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11 septembre 2021 6 11 /09 /septembre /2021 08:02

 

L’EMPREINTE JURIDIQUE SUR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

 

 

Le texte suivant, extrait de Aspects de la société française de Roger Perrot, est une réflexion sur ce qu’on appelle « l’esprit juridique des Français ».
En quoi l’esprit juridique français est-il caractéristique de la culture française ?

 

*****

Roger Perrot ((1920-2014) a été professeur émérite de l’Université Paris II. Il y a enseigné de nombreuses années les institutions judiciaires et le droit judiciaire privé, et a dirigé l’institut d’études judiciaires.
Avant cela il a enseigné, entre autres, à la faculté de Strasbourg.
Il a également été expert auprès du Conseil de l’Europe.

Quelques ouvrages : 

  • Institutions judiciaires
  • Aspects de la société française
  • Procédures civiles d’exécution

«  "La France, a écrit un sociologue allemand, est restée pétrie d'un esprit juridique qui en assure la permanence". Malgré nos crises politiques, malgré cette espèce d'insouciance et de légèreté en face des graves problèmes de l'heure présente, il est réconfortant d'observer que l'étranger, parfois mieux que nous-mêmes, sait discerner un élément de continuité dans la vie française. Et, pour un juriste, il est non moins encourageant de constater que c'est à l'empreinte juridique dont notre civilisation a été marquée que l'on doit attribuer la permanence de notre pays dans le concert des nations. »

 

 

 

L’esprit de justice une caractéristique de la culture française

 

« Ce n'est pas faire preuve d'un orgueil mal placé que de chercher à déceler, à travers le miroir de la société française, les symptômes d'une pensée juridique que certains admirent et que beaucoup nous envient. Car, en dépit des vicissitudes de son histoire, la France a toujours conservé le culte de la justice, et, si parfois on peut discuter sur la conception exagérément égalitaire qu'elle s'en fait, on ne peut nier son profond désir d'en assurer la réalisation en puisant aux sources de l'esprit juridique.

 

Si, en quelques mots, nous voulions décrire l'esprit juridique, nous dirions volontiers qu'il est un esprit de discrimination qui conduit au souci de la précision technique et à la recherche d'une définition rigoureuse et formelle des droits et des devoirs de chacun, en fonction d'une espèce de mathématique des concepts. Il ne faut pas oublier, en effet, que la réalité économique et sociale, dans sa vérité naturelle, est d'une complexité infinie. Et les juristes le savent mieux que quiconque, eux qui, chaque jour, font profession d'analyser des situations toujours dissemblables parce qu'elles se renouvellent sans cesse. Or, l'esprit juridique est celui qui, précisément, tend à enclore les multiples aspects du donné social dans un réseau de concepts suffisamment restreint et rigide pour cerner, avec toujours plus de précision, les contours diffus d'un monde qui, à raison même de sa diversité, tend à échapper à l'emprise des représentations intellectuelles. »

 

 

L’esprit juridique français inspiré de l’histoire nationale

 

« Au fond, celui qui cherche à rendre compte des rapports sociaux est un peu comparable à un opérateur de cinéma qui, pour traduire le mouvement, se voit contraint de saisir une succession d'immobilités. Si rapide que soit le déroulement des images fixes, la juxtaposition de ces différents clichés ne parvient à donner l'impression de la vie qu'au moyen d'un artifice qui en estompe les nuances et les demi-teintes. La déformation est peut-être minime, voire imperceptible... mais elle n'en existe pas moins. Ainsi, par exemple, l'ouvrier qui, dans une usine ou un atelier, travaille et peine pour répondre aux exigences de la vie quotidienne, tend à devenir, pour qui est imprégné de l'esprit juridique, une personne abstraite, contrat de louage de services, est tenu à certaines obligations, en même temps qu'il est titulaire d'une collection de droits minutieusement catalogués. On pourrait renouveler la même observation à propos du mariage. A travers le prisme réducteur des notions juridiques, les époux ne sont plus tellement des personnes qui s'aiment, se déçoivent ou se détestent, que des gens sans passion, étrangers à toute sensibilité, et qui, finalement, n'intéressent le juriste que par l'ensemble des devoirs réciproques qui leur sont imposés.

 

Ce n'est pas faire le procès de l'esprit juridique que de constater cette inévitable déformation qui, d'ailleurs, ne se présente le plus souvent que sous la forme d'une tendance. Cette relative objectivité, que traduit une déshumanisation plus ou moins prononcée, est consécutive à la nécessité d'asservir l'infinie diversité des situations à des normes précises, rigoureuses et formelles, car "jamais l'intelligence humaine ne saurait retenir et loger dans autant de cadres conceptuels adéquats les manifestations innombrables de la vie appelant réglementation". A cet égard, l'esprit juridique est comparable, en bien des points, à celui de l'écrivain qui ne parvient à décrire une image ou une pensée qu'au moyen d'une succession de mots standards, lesquels, si affinés soient-ils, ne restitueront toujours que le pâle reflet d'une réalité, stéréotypée à un moment précis de son évolution. Semblable aussi à l'esprit du musicien qui, pour traduire un sentiment ou une impression, doit superposer un certain nombre de notes, inertes et sans âme. C'est l'éternelle infirmité de la pensée humaine que de ne pouvoir appréhender le monde sensible qu'au moyen d'un ensemble de représentations conceptuelles. »

 

 

Souci de minutie dans le jugement aussi caractéristique de l’esprit français

 

« Et, à vrai dire, le danger réside moins dans cette constatation que dans un refus délibéré d'en prendre conscience. En effet, on ne peut se dissimuler les outrances d'une pareille logique qui conduit inévitablement à simplifier et à schématiser à l'excès les personnes et les choses. Sans doute est-ce grâce à cet heureux effet de "polarisation" que la pensée gagne en solidité et en profondeur ce qu'elle perd en nuances. Mais, quoi qu'il en soit, il n'en demeure pas moins que l'esprit juridique déteint très profondément sur les manières de raisonner et sur le comportement d'une société qui, comme la nôtre, a recueilli en partie l'héritage du monde juridique romain. Juristes ou non, tous, à des degrés divers, nous subissons cette emprise, parce que nous vivons dans une société qui — à la différence de certaines civilisations extrême-orientales — a conservé la marque d'une pensée logique et d'un esprit juridique très nettement accusé...

 

Dans ces conditions, et par un glissement insensible, il était fatal de voir poindre ce sentiment que le droit excuse tout, suffit à tout et justifie tout. Cette idée tend, de plus en plus, à devenir un véritable axiome, et, pour s'en convaincre, il n'est besoin que de songer au souci avec lequel les particuliers prennent la précaution de faire consigner leurs droits, et tous leurs droits, dans des écrits insipides et parfois mystérieux qui, le plus souvent ne seront jamais consultés. Il suffit également de contempler la satisfaction triomphante du paysan français, lorsque, en litige avec son voisin à propos d'un cours d'eau qui traverse son champ ou au sujet de la possession de quelques mètres carrés de terrain inculte, il brandit providentiellement un acte vieux de plusieurs siècles pour y puiser le principe de son droit. Seulement, avec un tel état d'esprit, la notion de ce qui est juste a tôt fait de s'identifier à la notion de ce qui est conforme au droit. La morale s'efface derrière le "juridique" ; et ainsi, par un curieux retournement des choses, ce n'est pas parce qu'une situation est conforme à la morale qu'elle mérite d'être protégée par le droit, c'est parce qu'elle est approuvée par la loi qu'elle répond suffisamment aux préceptes de la morale. Tout naturellement la conscience se dissout dans un ensemble de textes épars et fragmentaires qui suffisent à donner la paix intérieure. Autrement dit, c'est dans les ressources d'une logique formelle, dans un aménagement plus ou moins laborieux, plus ou moins réfléchi également, des concepts juridiques, que l'on acquiert la certitude d'être un honnête homme à la conscience irréprochable. »  (Roger Perrot, aspects de la société française, (librairie générale de droit et de jurisprudence, 1953)

 

 

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