce qu'il ne m'appartient pas de juger. Qui peut juger des hommes ?... N'est-ce pas se faire plus qu'homme ?

Si j'en parle c'est qu'il n'est pas de sujet pour nous plus intéressant, car nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve, à nous hommes, que j'appellerai hommes de l'esprit, si vous voulez...

J'estime donc à la fois nécessaire et inquiétant d'être obligé aujourd'hui d'invoquer, non pas ce que l’on appelle les droits de l'esprit, ce sont là des mots ! Il n'y a pas de droits, s'il n'y a pas de force, mais d'invoquer l'intérêt, pour tout le monde, de la préservation et du soutien des valeurs de l'esprit.

Pourquoi ?

C'est que la création et l'existence organisée de la vie intellectuelle se trouvent dans une relation des plus complexes, mais des plus certaines et des plus étroites avec la vie — tout court — la vie humaine. Personne n'a jamais expliqué à quoi nous rimions, nous hommes, et notre bizarrerie qui est esprit. Cet esprit est en nous une puissance qui nous a engagés dans une aventure extraordinaire, notre espèce s'est éloignée de toutes les conditions initiales et normales de la vie. Nous avons inventé un monde pour notre esprit — et voulons vivre dans ce monde de notre esprit. Il veut vivre dans son œuvre.

Il s'est agi de refaire ce que la nature avait fait ou la corriger et donc finir par refaire, en quelque sorte, l'homme lui-même.

Refaire dans la mesure de ses moyens qui sont déjà assez grands, refaire l'habitation, équiper la portion de planète qu'il habite ; la parcourir en tous sens, aller vers le haut, vers le bas ; l'exploiter, en extraire tout ce qu'elle contient d'utilisable pour nos desseins. Tout cela est très bien ; et nous ne voyons pas ce que ferait l'homme s'il ne faisait pas cela, à moins de revenir à une condition tout animale.

N'oublions pas ici de dire que toute une activité proprement spirituelle, à côté des aménagements matériels du globe, est en liaison avec eux, c'est là un véritable aménagement de l'esprit, qui a consisté à créer la connaissance spéculative et les valeurs artistiques, et à produire une quantité d'œuvres, un capital de richesse immatérielle. Mais, matériels ou spirituels, nos trésors ne sont pas impérissables. J'ai écrit il y a déjà longtemps, en 1919, que les civilisations sont aussi mortelles que n'importe quel être vivant, qu'il n'est pas plus étrange de songer que la nôtre puisse disparaître avec ses procédés, ses œuvres d'art, sa philosophie, ses monuments, comme ont disparu tant de civilisations depuis les origines — comme disparaît un grand navire qui sombre.

Il a beau être armé de tous les procédés les plus modernes pour se diriger, pour se défendre contre la mer, il a beau s'enorgueillir des machines toutes-puissantes qui le meuvent, elles le meuvent vers sa perte aussi bien que vers le port, et il coule avec tout ce qu'il porte, corps et biens.

Tout cela m'avait frappé alors ; je ne me sens pas aujourd'hui plus rassuré. C'est pourquoi je ne crois pas utile de rappeler la précarité de tous ces biens, que ces biens soient la culture même, que ces biens soient la liberté de l'expression.

Car, où il n'y a pas liberté d'esprit, là, la culture s'étiole... On voit d'importantes publications, des revues (jadis très vivantes) d'au-delà les frontières, qui sont remplies maintenant d'articles d'érudition insupportables ; on sent que la vie s'est retirée de ces recueils, qu'il faut cependant faire semblant d'entretenir la vie intellectuelle.

Il y a là une simulation qui rappelle ce qui se passait autrefois, à l'époque où Stendhal se moquait de certains érudits qu'il avait rencontrés : le despotisme les condamnait à se réfugier dans la discussion de virgules dans un texte d'Ovide...

De telles misères étaient devenues incroyables. Leur absurdité paraissait condamnée sans retour... Mais la voici, toute revenue et toute-puissante, çà et là...

De tous côtés, nous percevons des gênes et des menaces pour l'esprit, dont les libertés en même temps que la culture, sont combattues, et par nos inventions et par nos modes de vie, et par la politique générale, et par diverses politiques particulières, de sorte qu'il n'est peut-être ni vain, ni exagéré de donner l'alarme et de montrer les périls qui entourent ce que nous avons considéré, nous, les hommes de mon âge, comme le souverain bien.

J'ai essayé de dire ces choses ailleurs. Il m'est arrivé récemment d'en parler en Angleterre, et j'ai observé que j'étais écouté avec un grand intérêt, que mes paroles exprimaient des sentiments et des pensées immédiatement saisis par mon auditoire. Ecoutez à présent ce qu'il me reste à vous dire.

Je voudrais, si vous me permettez d'exprimer un vœu, que la France, quoique en proie à de tout autres préoccupations, se fasse le conservatoire, le temple où l'on conserve les traditions de la plus haute et de la plus fine culture, celle du véritable grand art, celle qui se marque par la pureté de la forme et la rigueur de la pensée; qu'elle accueille aussi et conserve tout ce qui se fait de plus haut et de plus libre dans la production des idées : c'est là ce que je souhaite à mon pays !

Peut-être les circonstances sont-elles trop difficiles, les circonstances économiques, politiques, matérielles, l'état des nations, des intérêts, des nerfs, et l'orageuse atmosphère qui nous fait respirer l'inquiétude.

Mais enfin, après tout, j'aurai fait mon devoir si je l'ai dit !

                                                                1939. »

(Paul Valéry)                 

 

« Ce qui a été cru partout, par tous et pour toujours, a toutes les chances d’être faux. » (Paul Valéry)

 

 

NB : Voir aussi les autres articles du blog sur Paul Valéry

  • Image de la société française selon Paul Valéry (05/01/2020)
  • Paul Valéry, scrutateur avisé du XXe siècle ( (20/12/2020)
  • Paul Valéry : le progrès (1/06/2015)
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31 août 2022 3 31 /08 /août /2022 13:43

 

LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT

(selon Paul Valéry) (1)

 

 

Paul Valéry

Entre poésie et philosophie

 

Paul Valéry (1871-1945)

****

¤ Brève présentation de l’auteur

Écrivain, poète, philosophe français, Paul Valéry [de son vrai nom Ambroise Paul Toussaint Jules Valéry] est né à Sète en 1871 d’un père corse et d’une mère italienne.

Élève au collège de la ville, puis au lycée de Montpellier, de 1884 à 1888.

Son désir : entrer à l’École navale, mais trop faible en mathématique, il s’oriente vers les Beaux-arts et surtout vers la poésie et la littérature. Ses auteurs les plus admirés sont : Victor Hugo (en pleine gloire), Baudelaire, Mallarmé…

1889, il est étudiant à l’université de Montpellier, et s’oriente vers la poésie symbolique. Il se lie d’amitié avec Pierre Louÿs (écrivain, poète bien connu de la Belle Époque) qui lui fait connaître Gide, Heredia, Mallarmé, des poètes consacrés …

Poète confirmé et admiré, Valéry n’est plus un poète solitaire. De plus en plus connu et honoré, sa renommée n’est plus à faire.

 

****

 

¤ Le tournant

   La Nuit de Gênes

   La métamorphose ?

 

Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, alors qu’il était en vacances dans la famille de sa mère, à Gènes, Paul Valéry, à la suite d’une grave crise passionnelle, est pris d’une violente crise « existentielle » accompagnée de cauchemars, d’insomnies, avec alternance de chaud et de froid.

Il s’en sort, résolu à changer de mode d’existence et de renoncer définitivement à la poésie et à ce qu’il nomme « les idoles de la littérature, de l’amour, de l’imprécision », et de consacrer désormais le reste de sa vie à ce qu’il nomme « la vie de l’esprit », c’est-à-dire à la réflexion sur le monde et sur lui-même.

 

****

 

¤ La nouvelle existence

   Après la poésie, la philosophie ?

 

Paul Valéry s’installe à Paris où il vivra jusqu’à sa mort en 1945.

Après avoir renoncé à la poésie et à la littérature en général, il change de métier.

Reçu au concours administratif de secrétaire, il devient secrétaire du Ministre de la Guerre.

Cependant il fait un retour remarqué à ses premières amours : la poésie où il excelle et renoue avec la gloire jusqu’à sa mort, après avoir engrangé les marques les plus visibles de la notoriété :

-Professeur au Collège de France

-Élu à l’Académie française…

 

****

 

¤ Quelques ouvrages

-La jeune parque

-Le cimetière marin

-Charmes

-Propos sur l’intelligence

-Discours en l’honneur de Goethe

-Regards sur le monde actuel

****

C’est précisément dans la deuxième partie de sa vie que se situe son ouvrage « Regards sur le monde actuel » dont est tiré l’extrait ci-dessous.

 

« La liberté est un état d'esprit. » (Paul Valéry)

 

« LA LIBERTÉ DE L'ESPRIT

 

C'est un signe des temps, et ce n'est pas un très bon signe, qu'il soit nécessaire aujourd'hui — et non seulement nécessaire, mais qu'il soit même urgent, d'intéresser les esprits au sort de l'Esprit, c'est-à-dire à leur propre sort.

Cette nécessité apparaît du moins aux .hommes d'un certain âge (un certain âge est, malheureusement un âge trop certain), aux hommes d'un certain âge qui ont connu une tout autre époque, qui ont vécu une tout autre vie, qui ont accueilli, qui ont subi, qui ont observé les maux et les biens de l'existence dans un tout autre milieu, dans un monde bien différent.

Ils ont admiré des choses que l'on n'admire presque plus; ils ont vu vivantes des vérités qui sont à peu près mortes ; ils ont spéculé, en somme, sur des valeurs dont la baisse ou l'effondrement est aussi clair, aussi manifeste et aussi ruineux pour leurs espoirs et leurs croyances, que la baisse ou l'effondrement des titres et des monnaies qu'ils avaient, avec tout le monde, tenus autrefois pour valeurs inébranlables.

Ils ont assisté à la ruine de la confiance qu'ils eurent dans l'esprit, confiance qui a été pour eux le fondement, et, en quelque sorte, le postulat de leur vie.

Ils ont eu confiance dans l'esprit, mais quel esprit, et qu'entendaient-ils par ce mot ?...

Ce mot est innombrable, puisqu'il évoque la source et la valeur de tous les autres. Mais les hommes dont je parle y attachaient une signification particulière : ils entendaient peut-être, par esprit, cette activité personnelle mais universelle, activité intérieure, activité extérieure — qui donne à la vie, aux forces même de la vie, au monde, et aux réactions qu'excite en nous le monde —, un sens et un emploi, une application et un développement d'effort, ou un développement d'action, tout autres que ceux qui sont adaptés au fonctionnement normal de la vie ordinaire, à la seule conservation de l'individu.

 

« Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles. »  (Paul Valéry)

Pour bien comprendre ce point, il faut donc ici entendre par le mot « esprit » la possibilité, le besoin et l'énergie de séparer et de développer les pensées et les actes qui ne sont pas nécessaires au fonctionnement de notre organisme ou qui ne tendent à la meilleure économie de ce fonctionnement.

Car notre être vivant, comme tous les êtres vivants, exige la possession d'une puissance, une puissance de transformation qui s'applique aux choses qui nous entourent en tant que nous nous les représentons.

Cette puissance de transformation se dépense à résoudre les problèmes vitaux que nous impose notre organisme et que nous impose notre milieu.

Nous sommes, avant tout, une organisation de transformation, plus ou moins complexe (suivant l'espèce animale), puisque tout ce qui vit est obligé de dépenser et de recevoir de la vie, il y a échange de modifications entre l'être vivant et son milieu.

Toutefois, cette nécessité vitale satisfaite, une espèce, qui est la nôtre, espèce positivement étrange, croit devoir se créer d'autres besoins et d'autres tâches, que celle de conserver la vie : d'autres échanges la préoccupent, d'autres transformations la sollicitent.

Quelle que soit l'origine, quelle que soit la cause de cette curieuse déviation, l'espèce humaine s'est engagée dans une immense aventure... Aventure dont elle ignore le but, dont elle ignore le terme, et même, dont elle croit ignorer les limites.

Elle s'est engagée dans une aventure, et ce que j'appelle l’esprit lui en a fourni à la fois la direction instantanée, l'aiguillon, la pointe, la poussée, l'impulsion, comme il lui a fourni lès prétextes et toutes les illusions qu'il faut pour l'action. Ces prétextes et ces illusions ont d'ailleurs varié d'âge en âge. La perspective de l'aventure intellectuelle est changeante...

Voilà donc, à peu près, ce que j'ai entendu dire par mes premiers mots.

Je veux encore demeurer sur ce point quelque peu, pour montrer avec plus de précision comment cette puissance humaine se distingue — pas entièrement — de la puissance animale qui s'applique à conserver notre vie et est spécialisée dans l'accomplissement de notre cycle habituel de fonctions physiologiques.

Elle s'en distingue; mais elle lui ressemble, et elle lui est étroitement apparentée. C'est un fait important que cette similitude, qui se trouve, à la réflexion, singulièrement féconde en conséquences.

 

« Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent. » (Paul Valéry)

La remarque en est fort simple : il ne faut pas oublier que quoi que nous fassions, quel que soit l'objet de notre action, quel que soit le système d'impressions que nous recevions du monde qui nous entoure et quelles que soient nos réactions, c'est le même organisme qui est chargé de cette mission, le même appareil de relations, qui s'emploie aux deux fonctions que j'ai indiquées, l'utile et l'inutile, l'indispensable et l'arbitraire.

Ce sont les mêmes sens, les mêmes muscles, les mêmes membres; davantage, ce sont les mêmes types de signes, les mêmes instruments d'échange, les mêmes langages, les mêmes modes logiques, qui entrent dans les actes les plus indispensables de notre vie, comme ils figurent dans les actes les plus gratuits, les plus conventionnels, les plus somptuaires.

En somme, l'homme n'a pas deux outillages; il n'en a qu'un seul, et tantôt cet outillage lui sert à la conservation de l'existence, du rythme physiologique; tantôt, il se dépense aux illusions et aux travaux de notre grande aventure.

Il m'est arrivé souvent, au sujet d'une question toute spéciale, de comparer nos actions, de dire que les mêmes organes, les mêmes muscles, les mêmes nerfs produisent la marche aussi bien que la danse, exactement comme notre faculté du langage nous sert à exprimer nos besoins et nos idées, cependant que les mêmes mots et les mêmes formes peuvent se combiner et produire des œuvres de poésie. Un même mécanisme dans les deux cas est utilisé à deux fins entièrement différentes.

Il est donc naturel quand on parle des affaires spirituelles (en appelant spirituel tout ce qui est science, art, philosophie, etc.), il est donc naturel, parlant de nos affaires spirituelles et de nos affaires d'ordre pratique, qu'il existe entre elles un parallélisme remarquable, qu'on puisse observer ce parallélisme, et parfois en déduire quelque enseignement.

 

« Chaque homme sait une quantité prodigieuse de choses qu’il ignore qu’il sait. »  (Paul Valéry)

On peut simplifier ainsi certaines questions assez difficiles, mettre en évidence la similitude qui existe, à partir des organes d'actions et de relation, entre l'activité qu'on peut appeler supérieure, et l'activité qu'on peut appeler pratique, ou pragmatique...

D'un côté et de l'autre, puisque ce sont les mêmes organes qui s'emploient, il y a analogie de fonctionnement, correspondance des phases et des conditions dynamiques ; tout ceci est d'origine profonde, d'origine substantielle, puisque c'est l'organisme lui-même qui le commande.

Tout à l'heure, je vous disais à quel point les hommes de mon âge sont tristement affectés par l'époque qui se substitue, si promptement et brutalement, à l'époque qu'ils ont connue, et je vous disais tout à l'heure :     je prononçais à ce propos le mot de valeur.

J'ai parlé, il me semble, de la baisse et de l'effondrement qui se fait sous nos yeux, des valeurs de notre vie ; et par ce mot "valeur" je rapprochais dans une même expression, sous un même signe, les valeurs d'ordre matériel et les valeurs d'ordre spirituel.

J'ai dit "valeur" et c'est bien cela même dont je veux parler ; c'est le point capital sur lequel je voudrais attirer votre attention.

Nous sommes aujourd'hui en présence d'une véritable et gigantesque transmutation de valeurs (pour employer l'expression excellente de Nietzsche), et en intitulant cette conférence "Liberté de l'Esprit", j'ai fait simplement allusion à une de ces valeurs essentielles qui semblent à présent subir le sort des valeurs matérielles.

j'ai donc dit "valeur" et je dis qu'il y a une valeur nommée "esprit", comme il y a une valeur pétrole, blé, ou or.

j'ai dit valeur, parce qu'il y a appréciation, jugement d'importance, et qu'il y a aussi discussion sur le prix auquel on est disposé à payer cette valeur : l'esprit.

On peut avoir fait un placement de cette valeur ; on peut la suivre, comme disent les hommes de la Bourse ; on peut observer ses fluctuations, dans je ne sais quelle cote qui est l'opinion générale du monde sur elle.

On peut voir, dans cette cote qui est inscrite en toutes les pages des journaux, comment elle vient en concurrence ici et là avec d'autres valeurs.

Car il y a des valeurs concurrentes. ce seront, par exemple : la puissance politique, qui n'est pas toujours d'accord avec la valeur esprit, la valeur sécurité sociale, et la valeur organisation de l'État.

Toutes ces valeurs qui montent et qui baissent constituent le grand marché des affaires humaines. Parmi elles, la malheureuse valeur esprit ne cesse guère de baisser.

La considération de la valeur esprit permet, comme toutes les valeurs, de diviser les hommes, selon la confiance qu'ils mirent en elle.

Il y a des hommes qui ont tout misé sur elle, tous leurs espoirs, toutes leurs économies de vie, de cœur et de foi.

Il en est d'autres qui s'y attachent médiocrement. Pour eux, c'est un placement qui n'a pas grand intérêt, ses fluctuations les intéressent fort peu.

Il y en a d'autres qui s'en soucient extrêmement peu, ils n'ont pas mis leur argent vital dans cette affaire.

Et enfin, il en est, il faut l'avouer, qui la font baisser de leur mieux.

Vous voyer comme j'emprunte le langage de la Bourse. Il peut paraître étrange, adapté à des choses spirituelles ; mais j'estime qu'il n'y a point de meilleurs, et peut-être, qu'i n'y en a pas d'autre pour exprimer les relations de cette espèce, car l'économie spirituelle comme l'économie matérielle, quand on y réfléchit, se résument l'une et l'autre fort bien dans un simple conflit dévaluations.

J'ai donc souvent été frappé des analogies qui apparaissent, sans qu'on les sollicite le moins du monde, entre la vie de l'esprit et ses manifestations, et la vie économique et les siennes.

Une fois qu'on a perçu cette similitude il est presque impossible de ne pas la suivre jusqu'à ses limites.

Dans l'une et l'autre affaire, dans la vie économique comme dans la vie spirituelle, vous trouverez avant tout les mêmes notions de production et de consommation.

Le producteur, dans la vie spirituelle, est un écrivain, un artiste, un philosophe, un savant ; le consommateur est un lecteur, un auditeur, un spectateur.

Vous trouverez de même cette notion de valeur que je viens de reprendre, qui est essentielle, dans les deux ordres, comme l'est la notion de l'échange, comme l'est celle de l'offre et de la demande.

Tout ceci est simple, tout ceci s'explique aisément ; ce sont des termes qui ont leur sens aussi bien sur le marché intérieur (où chaque esprit dispute, négocie ou transige avec l'esprit des autres) que dans l'univers des intérêts matériels.

D'ailleurs, on peut, des deux côtés, considérer également le travail et le capital ;  une civilisation est un capital dont l'accroissement peut se poursuivre pendant des siècles comme celui de certains capitaux, et qui absorbe en lui ses intérêts composés.

Ce parallélisme paraît frappant à la réflexion ; l'analogie est toute naturelle ; j'irai jusqu'à y voir une véritable  identité, et en voici la raison : d'abord, je vous l'ai dit, c'est le même type organique qui intervient sous les noms de production et de réception  production et réception sont inséparables des échanges ; mais, de plus tout ce qui est social, c'est tout ce qui résulte des relations entre le grand nombre d'individus, tout ce qui se passe dans la vaste système d'être vivants et pensants (plus ou moins pensants) dont chacun se trouve à la fois solidaire de tous les autres  unique, quant à soi, indiscernable et comme inexistant au sein du nombre.

Voilà le point. il s'observe et se vérifie aussi bien dans l'ordre pratique que dans l'ordre spirituel. D'un côté, l'individu ; de l'autre, la quantité indistincte et les choses ; par conséquent, la forme générale de ces rapports ne peut être bien différente, qu'il s'agisse de production, d'échanges ou de consommation de produits pour l'esprit, ou bien de production, d'échanges ou de consommation de produits dans la vie matérielle.

Comment en serait-il autrement ?... Le même problème se retouve ; c'est toujours individu et quantité indistincte d'individus qui sont en relations directes ou indirectes ; surtout indirectes, parce que, dans le plus grand nombre des cas, c'est indirectement que nous subissons la pression extérieure en matière économique comme en matière spirituelle , et réciproquement, que nous exerçons notre action extérieure sur une quantité indéterminée d'auditeurs ou de spectateurs.

Voilà, par conséquent, une double relation qui s'établit. Du moment qu'il doit y avoir échange, d'une part, tandis que, d'autre part, il y a diversité de besoins, diversité des hommes, du moment que la singularité des individus, leurs goûts qui sont incommunicables, ou bien leur savoir-faire, leur industrie, leurs talents, et leurs idéologies personnelles viennent s'affronter sur un marché, qu'il s'agisse de doctrines ou d'idées, de matières premières ou d'objets manufacturés, la concurrence que ces valeurs individuelles se font, compose l'équilibre mobile, équilibre que déterminent, pour un instant seulement, les valeurs à cet instant.

​​​​​​​

« La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. » (Paul Valéry)

De même que telle marchandise vaut tant aujourd'hui, pendant quelques heures, qu'elle est sujette à de brusques fluctuations, ou à des variations très lentes, mais continues; de même, les valeurs en matière de goût, de doctrines, de style, d'idéal, etc.

Seulement l'économie de l'esprit nous présente des phénomènes bien plus difficiles à définir, car ils ne sont pas mesurables en général, et ils ne sont pas davantage constatés par des organes ou des institutions spécialisés à cet effet.

 

Puisque nous en sommes à considérer l'individu en contraste avec ses semblables, nous pouvons bien rappeler ce dicton des anciens, que des goûts et des couleurs il n'y a pas à disputer. Mais en fait, c'est tout le contraire; on ne fait que cela.

Nous passons notre temps à disputer des goûts et des couleurs. On le fait à la Bourse, on le fait dans les innombrables jurys, on le fait dans les Académies et il ne peut pas en être autrement; tout est marchandage dans tous les cas où l'individu, le collectif, le singulier et le pluriel doivent s'affronter l'un l'autre, et chercher soit à s'entendre, soit à se réduire au silence.

Ici, l'analogie que nous suivons est si frappante qu'elle touche à l'identité.

Ainsi, quand je parle d'esprit, je veux désigner à présent un aspect et une propriété de la vie collective ; aspect, propriété aussi réels que la richesse matérielle, aussi précaire, quelquefois, que celle-ci.

Je veux envisager une production, une évaluation, une économie, laquelle est prospère ou non, laquelle est plus ou moins stable, comme l'autre, laquelle se développe ou bien périclite, laquelle a ses forces universelles, a ses institutions, a ses lois propres et qui a aussi ses mystères.

Ne croyez pas que je me plaise à opérer ici une simple comparaison, plus ou moins poétique, et que, de l'idée de l'économie matérielle, je passe par de simples artifices rhétoriques à l'économie spirituelle ou intellectuelle.

En réalité, ce serait bien tout le contraire, si on voulait y réfléchir. C’est l’esprit qui a commencé, et il ne pouvait pas en être autrement.

C'est le commerce des esprits qui est nécessairement le premier commerce du monde, le premier, celui qui a commencé, celui qui est nécessairement initial, car avant de troquer les choses, il faut bien que l'on troque des signes, et il faut par conséquent que l'on institue des signes.

Il n'y a pas de marché, il n'y a pas d'échanges sans langage ; le premier instrument de tout trafic, c'est le langage, on peut redire ici (en lui donnant un sens convenablement altéré) la fameuse parole : Au commencement était le Verbe. Il a bien fallu que le Verbe précédât l'acte même du trafic.

Mais le verbe n'est pas autre chose que l'un des noms les plus précis de ce que j'ai appelé l’esprit. L'esprit et le verbe sont presque synonymes dans bien des emplois. Le terme qui se traduit par verbe dans la Vulgate, c'est le grec « logos » qui veut dire à la fois calcul, raisonnement, parole, discours, connaissance, en même temps qu'expression.

Par conséquent, en disant que le verbe coïncide avec l'esprit, je ne crois pas dire une hérésie — même dans l'ordre linguistique.

D'ailleurs, la moindre réflexion nous rend évident que dans tout commerce, il faut bien qu'il y ait d'abord de quoi entamer la conversation, désigner l'objet que l'on doit échanger, montrer ce dont on a besoin ; il faut par conséquent quelque chose de sensible, mais ayant puissance intelligible ; et ce quelque chose, c'est ce que j'ai appelé d'une façon générale, le verbe.

Le commerce des esprits précède donc le commerce des choses. Je vais montrer qu'il l'accompagne, et de fort près.

Non seulement il est logiquement nécessaire qu'il en soit ainsi, mais encore ceci peut s'établir historiquement. Vous trouverez cette démonstration dans ce fait remarquable que les régions du globe qui ont vu le commerce des choses le plus développé, le plus actif et le plus anciennement établi, sont aussi les régions du globe où la production des œuvres d'esprit et des ouvrages de l'art ont été le plus précoces et le plus fécondes et le plus diverses.

J'observe en outre que ces régions — là ont été celles où ce qu'on nomme la liberté de l’esprit a été la plus largement accordée, et j'ajoute qu'il ne pouvait pas en être autrement.

Dès que les rapports deviennent plus fréquents, actifs, extrêmement nombreux entre les hommes, il est impossible de maintenir entre eux de très grandes différences, non pas de castes ou de statut, car cette différence peut subsister, mais de compréhension.

La conversation, même entre supérieurs et inférieurs, prend une familiarité et une aisance qui ne se trouvent pas dans les régions où les rapports sont beaucoup moins fréquents; il est connu par exemple que dans l'antiquité, et en particulier à Rome, l'esclave et son patron avaient des rapports tout à fait familiaux, malgré la dureté, la discipline et les atrocités qui pouvaient légalement s'exercer.

Je disais donc que la liberté d'esprit et l'esprit lui-même ont été le plus développés dans les régions où le commerce en même temps se développait. A toute époque, sans exception, toute production intense d'art, d'idées, de valeurs spirituelles se manifeste en des points remarquables par l'activité économique qui s'y observe. Vous savez que le bassin de la Méditerranée a offert, sous ce rapport, l'exemple le plus frappant et le plus démonstratif.

Ce bassin est, en effet, un lieu en quelque sorte privilégié, prédestiné, providentiellement marqué pour que se produisît sur ses bords, s'établît entre ses rives un commerce des plus actifs.

Il se dessine et se creuse dans la région la plus tempérée du globe; il offre des facilités toutes particulières à la navigation; il baigne trois parties du monde très différentes; par conséquent, il attire à lui quantité de races des plus diverses; il les met en contact, en concurrence, en accord ou en conflit; il les excite ainsi aux échanges de toute nature. Ce bassin, qui a cette propriété remarquable que, d'un point à tout autre de son contour, on peut aller ou bien par voie de terre en suivant le littoral, ou par la traversée de la mer, a été le théâtre du mélange et des contrastes, pendant des siècles, de familles différentes de l'espèce humaine s'enrichissant l'une l'autre de leurs expériences de tout ordre.

Là, excitation à l'échange, concurrence vive, concurrence du négoce, concurrence des forces, concurrence des influences, concurrence des religions, concurrence des propagandes, concurrence simultanée des produits matériels et des valeurs spirituelles; cela ne se distinguait point.

Le même navire, la même nacelle apportaient les marchandises et les dieux ; les idées et les procédés.

Combien de choses se sont développées sur les bords de la Méditerranée, par contagion ou par rayonnement. Ainsi s'est constitué ce trésor auquel notre culture doit presque tout, au moins dans ses origines ; je puis dire que la Méditerranée a été une véritable machine à fabriquer de la civilisation. »

 

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » (Paul Valéry)

 

 

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17 juillet 2022 7 17 /07 /juillet /2022 07:31

L’IMMIGRATION EN FRANCE

 

 

Colonisation, immigration, intégration

 

 

> Après les Tente Glorieuses, la crise économique et sociale ?

Cette crise constitue pour la France, une épreuve : le retour du temps des « vaches maigres » qui rappelle la grande crise économique de l’entre-deux guerres des années 30 au déclanchement de la Deuxième Guerre mondiale.

Curieusement, elle rappelle des mots, des images que l’on croyait définitivement bannis de nos mémoires.

Ce ressac fut l’occasion de prendre rapidement des mesures auxquelles on ne pensait plus : chômage massif, fermeture des frontières, renvoi chez eux des travailleurs immigrés dont on ne voulait plus et qui devenaient, du jour au lendemain, ces indésirables qu’il fallait renvoyer chez eux, des « empêcheurs de vivre en paix» qui venaient nous « manger notre pain ».

 

S’il fut plus facile pour les travailleurs immigrés européens (italiens, Polonais, Russes, Portugais…) de rentrer chez eux, ou de s’intégrer par naturalisation, car plus proches par la culture, donc jugés plus facilement assimilables, les autres, Arabes et Noirs, rencontrèrent plus de difficultés, parce que originaires pour la plupart de l’ancien Empire colonial français d’Afrique (?).

Ce fut l’ère des « charters » pour conduire les récalcitrants dans leur pays d’origine.

Ceux qui voulurent rester coûte que coûte en France, choisirent la clandestinité et devinrent des « clandestins », des « sans-papiers », souvent enfermés dans les trop fameux « centres de rétention », dans l’attente de leur expulsion du pays.

Ces clandestins, sans papiers, contribuèrent, depuis, sans doute, à enrichir le vocabulaire généralement appliqué à cette catégorie ; ils sont à l’origine des métamorphoses du terme « travailleurs immigrés » qui devint « immigrés clandestins », puis « clandestin », certains assimilés aux délinquants ou de trafiquants de produits interdits par la loi.

Dans le même temps, surtout à partir du début des années 1990, on assista à une certaine détérioration des relations entre la France et des Etats africains.

Quelques personnalités françaises, notamment des ambassadeurs ou anciens ambassadeurs, qui s’inquiétaient de l’état de dégradation des relations entre l’Afrique et l’ancienne métropole, s’en sont émus, pour l’avenir des relations franco-africaines, principalement du sort du français, majoritairement parlé dans ces pays, et partant, du rayonnement de la France dans le monde, au moment où des nations autres qu’européennes, rodaient autour du continent africain.

 

 

Ainsi, « Le point de vue de M. Gérard Simon, ancien ambassadeur de France, publié récemment dans une revue africaine sous le titre La langue française, une espèce menacée en Afrique ? est riche d'enseignement. Son analyse commence par l'avenir prévisible à moyen terme du français en Afrique et dans le monde.

M. Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de la francophonie, affirme, par l'article publié sous sa signature dans le Figaro du 20 mars 2002, « qu'à l'horizon 2005-2010, 52% des francophones du monde seront africains. » Ces propos sont bien présomptueux. Ils relèvent de la simple spéculation quantitative, fondée sur l'extrapolation du rythme démographique. Mais ils ne prennent pas en compte, à l'évidence, les hypothèques pesant aux plans humains, politiques et économiques, sur les relations de la France, clé de voûte et élément moteur de l'édifice francophone, avec ses partenaires de l'Afrique subsaharienne. Rares sont ceux, en effet, dans lesquels l'opinion publique ne déplore, à tous les niveaux socio-économiques, l'irréversible déclin et la banalisation accélérés des relations traditionnellement privilégiées avec la France. C'est pourquoi, prenant leur parti de cet amer constat, les jeunes élites africaines se tournent résolument désormais, vers l Amérique du Nord, malgré le coût élevé des études. Les Etats-Unis et le Canada accueillent, maintenant, plus d'étudiants africains francophones que la France. De sorte qu’en dépit de toutes les déclarations circonvenues du personnel politique français, les dimensions historiques, culturelles, économiques de nos relations avec l'Afrique francophone ne cessent de se dégrader dans l'indifférence d'une opinion publique essentiellement préoccupée par la gestion matérialiste du quotidien. Cependant, il faut reconnaître que la France a bien plus à perdre que l'Afrique dans ce lâche et frileux repli égocentrique sur l'Hexagone. Que sera notre pays, à l'horizon d'une génération, privé de l'appui des dimensions culturelles, économiques, politiques, de cet espace francophone ? Ni plus ni moins qu'une nation de troisième ordre, du niveau de l’Italie ou de l'Espagne, peinant à s'affirmer dans une Europe élargie, confrontée, avec ses seuls atouts, à la concurrence féroce de la mondialisation. Il sera bien temps de se demander alors : « Qui a perdu l’Afrique ? » Nos partenaires africains en francophonie constatent que la générosité protectrice et l'intimité patrimoniale de la France se sont quelque peu taries au cours de ces dernières années en dépit des effets d'annonce affichés par Paris.

L'ambassadeur en apporte la démonstration irréfutable dans la coopération avec l'Afrique qui n'a de réalité et d'efficacité que dans les discours des dirigeants français notamment des différents ministres qui se succèdent à la tête du Ministère de la Coopération. Mais ce qu'il a surtout tenu à mettre en exergue, c'est cette propension française à écarter systématiquement les Africains de toute participation à la mise en œuvre de cette coopération instituée en leur nom. Tout comme hier, les élites africaines dans les colonies furent écartées et tenues loin de l'Administration coloniale sur leur sol, et il affirme :

De nos jours, quarante ans après les indépendances, la France se distingue singulièrement de tous les autres intervenants, bi ou multilatéraux en Afrique car, elle est bien la seule à ne pas avoir intégré de jeunes diplômés nationaux dans les services chargés de la gestion des projets de développement. Aucun autre bailleur de fonds, il faut le souligner, ne se livre à un tel ostracisme corporatif à l'égard des jeunes élites africaines que nous avons cependant contribué à former. Contrairement à ce que l'on pouvait espérer, la fusion intervenue entre le personnel de la rue Monsieur (c’est-à-dire le Ministère de la Coopération) et celui des Affaires étrangères n'a modifié en rien cet état d'esprit confinant le personnel de recrutement local dans les emplois subalternes de plantons et chauffeurs. Toutes les fonctions d'exécution restent tenues par des expatriés dont les rémunérations sont très supérieures, dans la proportion de I à 10, à celles qui seraient susceptibles d'être servies à des diplômés africains de haut niveau avec lesquels le dialogue, au quotidien, aurait une toute autre signification.

            Que de similitude aveuglante avec ce que fut naguère l’attitude des Français dans leurs colonies d’Afrique à l’égard des élites autochtones ! Le regard colonial toujours à l’œuvre ? Ou vision néocoloniale de l’Afrique ? L’ambassadeur et passe en revue tous les aspects des rapports contemporains entre la France et l’Afrique aussi bien sur le sol français que sur le sol africain et dans ces lieux privilégiés d’observation de ce rapport que sont les chancelleries françaises en Afrique :

 

Désormais et alors qu'un Français n'est pas encore tout à fait étranger en Afrique francophone, un Africain francophone doit, en revanche, subir d'innombrables tracasseries administratives, vides de toute amitié mutuelle, avant même d'accéder à notre sol. Rares sont les chancelleries diplomatiques et consulaires françaises de l’Afrique francophone qui ne sont pas quotidiennement le théâtre d'incidents avec des demandeurs de visas humiliés par le caractère inquisitorial des justifications exigées. Depuis l'entrée en vigueur de la Convention de Schengen, en mars 1995. nos partenaires africains sont traumatisés affectivement et psychologiquement par une politique de contrôle de nos frontières appliquée d'une manière excessivement rigide et technocratique. En transférant sa part de souveraineté en matière de visas, la France a perdu les capacités de nuances et de flexibilité qui s'imposent vis-à-vis de nos partenaire africains francophones habitués, jusqu'alors, à la spontanéité naturelle des échanges. Nos amis africains ne manquent donc pas de constater, avec amertume, que pendant que les ressortissants de leurs pays restent confinés sur les « liste sensibles » de l'immigration, Bruxelles exerce la « Préférence européenne » vis-à-vis des citoyens de l'Europe de l'Est. [Revue Afrique Éducation n° 108, mai 2002].

Drôle de divorce (entre la France et ses « amis » africains) qui n’ose pas dire son nom, qui n’est ni séparation à l’amiable par consentement mutuel, ni rupture consécutive à un procès équitable mais unilatéral, abrupt, sans appel, le fait du prince qui, du jour au lendemain, précipite dans la fosse commune de l’histoire, l’Afrique, les Africains, et, avec eux le passé et le futur par-dessus, pour bâtir la maison commune des frères européens.

Cet aspect particulier des choses est certainement celui qui mérite le plus réflexion et commentaire. L’Afrique victime de Schengen ! Je me souviens de ces propos d'une personnalité politique française qui fut Premier ministre au début des années 90 :

Il faut que nous fermions un peu nos portes à ceux du Sud pour les ouvrir un peu plus à ceux de l’Est, c'est-à-dire les ressortissants des anciens pays du bloc de l'Est après la dislocation de l'Union soviétique. Quel retournement de l'histoire ! » [Tidiane Diakité, France que fais-tu de ta République ?, L’Harmattan, 2004].

 

 

> D’hier à demain, l’Afrique

Demain, l’Afrique, une province chinoise ou indienne ? Une zone d’influence russe ?...

Et quid de la francophonie ?

Quelle place pour la France, demain ?

 

                                                       

                                                         

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3 juillet 2022 7 03 /07 /juillet /2022 10:51

 

IMMIGRATION, IMMIGRÉ

DEUX VIEUX MOTS

SANS DOUTE PARMI LES PLUS UTILISÉS

DANS LE MONDE HIER ET AUJOURD’HUI (1)

 

istockphoto.com

 

Deux vieux mots qui recouvrent un même phénomène

(déplacement de personnes et des réalités différentes).

 

 

°Un monde en mouvement depuis la nuit des temps, de l’homme de Neandertal jusqu’à celui du XXIe siècle.

Après la création d’un État, le premier souci de ses habitants étaient de le protéger des invasions éventuelles. Pour cela ils créèrent des frontières et émirent des lois pour réguler l’entrée des nouveaux arrivants dans leurs villes et villages.

Malgré les États, les frontières et les lois, les hommes ont toujours été en mouvement, partout et pour diverses raisons : échanges de produits, de savoir-faire…

 

 

Gérard Noiriel, dans son ouvrage, Atlas de l’immigration en France, nous montre le début et l’extension de ce mouvement des peuples.

 

« Les migrations : une histoire ancienne.

Dans l'Antiquité, c'est grâce aux migrations que les grandes civilisations ont pu s'épanouir, dans le bassin méditerranéen ou en Asie…

À partir du XVIe siècle, les progrès économiques et techniques de l'Europe occidentale fournissent à ses habitants les moyens de coloniser les autres peuples du monde. On peut distinguer deux grandes périodes. La première, celle des “temps modernes“, encadrée par deux grandes dates symboliques : 1492 (“découverte“ de l'Amérique par Christophe Colomb) et 1789 (début de la Révolution française) correspond à l'ère de la navigation à voile et de l'exploration du globe. L'émigration des Européens vers les autres continents reste limitée. En Asie, en Afrique et en Océanie, un petit nombre d'aventuriers, de marins et de commerçants installent des comptoirs en bordure des océans. Seule l'émigration vers l'Amérique présente un caractère de masse, conduisant à l'asservissement des cultures et au massacre des peuples des mondes précolombiens. L'histoire des migrations humaines débouche ainsi sur des formes de barbarie qui sont aggravées par le développement du “commerce triangulaire“, fondé sur la mise en esclavage de population africaine et sur la traite des Noirs. » (Gérard Noiriel, Atlas de l’immigration en France)

 

 

L’étude des migrations, quelles que soient les raisons ou l’aspect sous lequel on la mène, ou les régions du monde considérées, exige une vision globale du phénomène migratoire en rapport avec l’évolution des peuples et des nations, mais aussi de l’économie, des techniques…

L’Europe et la France en particulier, ont longtemps été considérées comme des régions d’immigration. Cette situation s’est amplifiée à partir du commencement du 19e siècle avec le début de l’industrialisation. Pour développer leurs industries, les Européens devaient aller chercher ailleurs la main-d’œuvre et la matière première indispensable au bon fonctionnement de leurs usines. Ils devaient également trouver à l’extérieur, des débouchés pour leurs produits manufacturés.

Pour cela ils colonisèrent les régions du monde qui leur étaient utiles, particulièrement en Afrique, en Amérique, en Asie.

 

 

° L’amplification de ce mouvement s’amorce au 19e siècle pour culminer de nos jours : flux de personnes, de produits, de techniques, d’idées...

Au début du 19e siècle, la France apparaît comme le principal État d’immigration en Europe comme on le voit sur la carte ci-dessous.

Des ressortissants de divers pays d’Europe convergent vers la France, surtout pour y trouver du travail.

(Gérard Noiriel, Atlas de l’immigration en France)

 

° L’industrialisation de la fin du 19e siècle, et des crises sociales entraînent le départ de nombreux Européens vers l’Amérique, devenue un pôle d’attraction.

 

(Gérard Noiriel, Atlas de l’immigration en France)

 

Cependant la France reste un pays d’immigration surtout pour les ressortissants des colonies françaises.

Le texte ci-dessous de Gérard Noiriel, tiré du même ouvrage, en est un bon résumé.

 

« LA SINGULARITE DE LA FRANCE.

Pendant la première période de l'histoire coloniale, la France, État le plus peuplé d'Europe, est un grand pays d'émigration. Des ports comme Nantes et Bordeaux ont bâti leur prospérité initiale sur le commerce triangulaire, participant activement à la traite négrière. Des milliers de colons français s'installent au Québec, en Louisiane, dans les Caraïbes. Des comptoirs français se créent sur les rives de tous les autres continents.

Au cours du XIXe siècle, pendant la deuxième phase de la colonisation, la IIIe République s'engage, comme les autres grands États européens, dans la course aux possessions coloniales, sous l'impulsion de Jules Ferry (que ses ennemis appellent le «Tonkinois»). À partir des «têtes de pont» établies dans les siècles antérieurs, l'empire français s'étend en Afrique, en Asie et en Océanie.

Mais, si l'on compare cette seconde période de l'histoire coloniale française à la première, on constate un changement essentiel : l'émigration des colons s'affaiblit. En raison du déclin démographique qui touche l'Hexagone dès le milieu du XIXe siècle, les départs sont juste suffisants pour fournir les cadres de l'empire colonial et la France devient, dès cette époque, un grand pays d'immigration.

La pluriactivité qui avait permis un vigoureux essor de l'économie française, sans pour autant aggraver l'exode rural, est condamnée par le développement de l'industrie lourde dans les dernières décennies du xix' siècle. Désormais, le recours massif aux travailleurs étrangers s'impose. »

 

 

° Les « Trente Glorieuses »

En France, la période comprise entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale de 1945 à 1975 environ, est connue sous le nom des « Trente Glorieuses ».

Ce fut, en effet, une période de reconstruction du pays pour lui permettre de se relever des ruines et des affres du conflit mondial destructeur.

Ce fut aussi l’époque d’un développement et d’une modernisation de la France.

 

 

Ce prodigieux développement et cette modernisation sans précédent furent rendus possibles par l’afflux important de travailleurs étrangers provenant principalement des colonies ou anciennes possessions françaises d’Afrique et d’Asie.

Puis la France procéda au licenciement massif de ces travailleurs étrangers et à leur rapatriement par divers moyens.

Certains parmi eux voulurent échapper à ce départ forcé, et devinrent donc des « clandestins ».

(Voir article du blog du 26 mai 2012 : immigration, clandestins d’hier et d’aujourd’hui).

(Voir également d'autres articles du blog sur le même thèmes)

 

Un si long chemin

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18 juin 2022 6 18 /06 /juin /2022 12:24

Cathédrale de Chartres (Vitrail de Charlemagne)

 

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MOYEN ÂGE : LES ABUS DE CERTAINS ARTISANS

DÉNONCÉS PAR UN PRÉDICATEUR ALLEMAND :

BERCHTOLD DE RATISBONNE

 

Berchtold de Ratisbonne (Manuscrit de Vienne, 1447)

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Berchtold (ou Berthold, Bertold) de Ratisbonne (en allemand Berthold von Regensburg) (vers 1220 – 1272) fut un religieux allemand du XIIIe siècle, connu et respecté, un prédicateur exceptionnel et recherché, un écrivain européen avant l’heure.

Après son noviciat à Ratisbonne, il commença rapidement à prêcher, d’abord à Ratisbonne, sa ville natale, puis très vite en itinérance, d’abord en Allemagne, puis dans toute l’Europe : Autriche, Suisse, France, Angleterre...

Sa forte personnalité et ses prédications renommées attiraient un public de plus en plus nombreux, à tel point que « les églises ne pouvaient les recevoir et il était forcé de parler d'une plate-forme ou d'un arbre en plein air », selon l’abbé Hermann de Niederaltaich, son contemporain (1200/1202-1275).

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Ses prêches abordaient surtout ce qui concernait les gens moyens, leurs préjugés, leur vie de tous les jours…

Berchtold de Ratisbonne dénonçait aussi les pratiques des artisans et marchands, pratiques qui avaient cours au moyen âge et qu’il jugeait inacceptables, déshonorantes, ce qui annonce une réorganisation des métiers dans les siècles à venir.

Il dénonçait l'usure et le commerce malhonnête, le monde des métiers et des corporations, bruyants et hors les règles de la bienséance, comme on le voit dans l’extrait ci-dessous.

Il dénonçait aussi les magistrats injustes, les impôts excessifs…

Son style nous apprend l’un de ses biographes, « clair et remarquablement dégagé de toute construction latine était fort apprécié du public… ».

 

***

Berchtold de Ratisbonne s’adresse à certaines corporations d’artisans en ces termes :

 

« De tous les fripons, vous êtes les premiers, vous qui travaillez dans le vêtement, les soies, la laine, la fourrure, les chaussures, les gants ou les ceintures. On ne peut en aucune façon se passer de vous. Il faut absolument que les hommes s'habillent. Votre devoir serait donc de les satisfaire par la conscience de votre travail, en vous abstenant de voler la moitié de l'étoffe ou de recourir à d'autres roueries telles que mêler du crin à votre laine ou l'étirer tellement que le client pense avoir acheté de la bonne étoffe, alors que vous l'avez rendue plus longue qu'elle ne devrait,... et vous faites d'une bonne étoffe quelque chose d'inutilisable. Aujourd’hui, à cause de votre fraude, personne ne peut trouver de bon chapeau; la pluie en traversera le bord et dégoulinera sur la poitrine. Même tromperie pour les chaussures, les fourrures, le corroyage. Vous vendez du vieux cuir en le faisant passer pour neuf et, quant au nombre de vos supercheries, personne ne le sait mieux que vous et votre maître, le diable !...

En second lieu viennent ceux qui travaillent avec des outils de fer. De tels artisans devraient tous être consciencieux et dignes de confiance dans leur tâche, qu'ils travaillent à la journée ou à la pièce, ainsi que le font beaucoup de charpentiers et de maçons. Lorsqu'ils travaillent à la journée, ils ne devraient pas rester volontairement désœuvrés pour multiplier d'autant le nombre de leurs journées. Et toi, si tu travailles à la pièce, ton devoir te dicte de ne pas expédier la tâche trop vite afin d'en être débarrassé plus tôt, si bien que la maison s'effondrera avant qu'un an ou deux soient écoulés. Tu dois t'appliquer à ce travail comme si c'était pour toi. Toi, maréchal-ferrant, tu ferreras un cheval d'un fer qui ne vaut rien et qui cassera avant que l'animal ait parcouru à peine un mille. Il en restera peut-être boiteux, ou bien le cavalier sera fait prisonnier ou perdra la vie. Tu es un démon et un apostat et ce sont les anges apostats que tu iras rejoindre. » (Berchtold de RATISBONNE in Maxime Roux, Textes relatifs à la civilisation matérielle et morale du Moyen âge)

 

Maréchal ferrant

 

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4 juin 2022 6 04 /06 /juin /2022 14:53

 

Racisme ordinaire

{

Voici deux poèmes qui illustrent ce racisme ordinaire ; l’un plein de tendresse, l’autre plein d’humour.

 

 

Rasmané

 

A quand remonte mon Amour pour l'Afrique

je pense, à la découverte de mon Ami Tom

ma plaie au cœur est loin d'être utopique

Je n'ai jamais oublié la souffrance de cet homme

 

Mémé appelait mon bébé noir, le négro

Et dans sa bouche, je ressentais le mépris

Pourquoi n'aimait-elle pas mon enfant chéri

peut-être à cause de la couleur de sa peau ?

 

Puis vinrent les apprentissages de la géo

avec son cortège de dénomination peu claire

Demandant à Maman pourquoi cet imbroglio

pour désigner ce pays plein de mystères.

 

Mémé était bêtement follement raciste

cela a renforcé en moi mes convictions

je fis du bénévolat empreinte d'émotion

pour effacer ses idées fatalistes

 

marraine d'un enfant au Burkina Faso

Je partage avec lui ses désirs, ses idées

Il ne s'appelle pas Tom bien sûr mais Rasmané

Aurons-nous la chance de nous voir bientôt ?

                                                                          (Mireille GOUTARD in D’une rive à l’autre, Revue de l’Association « Poésie et Nouvelles en Normandie », n°70)

                                                                                            

 

Cher Frère Blanc

 

Quand je suis né, j'étais noir

Quand j'ai grandi, j'étais noir

Quand je vais au soleil, je suis noir

Quand j'ai froid, je suis noir

Quand j'ai peur je suis noir

Quand je suis malade, je suis noir

Quand je mourrai, je serai noir.

 

Tandis que toi, homme blanc

 

Quand tu es né, tu étais rose

Quand tu as grandi, tu étais blanc

Quand tu vas au soleil, tu es rouge

Quand tu as froid, tu es bleu

Quand tu as peur, tu es vert

Quand tu es malade, tu es jaune

Quand tu mourras, tu seras gris.

 

Et après ça, tu as le toupet de m'appeler

Homme de couleur

                                                                      (Léopold Sedar SENGHOR)

 

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15 mai 2022 7 15 /05 /mai /2022 09:05

Cathédrale de Chartres (Vitrail de Charlemagne)

 

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PARIS AU MOYEN-AGE : MÉTIERS ET CORPORATIONS

 

 

Après l’An Mil, dans les villes et les bourgs, les artisans s’organisent en associations professionnelles, les corps de métiers. (Guildes ou Hanses, selon les lieux).

Les corporations étaient composées d’artisans d’une même profession (taverniers, cervoisiers, forgerons, tisserands, boulangers, charpentiers…).Chaque corporation était organisée selon une hiérarchie stricte : apprentis, compagnons, maîtres (patrons).

La plupart des métiers d’artisans étaient régis par une corporation qui avait pour rôle de réglementer la durée de la formation, la procédure, pour obtenir le titre d’artisan.

C’est aussi la corporation qui fixait les prix, des marchandises et assurait la protection de ses membres.

 

***

Ci-dessous deux exemples qui illustrent le rôle des corporations au 13e siècle, rapportés par Étienne Boileau dans son ouvrage Le Livre des Métiers.

 

« Corporation des taverniers

Peuvent être taverniers à Paris ceux qui le veulent, s'ils en ont les moyens, en payant le chantelage (droit que prélevait le seigneur sur le vin vendu en gros.) au roi, les mesures aux bourgeois et les crieurs. Chaque tavernier doit acheter tous les ans ses mesures aux bourgeois de Paris. Les bourgeois les vendent plus à l'un, moins à l'autre, selon leur caprice. Quiconque vend à Paris du vin en tonneau doit avoir un crieur.

Tous les taverniers de Paris peuvent vendre le vin qu'ils veulent, au prix qu'ils veulent. Cependant ils ne doivent pas augmenter leurs prix; par contre, ils peuvent le baisser et avoir du vin en tonneau autant qu'il leur plaît. Qu'ils aient des mesures justes ; si quelqu’un utilise de fausses mesures, le roi fixera l'amende à lui infliger.

 

Marchand de vin rouge (Tacuinum sanitatis, 15e S)

 

Corporation des cervoisiers (brasseurs.)

Nul cervoisier ne peut ni ne doit faire de la cervoise (sorte de bière) avec autre chose que de l'eau et du grain, c'est-à-dire de l'orge, du méteil (mélange de seigle et de froment) et de la drèche (résidu de la distillation des grains). Si on y mettait autre chose, genièvre, piment, pour la rendre plus forte, et si on était pris sur le fait, on payerait au roi une amende de vingt sous de Paris. Les prud'hommes du métier disent que tout n'est pas bon à entrer dans la composition de la cervoise, car il y a des choses malsaines et mauvaises pour la tête, pour le corps, pour les gens affaiblis et malades.

Nul ne peut ni ne doit vendre de la cervoise ailleurs qu'en la brasserie. Car ceux qui sont revendeurs de cervoise ne la vendent pas si bonne que ceux qui la fabriquent chez eux, et ils la vendent aigre et tournée : en effet, ils ne savent pas la mettre au point ; de plus, ceux qui ne la fabriquent pas chez eux, quand ils la font vendre en deux ou trois endroits dans Paris, ne sont pas là et leurs femmes pas davantage : ils la font vendre par leurs petits garçons et dans les rues des faubourgs. »  (Boileau Étienne, Le Livre des métiers, in Maxime Roux, Textes relatifs à la civilisation matérielle et morale du Moyen âge)

 

Boileau Etienne (1200-1270)
                       
Statue de l'Hôtel de ville de Paris

*

Etienne Boileau (1200-1270)

Il reçoit de Louis IX la première magistrature de Paris, vers 1254.

Louis IX le nomme Prévôt de Paris de 1261 à 1270.

Il est sévère et redouté. Il réprime les abus, rétablit les revenus royaux, réorganise les corporations d’arts et métiers. Il fait inscrire leurs coutumes et règlements ainsi que les octrois perçus et les juridictions de Paris sur un registre, le « Livre des métiers » rédigé en 1268.

 

Le Livre des métiers qu'il fait compiler vers la fin de sa carrière est un recueil de règlements établis et de règles spontanées qui tirent leur force de l'usage, et dont l'objet principal était de protéger l'artisanat et le petit commerce parisiens contre la concurrence déloyale et le chômage. Bien qu'il ne s'agisse en rien d'une œuvre originale, on y dénote un souci de cohérence et d'harmonisation. La plupart des dispositions du Livre des métiers sont la base de la réglementation professionnelle à Paris, jusqu'à la fin du Moyen Âge.

C’est un recueil des statuts de métiers parisiens (publié en 1837, pour la première fois).

 

Étienne Boileau est installé au Châtelet et cumule les fonctions de receveur des finances, d’officier de police, de juge et d’administrateur. Son traitement est fixé à 300 livres par an.

C’est avec beaucoup de fermeté qu’il exerce ses fonctions et va même jusqu'à tenir tête au chapitre de Notre-Dame pour défendre les droits du roi.

 

Étienne Boileau a appliqué la justice sans considération pour la richesse ou le rang et il a débarrassé la cité de tous ses voleurs et criminels, selon Jean de Joinville.

 

 

Le métier de crieur illustré par Jean Bodel dans le « jeu de Saint-Nicolas ».

Le crieur est au service du tavernier qu’il relaie dans la rue. Son rôle est de vanter le vin servi dans cette taverne.

 

13e siècle, un crieur de rue

« Raoulet. Vin nouvellement mis en perce ! A plein lot, à plein tonneau ! honnête et buvable, franc et corsé, courant comme écureuil au bois, sans aucune saveur de pourri ni d'aigre, courant sur lie, sec et vif, clair comme larme de pécheur, s'accrochant à la langue du gourmet ! Nul autre n'y doit goûter ! Voyez comme il tire son rideau de mousse, voyez comme il monte, étincelle et pétille ! Gardez-le dans la bouche, sa saveur vous ira jusqu'au cœur !»  (Jean Bodel, in Maxime Roux, Textes relatifs à la civilisation matérielle et morale du Moyen âge)

 

***

Jean Bodel (1165-1210)

*

Jean Bodel (1165-1210) vécut à Arras. C’est un trouvère qui s’est illustré dans la chanson de geste et le fabliau.

En 1202, Jean Bodel contracta la lèpre et entra dans une léproserie où il finira ses jours.

 

Il est l’auteur d’un certains nombre d’écrits :

  • La Chanson des Saisnes qui relate la guerre de Charlemagne contre les Saxons et leur chef Widukind (que Bodel appelle Guiteclin).
  • Le Jeu de Saint-Nicolas qui narre la façon dont Saint-Nicolas a forcé des voleurs à rendre un trésor volé.

 

Il fut le premier à avoir classé les thèmes légendaires et les cycles littéraires connus par la littérature médiévale dans

  • La matière de Rome (contes de l’antiquité classique)
  • La matière de Bretagne (concernant le Roi Arthur)
  • La matière de France (concernant Charlemagne et ses paladins).

 

Dans ses « Congés » Bodel, malade, fait ses adieux à sa ville natale et à ses amis. Le poème n’est plus sur la mort en général, mais sur sa mort.

 

Avec « Les Vers de la mort » d’Hélinand de Froidmont, il ouvre la voie à une poésie personnelle, « le dit ». Rutebeuf en est un célèbre représentant.

 

Il a aussi écrit des fabliaux comme « Brunain la vache au prêtre »


 

 

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20 avril 2022 3 20 /04 /avril /2022 14:41

L’Homme de Vitruve
 (Léonard de Vinci)

 

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LA VISION DE L’ART DE GOTTFRIED HONEGGER

DANS SA LETTRE À LEONARD DE VINCI

 

Gottfried Honegger (1917-2016)

 

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Gottfried Honegger, né en 1917 à Zurich et mort en 2016 également à Zurich, est un peintre, graphiste publicitaire et collectionneur suisse.
Il a vécu et travaillé à Paris, Zurich, Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes)…

En 1938, il fonde un atelier de graphisme, de décoration et de photographie.
Entre 1939 et 1960, il séjourne dans différents pays puis revient en France en 1960, où il utilise l’informatique pour des dessins programmés par ordinateur.

Honegger réalise des Tableaux-reliefs aux formats monumentaux.

Il est reconnu comme l’un des piliers de l’art concret (mouvement artistique de tendance abstraite).
Il travaille sur le principe des variations à partir d'un seul et même thème.

 

Il pense que la beauté peut changer le monde. Pour lui, l’art a une fonction sociale, ce qui le conduit à concevoir un outil pédagogique : Le Viseur. Cet instrument est destiné à l’apprentissage du regard pour l’enfant : améliorer la perception des couleurs, des formes, du rythme. En 2015, Honegger avait initié des activités plastiques pour les enfants handicapés.

Il est convaincu que «l'excès d'images virtuelles paralyse notre conscience», il s'inquiète de l'addiction des jeunes aux écrans, allant parfois jusqu'à la folie.

 

« Son père fut sa deuxième école, éthique plus que politique : « Un père socialiste qui me dit : “Tu as eu de la chance, mais il y en a d’autres qui n’ont pas eu cette chance. Fais ton travail pour aider ceux-là.” Et je suis devenu socialiste avec un imaginaire de paysan. » (Le Monde, 18 janvier 2016).

 

Il réalise les vitraux des quatorze baies supérieures de la nef de la cathédrale de Liège, avec Hervé Loire, maître verrier de Chartres. (2014).
En 2000, avec sa dernière épouse, Sybil Albers-Barroer, il fait la donation de leur collection d’art (500 œuvres de 160 artistes) à l’État français.

 

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«l'Europe avant d'être une alliance militaire ou une entité politique doit être une communauté culturelle». (Maurice Schumann)

 

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La Joconde (Mona Lisa)

 

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Lettre à Léonard de Vinci

 

Très cher,

 

Afin de persuader notre ministre de la culture que l'art ne fait pas que coûter de l'argent, qu'il en laisse aussi dans les caisses de l'État, je lui ai écrit le billet suivant : « Mona Lisa, votre tableau suspendu au Louvre a rapporté à la France plus de devises et de prestige que Citroën, Peugeot et Renault réunis. Votre Mona Lisa n'a jamais fait grève, n'a jamais été malade, ni enceinte. Durant les cinquante dernières années, elle n'a été absente que deux ans. Et le vol n'a fait que renforcer sa légende, sa popularité. Ajoutons que Mona Lisa est un cadeau que vous avez fait à François Ier, alors roi de France ».

 

Il serait temps d'admettre que l'art n'est pas un luxe. Une ville comme Paris dépérirait sans l'art, sans les musées. Chaque année quatorze millions de touristes viennent dans la capitale, essentiellement attirés par la légende artistique de Paris. C'est l'art en premier qui crée une identité nationale.

 

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La poésie est un art qui ne se sent pas, alors que l’art, une poésie qui ne se voit pas » (Léonard de Vinci)

 

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Ceci dit en passant. Si je vous écris, c'est parce que la vulgarisation de votre Mona Lisa me préoccupe. Pas un drap de lit, pas une assiette, pas un t-shirt, pas..., pas..., pas..., pas une publicité télévisuelle sans elle. Votre œuvre est devenue une marque mondiale, exploitée avec cynisme et mauvais goût. Même des collègues artistes comme Marcel Duchamp ou Andy Warhol utilisent Mona Lisa, pour je ne sais quelle raison. Ce culte de Mona Lisa, cette pseudo-culture qui mêle art et consommation nuit à votre œuvre, à l'art tout entier. On utilise la légende de votre œuvre à des fins mercantiles. Le dommage qu'elle subit témoigne d'une économie sans scrupule, sans éthique.

 

Mais il n'y a pas que votre Mona Lisa, tout ce qui possède un éclat, un sens, est déshonoré. Quand la religion sert à vendre des pâtes alimentaires et Picasso des Citroën, plus rien n'est épargné.

Les héritiers Picasso, eux-mêmes, dirigent à New York une multinationale de la marque Picasso qui ne rapporte pas un simple pourboire. Que Picasso ait été communiste et ait dessiné la colombe de la paix s'embarrasse personne de nos jours. Picasso qui a écrit : « Je ne peins pas pour décorer des murs, je peins contre les ennemis de l'humanité » .

 

 

 

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« Chez nous, les hommes devaient naître plus heureux qu’ailleurs, mais je crois que le bonheur vient aux hommes qui naissent là où il y a du bon vin. » (Léonard de Vinci)

 

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Est-ce que je vous parais trop moralisateur, trop prude, trop dépourvu d'humour ? Je pense que l'économie, le néolibéralisme ont besoin du manteau de la culture pour camoufler leur égoïsme, leur course à l'argent et au pouvoir. En ce sens le sponsoring de l'activité économique est pure publicité de prestige. L'art doit fournir ce que la Bourse ne possède pas : la culture.

Cette popularité mondiale de l'art n'épuise pas seulement l'éthique de votre œuvre. Max Bense, un philosophe allemand, professeur au nouveau Bauhaus d'Ulm m'a convaincu qu'une œuvre d'art, aussi bonne qu'elle soit, est condamnée au kitsch par la reproduction en série et par le temps. Il a raison, votre Mona Lisa est aujourd'hui nue, avilie, récupérée par le tourisme de masse — le safari culturel.

 

Vous m'avez écrit autrefois : « Nous en concluons que la peinture n'est pas qu'une science (c'est-à-dire un chemin vers la connaissance), elle est chose divine qui recrée l'œuvre vivante de Dieu ». Vous écriviez dans la même lettre : « L'art pictural atteint une telle perfection qu'il ne se consacre pas seulement aux apparences de la nature, il engendre les apparences comme nature ».

Votre vision de l'art me donne le courage de persévérer, de continuer à protester. Notre travail est aujourd'hui plus que jamais une exhortation. Nous devons dans l'ombre d'un monde qui se cherche rendre perceptible la croyance à un meilleur, à un possible. L'espoir est une énergie qui fait jaillir la lumière.

Autrefois une idéologie uniforme déterminait la forme et le contenu de l'art. L'art était au service du pouvoir, mais aussi des Lumières (Aufklàrung). Aujourd'hui je regrette l'absence de commande officielle. La diversité de l'art actuel est le reflet de notre liberté démocratique. Ce qui nous manque, ce qui manque à la plupart des artistes c'est de comprendre que l'art, comme il l'a toujours fait, doit viser une politique culturelle. Un art sans engagement social reste décoratif, un simple divertissement.

Ce qui caractérise votre œuvre, c'est sa participation à la vie publique. Votre art rend visible. Il nous ouvre les yeux sur le miracle du monde.

Je vous remercie de votre patience. Je vous remercie aussi, parce que votre œuvre, l'impact de vos tableaux ont fortifié ma conscience, ma volonté de créer des formes.

 

Léonard de Vinci (1452-1519)

 

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Léonard de Vinci (1452 à Vinci-1519 à Amboise)

La personnalité puissante et séduisante de Léonard de Vinci est apparue au moment où la renaissance était en pleine vigueur. Léonard de Vinci s’y trouvait parfaitement à l’aise.

Il a incarné pleinement les idées nouvelles de la période, par-dessus tout, la liberté nouvelle de l’artiste, émancipé des cadres professionnels anciens. Pour lui, cette soif de liberté devait permettre à l’artiste de s’émanciper de ces cadres et dominer, par la réflexion scientifique et philosophique, l’empirisme des métiers.

C’est ainsi que Léonard de Vinci devint l’interlocuteur des grands de l’époque à travers l’Europe.

Son génie infatigable et singulier « déborde les préoccupations objectives et sereines de la première renaissance ».

 

Sa biographie atteste une activité prodigieuse qui n’est pas toujours menée à terme, suscite des reproches et se retrouve de bonne heure colorée par la légende, son œuvre écrite connaît un sort étrange : ses recherches théoriques donnent des proportions inconnues à la doctrine d’ « l’art-science ».

Il touche à tous les arts en suggérant partout un idéal de rigueur et de complexité qu’illustre, en peinture un petit nombre d’œuvres souvent inachevées.

 

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« Plus on connaît, plus on aime » (Léonard de Vinci)

 

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Quelques éléments de sa vie :

 

Né en 1452 à Vinci (Italie), près de Florence, il est le fils naturel d’un notaire Piero da Vinci et d’une jeune paysanne. Il est élevé dans la maison paternelle à Vinci et choyé par sa jeune belle-mère (ce qui nuance les spéculations de Freud sur la pénible condition du bâtard, car Ser Piero se maria quatre fois mais n’eut un second enfant qu’en 1476).

Son père l’inscrit à 10 ans, à Florence, dans une « scuola d’abaco » et ensuite dans l’atelier de Verrocchio.

Il y apprend les mathématiques, l’architecture, la perspective mais aussi la peinture le dessin et la sculpture.

Il y côtoie Botticelli et Pérugin, entre autres.

En 1472, L. de Vinci devient membre de la corporation des peintres de Florence. Il reste cependant au service de Verrocchio jusqu’en 1482.

 

Léonard de Vinci débute sa propre carrière par des portraits, tableaux religieux…

Il réalise surtout des commandes passée par les monastères et notables de Florence.

Afin de se mettre à l’abri du besoin, il cherche un mécène. Apprenant que le duc de Milan, Ludovic Sforza (dit Ludovic le More) veut ériger la statue équestre de son père, Léonard part pour Milan (1482) où il se consacre à la création de cette statue pendant 16 ans. Mais faute de bronze elle ne sera pas réalisée.

Il peint cependant les portraits suivants :

Portrait de Cesilia Gallerani (maîtresse du duc de Milan), La Vierge aux Rochers, La Dame à L’Hermine.

Il est nommé « Maître des arts et ordonnateur des fêtes » et invente des machines de théâtre.

À la chute du duc de Milan, Léonard quitte la ville. Pendant 15 ans il voyage entre Florence, Rome, Milan.

Génie touche à tout, il se fit connaître, partout, par l’importance et la diversité de son œuvre: peinture, sculpture, littérature, dessin, portrait, travaux de mathématiques, décors de théâtre…

 

Vers 1490 Léonard de Vinci, dessine « L’Homme de Vitruve », célèbre dessin inspiré des écrits de l’architecte romain Vitruve qui a travaillé sur les proportions idéales du corps humain.

Il montre un homme placé dans un cercle avec pour centre le nombril ; œuvre symbolique de la Renaissance, de l’humanisme et de la science. (L’homme est au centre de tout).

 

Dessin-invention de Léonard de Vinci

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Léonard de Vinci en France

 

À la fin de 1516, Léonard de Vinci est invité par le roi de France, François Ier (vainqueur de Marignan et arbitre de l’Italie).

Il a pris soin d’emporter avec lui ses tableaux et ses cahiers de notes qu'il laisse en totalité à son élève et compagnon fidèle, Francesco Melzy.

 

En 1517 il réside à Amboise, au Manoir de Cloux (actuel Château de Clos Lucé) et est nommé « premier peintre et architecte du roi ».

Il reprend des projets de canalisation pour Romorantin, et donne, en même temps des décors pour la fête de cour du printemps de 1518.

 

Léonard de Vinci meurt le 2 mai 1519, à Amboise.

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« Comme une journée bien remplie nous donne un bon sommeil, de même une vie bien remplie nous mène à une mort paisible » (Léonard de Vinci)

 

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Statue de Léonard de Vinci à Florence (Italie)

 

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5 avril 2022 2 05 /04 /avril /2022 10:34

 

UN ÉCRIVAIN SOUCIEUX DE L’UNITÉ DE L’EUROPE
VICTOR HUGO

 

Victor Hugo (1802-1885)

 

¤ Lettre à l’armée russe

Cette lettre s’inscrit bien dans l’actualité ; presque deux siècles séparent l’invasion de la Pologne et de l’Ukraine ; et toujours une certaine sauvagerie de l’armée russe.

***

« Soldats russes, redevenez des hommes.
           
Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la.
           
Pendant qu’il en est temps encore, écoutez :

Si vous continuez cette guerre sauvage ; si, vous, officiers, qui êtes de nobles cœurs, mais qu’un caprice peut dégrader et jeter en Sibérie ; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd’hui, violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos familles, sujets du knout, maltraités, mal nourris, condamnés pour de longues années et pour un temps indéfini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne ailleurs ; si, vous qui êtes des victimes, vous prenez parti contre les victimes ; si, à l’heure sainte où la Pologne vénérable se dresse, à l’heure suprême ou le choix vous est donné entre Petersburg où est le tyran et Varsovie où est la liberté ; si, dans ce conflit décisif, vous méconnaissez votre devoir, votre devoir unique, la fraternité ; si vous faites cause commune contre les polonais avec le czar, leur bourreau et le vôtre ; si, opprimés, vous n’avez tiré de l’oppression d’autre leçon que de soutenir l’oppresseur ; si de votre malheur vous faites votre honte ; si, vous qui avez l’épée à la main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous écrase tous, russes aussi bien que polonais, votre force aveugle et dupe ; si, au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des nations, vous accablez lâchement, sous la supériorité des armes et du nombre, ces héroïques populations désespérées, réclamant le premier des droits, le droit à la patrie ; si, en plein dix-neuvième siècle, vous consommez l’assassinat de la Pologne, si vous faites cela, sachez-le, hommes de l’armée russe, vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous même des bandes américaines du sud, et vous soulèverez l’exécration du monde civilisé ! Les crimes de la force sont et restent des crimes ; l’horreur publique est une pénalité.

Soldats russes, inspirez-vous des polonais, ne les combattez pas.

Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n’est pas l’ennemi, c’est l’exemple. »

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 11 février 1863.

 

(Article paru le 11 février 1863 dans le journal La Presse.)

 

 

 

« Il vient une heure où la protestation ne suffit pas, après la philosophie, il faut l’action. » (Victor Hugo)

 

 

¤ Bref rappel de la vie de Victor Hugo

Victor Hugo, écrivain français, est né à Besançon en 1802 et mort à Paris en 1885.
        Fils d’un général d’Empire, il montre très tôt un goût prononcé pour les lettres (la littérature).

À ses débuts, très tôt, avant l’âge de 20 ans, il semble tenté par la rigueur classique et fait preuve d’un « certain conservatisme en politique », sensible dans ses premières œuvres :

-les Odes (1822).

-les Ballades (1826).

Mais, le jeune écrivain va vite vers d’autres formes littéraires, avant d’évoluer vers le romantisme qui semble plus convenir à son tempérament.

Cette évolution littéraire s’accompagne d’un pendant prononcé  pour la politique.

 

 

À partir de la publication des « Orientales », il fait de la liberté un élément indispensable de la création artistique (toutes les formes de l’Art)

 

Dès lors Victor Hugo, s’impose comme le chef de file du romantisme, surtout avec la représentation de sa pièce « Hernani »

À partir de 1831 il multiplie les recueils de poésie :

-Les feuilles d’Automne

-Les chants du crépuscule

-Les Voies intérieures

-Les Rayons et les Ombres

 

La gloire littéraire d’Hugo le pousse à se lancer dans la publication de romans historiques

-Notre-Dame de Paris

-Les Misérables

-Quatre-vingt-treize

-Les Travailleurs de la mer

 

À ces activités littéraires, il ajoute un autre penchant, la politique.

Louis-Philippe le nomme Pair de France (1845) en tant que Vicomte Hugo.

1848, il est élu député.

Mais opposé au coup d’État de 1851, il s’exile d’abord à Jersey puis Guernesey (où il écrit « Lettre à l’armée russe » en 1863.

Durant son exil (19 ans) il rédige une bonne partie de son immense œuvre (entre 1851 et 1870, date de la chute de Napoléon II.

Cette œuvre monumentale et diversifiée à souhait, fait sans doute de lui, l’écrivain français le plus lu de son temps, comme par la postérité.

Inspiré et prolixe jusqu’à la fin de sa vie, Hugo a fait montre d’un génie, d’un talent et d’une activité exceptionnels.

 

 

« Une guerre entre Européens est toujours une guerre civile. » (Victor Hugo)

 

Dans le ton de la « Lettre à l’armée russe », le poème « Amis, un dernier mot » que Victor Hugo publia en 1831.


Amis, un dernier mot ! —

 

[…]

 

Je hais l'oppression d'une haine profonde.
Aussi, lorsque j'entends, dans quelque coin du monde,
Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier,
Un peuple qu'on égorge appeler et crier ;
Quand, par les rois chrétiens aux bourreaux turcs livrée,
La Grèce, notre mère, agonise éventrée ;
Quand l'Irlande saignante expire sur sa croix ;
Quand Teutonie aux fers se débat sous dix rois ;
Quand Lisbonne, jadis belle et toujours en fête,
Pend au gibet, les pieds de Miguel sur sa tête ;
Lorsqu'Albani gouverne au pays de Caton ;
Que Naples mange et dort ; lorsqu'avec son bâton,
Sceptre honteux et lourd que la peur divinise,
L'Autriche casse l'aile au lion de Venise ;
Quand Modène étranglé râle sous l'archiduc ;
Quand Dresde lutte et pleure au lit d'un roi caduc ;
Quand Madrid se rendort d'un sommeil léthargique ;
Quand Vienne tient Milan ; quand le lion Belgique,
Courbé comme le bœuf qui creuse un vil sillon,
N'a plus même de dents pour mordre son bâillon ;

Quand un Cosaque affreux, que la rage transporte,
Viole Varsovie échevelée et morte,
Et, souillant son linceul, chaste et sacré lambeau,
Se vautre sur la vierge étendue au tombeau ;
Alors, oh ! je maudis, dans leur cour, dans leur antre,
Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre
Je sens que le poète est leur juge ! je sens
Que la muse indignée, avec ses poings puissants,
Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône
Et leur faire un carcan de leur lâche couronne,
Et renvoyer ces rois, qu'on aurait pu bénir,
Marqués au front d'un vers que lira l'avenir !
Oh ! la muse se doit aux peuples sans défense.

J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance,
Et les molles chansons, et le loisir serein,
Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain !

 

 

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22 mars 2022 2 22 /03 /mars /2022 08:50

 

REGARD SUR LA GUERRE

 

Jean de la Bruyère (1645-1696)

 

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Jean de La Bruyère, homme de son temps

 

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« La critique souvent n’est pas une science ; c’est un métier où il faut plus de santé que d’esprit, plus de travail que de capacité, plus d’habitude que de génie. » (La Bruyère)

 

*

Jean de la Bruyère,  homme de lettres et moraliste français, né en 1645 à Paris et mort à Versailles en 1696, fils d’un Contrôleur Général de Paris, s’exerça à plusieurs métiers avant de devenir un des grands noms de la littérature française.

Après de brillantes études il obtient la licence de Droit et devient avocat au Parlement de Paris, mais plaide peu.

Il achète ensuite un office de Trésorier des Finances de la Généralité de Caen. Sa charge l’occupant peu, il passe le plus clair de son temps à lire, surtout à observer le monde de l’époque, principalement celui de sa classe et celui de la classe au-dessus. Il observe, écoute, regarde.

 

Un de ses biographes dira de lui :

« Il peut méditer, lire, observer à loisir. Il mène en somme, jusqu’en 1684, la vie d’un sage, très modéré dans ses ambitions, très jaloux de son indépendance. Chez ce bourgeois de Paris, de la même race qu’un Boileau, qu’un Voltaire, sommeillent encore des dons de perspicacité réaliste et d’ironie caustique, qu’un brusque changement dans sa destinée va lui permettre de révéler. »

 

Ce changement intervient effectivement. Le 15 août 1688, La Bruyère, sur la recommandation de Bossuet, est nommé professeur d’histoire, précepteur du Duc de Bourbon, petit fils du Grand Condé, au château de Chantilly.

Ainsi, un large champ d’observation s’ouvre « à son regard aigu : il voit, de près et dans l’intimité, les grands seigneurs auxquels se mêlent parfois des parvenus, plus orgueilleux encore que les princes de sang ».

 

Dans « Les Caractères » La Bruyère poursuit un double objet :

—Peindre ses contemporains d’après nature et les amener ainsi à prendre conscience de leurs défauts et les corriger.

—Mais, comme La Fontaine, Molière, La Rochefoucauld, il vise aussi à discerner chez les Français du 17e siècle, des traits éternels de la nature humaine.

*

Le texte de La Bruyère ci-dessous contre la guerre, nous présente ce double objet.

*

« La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre l’autre misérable. » (La Bruyère)

 

*

La Bruyère a horreur de la guerre. Avec une ironie indignée il en dénonce le caractère atroce et surtout l’absurdité, montrant qu’elle ravale l’homme au-dessous des bêtes.

 

« La guerre a pour elle l’antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l’a toujours vue remplir le monde de veuves et d’orphelins, épuiser les familles d’héritiers, et faire périr les frères à une même bataille…

De tout temps, les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s’égorger les uns les autres ; et, pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu’on appelle l’art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis enchérie de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l’injustice des premiers hommes comme de son unique source est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s’abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.

*

« L’homme, (est) toujours plus avide du pouvoir à mesure qu’il en a davantage, et qui ne désire tout que parce qu’il possède beaucoup. » (La Bruyère)

 

*

Petits hommes hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants, et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds ; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l’éminence, qui est tout ce que l’on pourrait accorder à ces montagnes voisines du ciel et qui voient les nuages se former au-dessous d’elles ; espèce d’animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l’éléphant et la baleine, approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe ? Et vous autres, qui êtes-vous ? J’entends corner sans cesse à mes oreilles : l’homme est un animal raisonnable. Qui vous a passé cette définition ? Sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si vous vous l’êtes accordée à vous-mêmes ? C’est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme ils s’oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ;  mais écoutez-moi un moment. Vous  dites d’un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : "Voilà un bon oiseau" ; et d’un lévrier qui prend un lièvre corps à corps : "C’est un bon lévrier ". Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce : "Voilà un brave homme". Mais si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : "Voilà de sots animaux" ; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas "Voilà le plus abominable sabbat dont on ai jamais ouï parler" ? Et si les loups en faisaient de même : "Quels hurlements ! quelle boucherie !" Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce ? ou, après l’avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cœur  de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ? » (Extraits de La Bruyère, Les Caractères.)

*

« Le trop d’attention qu’on met à observer les défauts d’autrui fait qu’on meurt sans avoir eu le temps de connaître les siens. » (La Bruyère)

 

 

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