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26 mai 2019 7 26 /05 /mai /2019 08:02

LE FAIT DIVERS, AUTOPSIE DE NOUS-MÊMES
L’EXPERTISE DE ROGER GRENIER

Le fait divers, objet précieux d’introspection

Roger Grenier (1919-2017)

Roger Grenier (1919-2017, écrivain, journaliste, animateur de radio français, engagé dans le Second Conflit mondial, participe à la libération de Paris en 1944. Après la guerre, il devient collaborateur d’Albert Camus dans l’équipe de rédaction de « Combat » et de « France-Soir ».
Roger Grenier se spécialise, comme journaliste et écrivain, dans les procès qui ont suivi la libération, activité qui lui inspire l’ouvrage qu’il publie en 1947, « Le rôle d’accusé ».

L’utilité du fait divers

« Pour la plupart, le fait divers n'est apprécié que comme anecdote scabreuse, mauvais exemple, récit où l'imagination commet ou subit à bon compte le vol, le meurtre, le viol, la torture. Et les mêmes moralistes qui interdisent les livres maudits demandent que la presse ne fasse plus de publicité aux faits divers, ne mette plus de "sang à la une".

Je connais un journal de bonne foi qui s'était proposé, à sa création, de ne pas céder à ce goût dépravé du public. À l'occasion de l'arrestation de Petiot (voir note), il publia une note pour dire qu'il ne consacrerait à l'événement que la juste place que celui-ci méritait dans le mouvement de l'actualité, un petit article en bas de colonne. Plusieurs mois après, quand Petiot comparut devant les Assises, ce journal fut celui qui accorda le plus de place au compte rendu des audiences. Pourquoi ? Parce que ses rédacteurs avaient compris que le fait divers, dont ils avaient raison de rejeter le côté sordide, contenait une riche matière humaine qui valait la peine d'être révélée. Et il n'y avait rien de bas dans ce qu'ils ont publié sur le docteur de la rue Caumartin. Dans cette revue même, on a pu se pencher sur le cas de Petiot et y voir, comme dans un miroir déformant, le reflet de toutes les anomalies de notre époque. »

Note : [Marcel Petiot, dit le docteur Petiot (1897-1946). Médecin et homme politique français, condamné pour meurtres lors de la Deuxième Guerre mondiale, après la découverte à son domicile parisien des restes de 27 personnes.]

Marcel Petiot (1897-1946)

Ce que le fait divers nous révèle de nous-mêmes

« A vrai dire, le fait divers n'a pas toujours une portée aussi générale. Au premier abord, il ne figure dans les journaux qu'en tant qu'anecdote, de l'ordre du conte ou du feuilleton. Il intéresse comme un roman ou un spectacle, ce qui ne veut pas dire toujours pour des raisons purement esthétiques...
Appartenant de nature à la littérature vécue, le fait divers éveille comme elle les sentiments intéressés de l'homme avide de se connaître. L'émotion artistique est en supplément, comme le couronnement de cette connaissance.

En fait, et l'on excusera ce truisme, on ne s'intéresse jamais à un fait divers que pour des motifs personnels. Tantôt il relate des situations auxquelles chacun peut s'imaginer mêlé. Il rappelle alors les terribles contingences auxquelles l'homme est sujet, la faiblesse et l'incertitude de sa position. Tantôt il livre aux curieux un personnage que l'actualité dénude. Chacun peut fouiller son passé, son présent, sa conscience, ses rêves même.
Le fait divers se place ainsi au cœur de l'un ou l'autre de deux problèmes essentiels : ce que l'homme est dans le monde, et ce qu'il est en lui-même. Rien ne saurait être plus intéressant. »

Fait divers psychologique ou fait divers de situation
      Autant d’outils d’exploration de notre intérieur

« On aperçoit déjà deux genres de faits divers : les faits divers psychologiques et les faits divers de situation.
Il y a de même un théâtre de caractère et un théâtre de situation. Le génie de notre époque, qui souffle en faveur de ce dernier, met également en valeur l'espèce correspondante de faits divers, à la fois parce qu'elle répond mieux aux problèmes de l'heure et bénéficie ainsi d'une attention particulière du public,
et parce que ses protagonistes sont "embarqués" dans le siècle et en portent la marque dans leur chair. Je crois que, même en U.R.S.S., on ne voit plus comparaître en cour d'assises de personnages dostoïevskiens. Il est très fréquent, au contraire, de sentir, aux réponses d'un accusé, que l'on a affaire à l’homo absurdus, habitant sans vie d'un siècle dont le prophète est Kafka. Et cet homme ne peut être mêlé qu'à un fait divers de situation.
Il ne s'agit pas de prétendre que nous vivons un temps plus que d'autres fertile en hasards, ou, pour parler comme Cournot, en rencontres de séries indépendantes, dont l'interférence produit un effet de bizarrerie. Simplement, les conditions de vie sont actuellement telles qu'elles mettent très souvent les gens dans des situations impossibles.
Un des plus fameux hommes absurdes, le héros de
l'Étranger, se montre très touché par un fait divers de situation qui s'est passé en Europe Centrale : une hôtelière et sa fille tuent leurs clients pour les dépouiller ; le fils revient après une longue absence ; il ne se fait pas reconnaître ; elles l'assassinent, puis découvrent son identité et se tuent. On ne s'étonnera pas de voir ce récit fournir le sujet du Malentendu, une des pièces les plus caractéristiques du théâtre moderne.
Il est vrai que le fait divers de situation n'est pas toujours aussi lourd de sens. En outre la répétition endurcit. Les journaux continuent à relater les accidents d'auto, d'avion ou de chemin de fer qui, peut-être au début, rappelaient la soudaineté des coups du destin, mais ont pris aujourd'hui un intérêt en soi, sans signification, un peu suivant le processus de l'or qui, pour l'avare, cesse de valoir par ce qu'il permet d'acquérir et n'est plus recherché que pour lui-même. Les catastrophes aériennes entrent d'une seule pièce dans l'actualité, sans rien appeler d'autre que de vagues considérations sur la sécurité des différents moyens de transport. »

Le fait divers
     Entre le théâtre, le film et la littérature

« Il reste que le premier moteur de l'intérêt porté aux faits divers est l'identification plus ou moins consciente du lecteur avec leurs héros ou leurs victimes. C'est toujours l'homme qui en est l'acteur. C'est pourquoi les Parisiens lisent les descriptions des tremblements de terre, qu'ils n'ont pourtant pas à redouter. Mais, bien entendu, une oscillation des sismographes de Lyon leur cause plus d'émotion qu'un séisme tuant plusieurs milliers de Japonais.

Pour en terminer avec le fait divers de situation, notons que, comme le théâtre du même nom, il possède un humble frère qui ne prétend pas signifier, mais seulement amuser. Les situations singulières, les caprices du hasard qu'il relate, n'ont d'autre pouvoir que de faire rire, comme un gag dans un film. Une femme irascible veut tuer son mari avec un fusil de chasse ; elle épaule, tire, elle rate, mais le recul la fait tomber à la renverse et elle se fracture le crâne. C'est du même ordre que l’ Arroseur arrosé.

Tout autre est le fait divers qui met en scène des personnages responsables avec leurs mobiles secrets et leurs âmes troubles. Qu'il divertisse ou qu'il pose les problèmes angoissants de la condition humaine, le fait divers de situation n'apportait pas de réponse aux questions qu'il posait. Il donnait seulement des exemples du désordre du monde. Il intéressait surtout la partie de nous-mêmes qui est braquée vers l'absurde. Au contraire, le fait divers psychologique satisfait notre besoin inquiet de connaître les autres. C'est un merveilleux moyen d'indiscrétion, quotidien, à portée de la main, sincère et ne présentant que les cas les plus intéressants. Pour celui qui est effrayé par ce qu'il entrevoit en lui-même, le fait divers est un témoignage rassurant.

Il faudrait ici tracer la ligne qui sépare le fait divers de la littérature, car, la plupart du temps, c'est également une confession et une révélation de l'homme que le lecteur cherche dans les romans. C'est difficile parce que le comportement de l'amateur de faits divers est double lui aussi. Si l'amateur de littérature ne se contente pas de l'art et cherche une réponse à ses problèmes humains, l'amateur de faits divers ne se cantonne pas dans une attitude de curiosité humaine, et finit par éprouver une émotion esthétique. Les personnages dont il lit les aventures dans les colonnes des journaux se parent à ses yeux des qualités magiques des héros de romans. Coulés dans le plomb des imprimeurs, ils n'existent pas et ils existent, ils sont à la fois irréels et vrais...

Une fille de salle d'un petit restaurant de province me racontait qu'elle avait eu une syncope dans la rue. On l'avait relevée et on avait trouvé dans son sac un tube de gardénal. On en avait conclu hâtivement qu'elle avait voulu se tuer et on l'avait imprimé dans le journal local. C'était comme si, en assistant à un film, elle avait eu la stupéfaction de se reconnaître à la place de l'héroïne. Elle était statufiée.

A la fois parce que nous retrouvons en eux nos instincts profonds, mais qu'ils ne sont plus des humains comme les autres, les personnages de faits divers deviennent des sortes de héros sur lesquels nous projetons les mythes que nous portons en nous. »

                                                                                                         Roger Grenier, Le rôle d’accusé, Revue Les Temps Modernes, 1947.

« Un chien mord un homme, c’est un fait divers.
Un homme mord un chien, c’est un scoop. »  
  (Lord Beaverbrook)

 

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