Des principes aux réalités
L'abolition de la traite et de l'esclavage est un chapitre important de l'histoire contemporaine. Longtemps considérée comme un sujet tabou, l'histoire de la traite et de l'esclavage fait désormais l'objet de recherches et de débats. Dans ce chapitre, l'histoire de l'abolitionnisme n'est pas sans intérêt. D'abord ultra minoritaire, le mouvement abolitionniste, né au 17e siècle dans les milieux religieux quakers, aux Etats-Unis (principalement en Pennsylvanie), se structure peu à peu, s'étend à l'Angleterre puis à l'ensemble de l'Europe, de la fin du 18e à la première moitié du 19e siècle.Tour à tour, le Royaume-Uni, le Danemark, la France, les Etats-Unis, abolissent la traite et l'esclavage.
Mais l'entêtement de trafiquants européens passant outre aux lois de leur nation, ainsi que l'obstination de rois et chefs africains à continuer malgré tout le commerce esclavagiste, amènent les mouvements abolitionnistes européens, particulièrement puissants en Grande-Bretagne, à faire pression sur les puissances européennes, afin qu'elles occupent l'Afrique pour mettre fin à la traite et éradiquer l'esclavage (une pratique ancienne sur ce continent mais revivifiée par la traite atlantique). Les abolitionnistes espéraient, qu'une fois l'esclavage supprimé, les peuples africains vivraient en paix, dans l'harmonie, pour l'épanouissement de tous ; vision idyllique que Françoise Vergès désigne par : "utopie coloniale". Les vieilles colonies françaises (Antilles, Guyane, La Réunion) avaient déjà expérimenté cette utopie coloniale et en avaient rapidement touché les limites.
Il existe donc bien un lien entre abolition de l'esclavage et colonisation de l'Afrique, un glissement de la lutte antiesclavagiste à la conquête coloniale.
L'occupation du continent par les principales nations d'Europe se dessine au cours de rencontres internationales parmi lesquelles la conférence de Berlin (1884-1885), sans doute la plus connue. Les abolitionnistes encouragent et soutiennent la conquête coloniale au nom de l'idéologie républicaine et humanitaire, pour "régénérer l'Afrique".
Mais la pénétration du continent se heurte à des résistances. S'engage alors ce qui fut appelé la "pacification", qui est en réalité une guerre menée contre les résistants à l'occupation, et qui aboutit à des massacres et à un nombre incalculable de victimes.
Sur le terrain deux logiques s'affrontent.
La logique de l'abolitionnisme militant, celle des droits humains et du progrès des peuples face à la logique des Etats guidée par le souci des intérêts nationaux, économiques, politiques et stratégiques, dans le climat de compétition impérialiste et nationaliste exacerbé du dernier tiers du 19e siècle (et qui mènera à la Première Guerre mondiale).
C'est la logique des Etats qui l'emporte, reléguant au second plan la lutte contre l'esclavage.
Pour réussir la pacification, l'administration coloniale pactise avec les chefs africains, acteurs et principaux bénéficiaires de la pratique esclavagiste. Dès lors on ferme les yeux tout en essayant parfois de sauver les apparences. Certains administrateurs coloniaux ( Britanniques, Français ou Portugais), pour justifier cette "démission", vont jusqu'à soutenir que l'esclavage traditionnel africain est "bénin" voire "doux" et qu'il n'y a pas lieu de sévir outre mesure.
Par ailleurs, afin de faciliter la pénétration à l'intérieur du continent, il faut créer les infrastructures nécessaires : routes, chemins de fer, ponts, ports... à cette fin, on établit partout le travail forcé qui entraîne la mort par épuisement ou mauvais traitements de millions de personnes.
Trois exemples résument cette déviance de l'objectif initial.
Au Sénégal : Le général Faidherbe (ami personnel de Victor Schoelcher), nommé gouverneur en 1854, entame sa mission avec la ferme volonté d'éradiquer l'esclavage. Mais bien vite, confronté à la nécessité de la guerre de pacification, il laisse les chefs locaux tranquilles avec leurs esclaves, et s'appuie sur eux pour la conquête de l'ensemble du Sénégal à partir des anciennes bases françaises de Saint-Louis et Gorée.
Au Congo (ex belge) : En 1889, le roi des Belges, Léopold II, réunit une conférence internationale sur le thème de l'abolition de l'esclavage, à l'issue de laquelle est proclamé l' "Acte de Bruxelles". Les principales puissances et organisations signataires de cette Convention s'engagent à lutter fermement contre la pratique de l'esclavage en Afrique.
Léopold II fait du Congo sa propriété privée, y instaure rapidement le travail forcé en usant de méthodes d'une cruauté inouïe : des mains, des bras, des jambes sont coupés lorsque le rendement du travailleur est jugé insuffisant.
Les organisations abolitionnistes s'en émeuvent, et déclenchent une campagne de presse pour dénoncer la duplicité de Léopold II afin de mettre un terme aux exactions perpétrées contre les populations congolaises.
A Madagascar : En août 1896, Madagascar est officiellement colonie française . Le général Gallieni ( futur maréchal de France) est nommé gouverneur général et chargé de pacifier le nouveau territoire. En septembre de la même année, il promulgue un décret abolissant l'esclavage, ce qui lui vaut une distinction de la Société antiesclavagiste de Paris qui lui décerne la "médaille d'honneur" en 1897, pour "acte d'humanité". Deux mois plus tard, Gallieni instaure le travail forcé, imposant à tout Malgache l'obligation de travailler cinquante jours par an pour l'administration. S'en suit rapidement un accroissement du taux de mortalité.
Toutes les colonies européennes d'Afrique connurent le travail forcé et des exactions régulièrement dénoncées par les abolitionnistes et la presse en métropole. Des écrivains et reporters s'en firent l'écho tel André Gide (Voyage au Congo) ou Albert Londres (Bois d'ébène).
Les pressions amenèrent les administrations coloniales (sauf dans les colonies allemandes) à promulguer des mesures pour abolir l'esclavage (le travail forcé n'est aboli qu'en 1946 dans les possessions françaises), qui ne furent pas à la mesure de l'ampleur du phénomène. L'effet ne fut pas nul, mais bien timide.
Si la traite fut réprimée, en revanche l'abolition de l'esclavage en Afrique reste encore aujourd'hui incomplète.