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29 septembre 2019 7 29 /09 /septembre /2019 07:29

Clio, muse de l’histoire

LE MÉTIER D’HISTORIEN : COMMENT ÉCRIT-ON L’HISTOIRE ?(1)

L’analyse historique selon Marc Bloch
Un exercice exigeant

Marc Bloch (1886-1944)

Marc Bloch, historien français (1886-1944). Maître de conférences d’histoire du Moyen Âge à la faculté de Strasbourg, puis professeur d’histoire économique à la Sorbonne, il entra dans la Résistance en 1942 et fit partie du Comité directeur de « Franc-Tireur ».
Il fut, avec Lucien Febvre, le promoteur des études d’histoire économique et sociale, et le fondateur de la Revue Annales (Économies, Sociétés, Civilisations).

Parmi ses principaux ouvrages :

Les Rois thaumaturges (thèse , 1920).
Caractères originaux de l’histoire rurale française.
La société féodale.
L’apologie pour l’histoire ou le Métier d’historien.

Les « 
Souvenirs de la drôle de guerre » ont été publiés sous le titre « L’Étrange Défaite » (1946).

Une exigence de probité et d’intelligence : comprendre plus et juger moins

« Un mot domine et illumine nos études : "comprendre". Ne disons pas que le bon historien est étranger aux passions ; il a du moins celle-là. Mot lourd de difficultés mais aussi d'espoirs. Mot surtout chargé d'amitié. Jusque dans l'action nous jugeons beaucoup trop. Il est si commode de crier "au poteau" ! Nous ne comprenons jamais assez. Qui diffère de nous — étranger, adversaire politique — passe presque nécessairement pour un méchant. Même pour conduire les inévitables luttes, un peu plus d'intelligence des âmes serait nécessaire ; à plus forte raison pour les éviter quand il est temps encore. L'histoire, à condition de renoncer elle-même à ses faux airs d'archange, doit nous aider à guérir ce travers. Elle est une vaste expérience des variétés humaines, une longue rencontre des hommes. La vie, comme la science, a tout à gagner à ce que cette rencontre soit fraternelle. »

Comprendre plus et juger moins pour favoriser la rencontre et l’échange à travers les âges, les Hommes, les civilisations et les cultures

« Comprendre, cependant, n'a rien d'une attitude passive. Pour faire une science, il faudra toujours deux choses : une matière, mais aussi un homme. La réalité humaine, comme celle du monde physique, est énorme et bigarrée. Une simple photographie, à supposer même que l'idée de cette reproduction mécaniquement intégrale eût un sens, serait illisible. Dira-t-on qu'entre le passé et nous les documents interposent déjà un premier filtre ? Sans doute, ils éliminent souvent à tort et à travers. Presque jamais, par contre, ils n'organisent conformément aux besoins d'un entendement qui veut connaître. Comme tout savant, comme tout cerveau qui simplement perçoit, l'historien choisit et trie. En un mot, il analyse. Et d'abord il découvre, pour les rapprocher, les semblables.
J'ai sous les yeux une inscription funéraire romaine : texte d'un seul bloc, établi dans un seul dessein. Rien de plus varié cependant que les témoignages qui, pêle-mêle, y attendent le coup de baguette de l'érudit.
Nous attachons-nous aux faits de langage ? Les mots, la syntaxe diront l'état du latin, tel qu'en ce temps et en ce lieu on s'efforçait de l'écrire, et par transparence nous laisseront entrevoir le parler de tous les jours. Notre prédilection, au contraire, va-t-elle à l'étude des croyances ? Nous sommes en plein cœur des espoirs d'outre-tombe. Au système politique ? Un nom d'empereur, une date de magistrature nous combleront d'aise. A l'économie ? L'épitaphe peut-être révélera un métier ignoré. Et j'en passe. Au lieu d'un document isolé, considérons maintenant, connu par des documents nombreux et divers, un moment quelconque dans le déroulement d'une civilisation. Des hommes qui vivaient alors, il n'en était aucun qui ne participât simultanément à de multiples manifestations de la vitalité humaine ; qui ne parlât et ne se fît entendre de ses voisins ; qui n'eût ses dieux ; qui ne fût producteur, trafiquant ou simple consommateur ; qui, faute de tenir un rôle dans les événements politiques, n'en subît du moins les contrecoups. Toutes ces activités différentes, osera-t-on les retracer, sans choix ni regroupement, dans l'enchevêtrement même où nous les présente chaque document
ou chaque vie, individuelle ou collective ? Ce serait sacrifier la clarté non à l'ordre véritable du réel — qui est fait de naturelles affinités et de liaisons profondes —, mais à l’ordre purement apparent du synchronisme. Un carnet d'expériences ne se confond pas avec le journal de ce qui se passe, minute par minute, dans le laboratoire.
Aussi bien quand, dans le cours de l'évolution humaine, nous croyons discerner entre certains phénomènes ce que nous appelons une parenté, qu'entendons-nous par là, sinon que chaque type d'institutions, de croyances, de pratiques ou même d'événements, ainsi distingué, nous paraît exprimer une tendance particulière, et jusqu'à un certain point stable, de la société ou de l'individu ? Niera-t-on, par exemple, qu'à travers tous les contrastes il n'y ait entre les émotions religieuses quelque chose de commun ? Il en résulte nécessairement qu'on comprendra toujours mieux un fait humain, quel qu'il soit, si on possède déjà l'intelligence d'autres faits de même sorte. C'est ce qui justifie certaines spécialisations, en quelque sorte, verticales ; dans le sens (cela va de soi) où les spécialisations ne sont jamais légitimes, c'est-à-dire comme remèdes contre le manque d'étendue de notre esprit et la brièveté de nos destins. »

Il y a plus. A négliger d'ordonner rationnellement une matière qui nous est livrée toute brute, on n'aboutirait, en fin de compte, qu'à nier le temps, par suite l'histoire même. Car telle structure de la propriété, telle croyance n'étaient pas assurément des commencements absolus. Dans la mesure où leur détermination s'opère du plus ancien au plus récent, les phénomènes humains se commandent avant tout par chaînes de phénomènes semblables. Les classer par genres, c'est donc mettre à nu des lignes de force d'une efficacité capitale.
Mais, s'écrieront certains, les distinctions que vous établissez ainsi, en tranchant à travers la vie même, ne sont que dans votre intelligence, elles ne sont pas dans la réalité où tout s'emmêle. Vous usez donc d'abstraction. D'accord ; pourquoi avoir peur des mots ? Aucune science ne saurait se passer d'abstraction. Pas plus d'ailleurs que d'imagination. Il est significatif, soit dit en passant, que les mêmes esprits qui prétendent bannir la première manifestent généralement envers la seconde une égale mauvaise humeur. C'est, des deux parts, le même positivisme mal compris. Les sciences de l'homme ne font pas exception. En quoi la fonction chlorophyllienne est-elle plus "réelle", au sens de l'extrême réalisme, que la fonction économique ? Seules les classifications qui reposeraient sur de fausses similitudes seraient funestes. Affaire de l'historien d'éprouver sans cesse les siennes, pour mieux prendre conscience de leurs raisons d'être et, s'il y a lieu, les réviser. Dans leur commun effort pour cerner le réel, elles peuvent d'ailleurs partir de points de vue très différents...
Dans la discipline qu'on s'est habitué à nommer "géographie humaine", l'enquête se centre sur un type de liaisons communes à un grand nombre de phénomènes sociaux. Elle étudie les sociétés dans leurs relations avec le milieu physique : échange à double sens, où l'homme sans cesse agit sur les choses en même temps que celles-ci sur lui. On n'a donc rien de plus ni rien de
moins qu'une perspective, dont la légitimité se prouve par sa fécondité, mais que d'autres perspectives devront compléter. Tel est bien en effet, en tout ordre de recherche, le rôle de l'analyse. La science ne décompose le réel qu'afin de mieux l'observer, grâce à un jeu de feux croisés dont les rayons constamment se combinent et s'interpénètrent. Le danger commence seulement quand chaque projecteur prétend à lui seul tout voir ; quand chaque canton du savoir se prend pour une patrie...
Or
homo religiosus, homo oeconomicus, homo politicus, toute cette kyrielle d'hommes en us dont on pourrait à plaisir allonger la liste, le péril serait grave de les prendre pour autre chose que ce qu'ils sont en vérité : des fantômes commodes à condition de ne pas devenir encombrants. Le seul être de chair et d'os est l'homme, sans plus, qui réunit à la fois tout cela. »

 

Écrire l’histoire : rigueur et probité
     Faire abstraction de ses goûts, de ses sentiments…
     Un seul témoignage n’est pas l’histoire
     Un seul document n’est pas l’histoire

« Certes les consciences ont leurs cloisons intérieures, que certains d'entre nous se montrent particulièrement habiles à élever. Gustave Lenôtre s'étonnait inlassablement de rencontrer parmi les Terroristes tant d'excellents pères de famille. Même si nos grands révolutionnaires avaient été d'authentiques buveurs de sang, cette stupeur ne persisterait pas moins à trahir une psychologie assez courte. Que d'hommes mènent sur trois ou quatre plans différents plusieurs vies qu'ils souhaitent distinctes et parviennent quelquefois à maintenir telles !

De là cependant à nier l'unité foncière du moi et les constantes interpénétrations de ses diverses attitudes, il y a loin. Étaient-ils l'un pour l'autre des étrangers, Pascal mathématicien et Pascal chrétien ? Ne croisaient-ils jamais leurs chemins, le docte médecin Rabelais et le maître conteur de pantagruélique mémoire ? Lors même que les rôles alternativement tenus par l'acteur unique semblent s'opposer, il se peut qu'à y bien regarder cette antithèse soit seulement le masque d'une solidarité plus profonde. On s'est gaussé de l'élégiaque Florian qui, paraît-il, battait ses maîtresses. Peut-être ne répandait-il dans ses vers tant de douceur que pour mieux se consoler de ne pas réussir à en mettre davantage dans sa conduite. Quand le marchand médiéval, après avoir, à longueur de journée, violé les commandements de l'Église sur l'usure et le juste prix, allait s'agenouiller benoîtement devant l'image de Notre-Dame, puis, au soir de sa vie, accumulait les pieuses et aumônières fondations, cherchait-il seulement, comme on le dit d'ordinaire, à contracter contre les foudres célestes une assez basse assurance, ou bien, sans trop se l'exprimer, contentait-il aussi les secrets besoins du cœur que la dure pratique quotidienne l'avait contraint à refouler ? Il est des contradictions qui ressemblent fort à des évasions.

Passe-t-on des individus à la Société ? Comme celle-ci, de quelque façon qu'on la considère, ne saurait être autre chose (ne disons pas qu'une somme, ce serait trop peu dire) qu'un produit de consciences individuelles, on ne s'étonnera pas d'y trouver le même jeu de perpétuelles interactions... Pas plus qu'au sein de n'importe quelle conscience personnelle, les rapports à l'échelle collective ne sont simples. On n'oserait plus écrire aujourd'hui, tout uniment, que la littérature est l'expression de la société. Du moins ne l'est-elle nullement au sens où un miroir exprime l'objet reflété. Elle peut traduire des réactions de défense aussi bien qu'un accord. Elle charrie presque inévitablement un grand nombre de thèmes hérités, de mécanismes formels appris, d'anciennes conventions esthétiques, qui sont autant de causes de retardement. "A la même date", écrit avec sagacité Henri Focillon, "le politique, l'économique, l'artistique n'occupent pas forcément la même position sur leurs courbes respectives". Mais c'est de ces décalages précisément que la vie sociale tient son rythme presque toujours heurté.

Michelet expliquait en 1837 à Sainte-Beuve : "Si je n'avais fait entrer dans la narration que l'histoire politique, si je n'avais point tenu compte des éléments divers de l'histoire (religion, droit, géographie, littérature, art, etc.) mon allure eût été tout autre. Mais il fallait un grand mouvement vital, parce que tous ces éléments divers gravitaient ensemble dans l'unité du récit". En 1880, Fustel de Coulanges, à son tour, disait à ses auditeurs de la Sorbonne : "Supposez cent spécialistes se partageant, par lots, le passé de la France ! Croyez-vous qu'à la fin ils aient fait l'histoire de la France ? J'en doute beaucoup. Il leur manquera au moins le lien des faits : or ce lien aussi est une vérité historique". Mouvement vital, lien, l'opposition des images est significative ; leur accord fondamental n'en rend qu'un son plus plein. Ces deux historiens étaient trop grands pour l'ignorer : pas plus qu'un individu, une civilisation n'a rien d'un jeu de patience, mécaniquement assemblé ; la connaissance des fragments étudiés successivement, chacun pour soi, ne procurera jamais celle du tout ; elle ne procurera même pas celle des fragments eux-mêmes. »

L’Histoire :
     Des individus à la Société

     Croisements et entrecroisements      

« Mais le travail de recomposition ne saurait venir qu'après l'analyse. Disons mieux : il n'est que le prolongement de l'analyse comme sa raison d'être. Dans l'image primitive, contemplée plutôt qu'observée, comment eût-on discerné des liaisons puisque rien n'était distinct ? Leur réseau délicat ne pouvait apparaître qu'une fois les faits d'abord classés par lignes spécifiques. Aussi bien, pour demeurer fidèle à la vie dans le constant entrecroisement de ses actions et réactions, il n'est nullement nécessaire de prétendre l'embrasser tout entière par un effort ordinairement trop vaste pour les possibilités d'un seul savant. Rien de plus légitime, rien souvent de plus salutaire que de centrer l'étude d'une société sur un de ses aspects particuliers, ou, mieux encore, sur un des problèmes précis que soulève tel ou tel de ses aspects : croyances, économie, structure des classes ou des groupes, crises politiques, etc. Par ce choix raisonné les problèmes ne seront pas seulement, à l'ordinaire, plus fermement posés : il n'est pas jusqu'aux faits de contact et d'échange qui ne ressortiront avec plus de clarté. A condition, simplement, de vouloir les découvrir. »

MARC BLOCH, Apologie pour l'histoire

Hérodote, IVe S av J.C.

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