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13 octobre 2019 7 13 /10 /octobre /2019 07:39

LANGAGE ET SCIENCE, L’UN SANS L’AUTRE.
EXPERTISE DE L’ÉMINENT SCIENTIFIQUE, LOUIS DE BROGLIE

Pour l’un comme pour l’autre, une exigence de qualité

Louis de Broglie (1892-1987)

Broglie (Louis, prince, puis duc de). Avant d’être le mathématicien, physicien de renommée, il passe une licence d’histoire mais, attiré par les sciences, il s’adonne à la mathématique et à la physique, devenues pour lui, de véritables passions.
En 1924, il soutient une thèse très remarquée. Il entreprend des recherches sur la théorie des quanta.
Il reçoit le prix Nobel de physique en 1929.
En 1932, il obtient une chaire de théories physiques à la faculté des Sciences de Paris, et est reçu à l’Académie des Sciences en 1933, dont il devient le secrétaire perpétuel en 1942.
Ses inventions, travaux et découvertes, au nombre impressionnant, font de lui un des scientifiques français les plus célèbres dans le monde scientifique.

                                                      

La qualité de la langue et du langage, conditions de la recherche, de l’élaboration des théories et de la vulgarisation scientifique

« Même dans les branches les plus précises, les plus évoluées de la Science, le maniement du langage usuel reste le plus précieux des auxiliaires. A plus forte raison en est-il de même dans les sciences telles que les sciences naturelles et biologiques où la possibilité d'employer le langage algébrique reste encore aujour­d'hui exceptionnelle. A l'heure actuelle, on se préoccupe beaucoup et à juste titre de faire pénétrer dans l'esprit du grand public les idées fondamentales et les idées essentielles de la Science contemporaine : dans cette œuvre de diffusion de la pensée scientifique, le rôle du langage ordinaire est essentiel, et il faut en bien posséder toutes les ressources si l'on veut pouvoir faire comprendre sous une forme exacte des problèmes toujours difficiles à un public cultivé, mais non spécialisé. L'importance de la langue employée par les savants pour traduire leur pensée, de ses qualités et de sa souplesse, apparaît ainsi en pleine lumière.
Or, les différentes langues actuellement parlées à la surface du globe possèdent à ce point de vue des avantages et parfois des inconvénients très divers. L'état présent de ces langues, leur structure, leur aptitude à traduire les nuances de la pensée et du sentiment sont le résultat d'une longue histoire. Des circonstances très variées, géographiques, ethniques et linguistiques ont présidé à leur naissance et à leur évolution : elles reflètent toute l'histoire matérielle et intellectuelle du peuple qui les emploie. Certaines d'entre elles, parlées par des peuples dont la civilisation est restée rudimentaire ou ne s'est développée que tardivement, sont peu aptes à exprimer les raffinements de la pensée ; d'autres, employées par des groupes humains plus enclins aux fantaisies de l'imagination ou aux allégories des symboles qu'à la précision des raisonnements logiques, se prêtent difficilement à l'exposé des idées scientifiques.
 »

Le français, langue qualifiée pour l’expression des sentiments humains et l’analyse scientifique

« Même parmi les langues qu'utilisent les nations que l'on peut considérer comme étant à la tête de la civilisation contemporaine, des différences sensibles peuvent de ce point de vue être notées. Les unes possèdent une structure grammaticale compliquée, se prêtent aisément à la formation de mots composés ou d'adjectifs nouveaux et s'expriment volontiers en phrases très longues chargées d'incidences diverses : elles se montreront particulièrement adaptées à l'expression un peu imprécise, mais profonde, des grandes doctrines philosophiques, ainsi qu'à l'examen détaillé, parfois un peu lourd, mais souvent très instructif, de tel ou tel chapitre de la Science. D'autres, aux formes grammaticales écourtées, à la syntaxe particulièrement simple, instrument verbal créé par des peuples à tendance pragmatique tournés vers l'action et l'efficacité, seront remarquablement aptes à exprimer les idées scientifiques sous une forme claire et concise et à fournir des règles précises pour prévoir les phénomènes et agir sur la nature sans trop se préoccuper de pénétrer tous ses arcanes. »

La langue et le langage comme outils de prédilection du scientifique

« Parmi ces moyens d'expression, la langue française tient une place à part et en quelque sorte moyenne. Sa grammaire exigeante, sa syntaxe assez rigoureuse constituent une sorte de frein aux fantaisies et aux excès de l'imagination. Moins souple que d'autres langues, elle assigne aux mots à l'intérieur des phrases une place presque nécessaire et ne se prête que difficilement à ces inversions qui, en rapprochant certains mots ou en les isolant, permettent d'obtenir des effets inattendus et donnent à certaines langues comme le latin la faculté de réaliser ainsi des contrastes d'une saisissante beauté littéraire. De plus, le français répugne aux longues périodes chargées de propositions incidentes, ce qui le prive aussi de certaines possibilités : sans doute maints auteurs et non des moindres ont cependant su avec talent employer un style de ce genre, mais c'est là une sorte de prouesse, car ce style n'est pas très conforme au génie de la langue française. Mais, si cette langue est peut-être moins que d'autres susceptible d'exprimer par des artifices de construction d'émouvants contrastes ou de suivre tout au long de phrases à multiples ramifications les obscurs dédales d'une pensée complexe, elle reprend tout son avantage quand il s'agit d'exprimer avec précision, en suivant le fil d'un raisonnement logique, un enchaînement d'idées claires et distinctes. Et ce n'est pas par hasard que reviennent ainsi naturellement sur mes lèvres des mots qui de nouveau évoquent invinciblement la grande figure de René Descartes, car le profond philosophe qui écrivit le Discours de la méthode et qui fut aussi, ne l'oublions pas, un grand savant créateur de la géométrie analytique, appartenait à ce XVIIe siècle français dont l'un des caractères essentiels fut d'être le siècle de la raison. Or, la langue française qui, au XVIe siècle, rude et savoureuse, cherchait encore sa voie, s'est stabilisée, sous la forme qu'elle a à peu près conservée depuis lors, au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles. Au XVIIe siècle, époque du premier grand essor de la Science moderne, les grands maîtres de la littérature classique française sont tous des "hommes de raison" qui veulent toujours déduire, démontrer et convaincre, et spontanément ils cherchent à faire de la langue qu'ils utilisent un instrument parfaitement adapté à l'expression des idées claires et distinctes. Et le français se stabilise alors en se coulant dans un moule de rationalité. Puis vient le XVIIIe siècle qui, jusqu'à la réaction romantique, sera lui aussi épris de rationalité, voire de rationalisme, et saura plus encore que le siècle précédent faire preuve d'un esprit critique assez souvent teinté de scepticisme et d'ironie. Notre langue, tout en gardant son aptitude à traduire la pensée déductive, va acquérir ainsi plus de finesse dans les analyses et plus de souplesse pour traduire les nuances. Et, au cours de ce siècle des lumières qui verra déjà un grand développement de toutes les sciences mathématiques, physiques et naturelles et de leurs applications, le langage scientifique français deviendra un magnifique instrument prêt à remplir les tâches les plus difficiles. C'est là sans aucun doute une des raisons (il y en a certainement d'autres aussi) qui ont assuré à la France un rôle particulièrement brillant dans le progrès des sciences au cours de la période de cinquante ans allant de 1780 à 1830, période qui marque un des apogées de la pensée scientifique dans notre pays. Depuis Lavoisier et Coulomb jusqu'à Augustin Fresnel, André-Marie Ampère et Sadi-Carnot en passant par Laplace, Lagrange, Haüy, Lamarck, Cauchy, Fourier et bien d'autres encore, la liste des grands savants français est alors particulièrement éclatante, et l'on y trouve des noms qui sont à l'origine de toutes les principales branches de la Science moderne. Il suffit de parcourir leurs œuvres maîtresses écrites le plus souvent dans un style d'une pureté classique pour comprendre à quel point leur pensée géniale a été aidée dans son œuvre par l'admirable instrument d'expression que lui fournissait la langue française à eux léguée par les siècles précédents... »

Le français et son évolution au cours des siècles, au service de la rigueur scientifique

« J'ai été souvent amené à réfléchir sur les conditions dans lesquelles se produisent les grandes découvertes scientifiques, et je pense qu'on doit leur donner pour origine une sorte d'illumination brusque qui se produit dans l'esprit du savant et qui a pour condition un rapprochement, une analogie, une idée synthétique, dont il prend subitement conscience. Ce phénomène, décrit par de très grands savants comme Henri Poincaré et Max Planck, est ce qu'on peut appeler le "trait de lumière" qui éclaire brusquement tout un domaine demeuré obscur : dans le cas des très grandes découvertes, ce trait de lumière, c'est l'éclair de génie.
Or, le Français a depuis longtemps la réputation d'être souvent un homme d'esprit, et peut-être cette réputation lui a-t-elle quelquefois un peu nui, car avoir de l'esprit dans la conversation, c'est quelque chose qui peut paraître un peu frivole. La langue française, dont les bases se sont consolidées à une époque où les conversations brillantes jouaient un grand rôle dans les relations sociales et en particulier dans ce XVIIIe siècle qui fut le siècle de Voltaire, de Marivaux et de Beaumarchais, a acquis une grande aptitude à prendre ce tour vif et rapide qui parvient à suivre les méandres d'une pensée fine et spirituelle. Mais, me direz-vous, quel rapport y a-t-il entre la tendance, souvent futile et parfois irritante, à "faire de l'esprit" et les chemins qui, vus de loin, paraissent si austères, de la découverte scientifique ? Ce rapport existe cependant. Qu'est-ce en effet qu'avoir de l'esprit, si ce n'est être capable d'établir soudainement des rapprochements inattendus qui instruisent ou qui amusent ? Une langue alerte qui s'adapte aisément à de tels rapprochements pourra favoriser la découverte scientifique, et cela parce que le "trait d'esprit" des ironistes et le "trait de lumière" des grands découvreurs dont je parlais plus haut relèvent au fond d'agilités intellectuelles qui ne sont pas sans parenté. De ce point de vue encore, la langue française aussi apte à traduire les intuitions rapides et les fines remarques d'un esprit pénétrant qu'à exposer les raisonnements précis ou les analyses minutieuses a été et reste un instrument précieux pour l'expression de la pensée scientifique.
 »

Louis de Broglie, Sur les chemins de la Science, Albin Michel, 1960.

Voir aussi l’article de blog, « QUE SAVONS-NOUS DE L’IMMENSITÉ DES TÉNÈBRES DE L’UNIVERS ? » du 11 mars 2018.

 

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