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27 janvier 2019 7 27 /01 /janvier /2019 08:35

Édith SCHUSS,  Ourson

(Lien pour Édith SCHUSS : https://www.etsy.com/fr/shop/LouiseArtKdo)

L’ARTISTE A-T-IL UNE PLACE SPÉCIFIQUE DANS LA SOCIÉTÉ ?

Le point de vue d’Albert Camus

Albert Camus (1913-1960)

Albert Camus, homme de lettres français, écrivain, philosophe, romancier, essayiste, dramaturge, journaliste, est né en Algérie en 1913 et mort accidentellement en France en 1960.
Né d’un père ouvrier agricole, il poursuit des études de philosophie, malgré une situation familiale précaire, puis est contraint de renoncer aux études supérieures pour raison de santé.
Il est l’auteur d’une production littéraire grandiose comme philosophe, romancier, essayiste, dramaturge, journaliste…
Écrivain engagé, Albert Camus fut l’homme de tous les combats pour la liberté, la justice, les droits humains…
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il joue un rôle actif dans la Résistance, notamment dans le groupe de résistance « Combat ».
Après la guerre, en 1945, il devient le rédacteur en chef du journal « Combat », mais à partir de 1947, il abandonne le journalisme pour se consacrer uniquement à la littérature. (Prix Nobel de Littérature en 1957).

L’Artiste vit de liberté et du regard des autres.
     Il vit et fait vivre

L’ARTISTE ET SON TEMPS

« Un sage oriental demandait toujours, dans ses prières, que la divinité voulût bien lui épargner de vivre une époque intéressante. Comme nous ne sommes pas sages, la divinité ne nous a pas épargnés et nous vivons une époque intéressante. En tout cas, elle n'admet pas que nous puissions nous désintéresser d'elle. Les écrivains d'aujourd'hui savent cela. S'ils parlent, les voilà critiqués et attaqués. Si, devenus modestes, ils se taisent, on ne leur parlera plus que de leur silence, pour le leur reprocher bruyamment.
Au milieu de ce vacarme, l'écrivain ne peut plus espérer se tenir à l'écart pour poursuivre les réflexions et les images qui lui sont chères. Jusqu'à présent, et tant bien que mal, l'abstention a toujours été possible dans l'histoire. Celui qui n'approuvait pas, il pouvait souvent se taire ou parler d'autre chose. Aujourd'hui tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. A partir du moment où l'abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l'artiste, qu'il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué me paraît ici plus juste qu'engagé. Il ne s'agit pas en effet pour l'artiste d'un engagement volontaire, mais plutôt d'un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd'hui est embarqué dans la galère de son temps. Il doit s'y résigner, même s'il juge que cette galère sent le hareng, que les gardes-chiourme y sont vraiment trop nombreux et que, de surcroît, le cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer. L'artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir s'il le peut, c'est-à-dire en continuant de vivre et de créer. »

Créer, c’est vivre et faire vivre

« A vrai dire, ce n'est pas facile et je comprends que les artistes regrettent leur ancien confort. Le changement est un peu brutal. Certes, il y a toujours eu dans le cirque de l'histoire le martyr et le lion. Le premier se soutenait de consolations éternelles, le second de nourriture historique bien saignante. Mais l'artiste jusqu’ici était sur les gradins. Il chantait pour rien, pour lui-même, ou, dans le meilleur des cas, pour encourager le martyr et distraire un peu le lion de son appétit. Maintenant, au contraire, l'artiste se trouve dans le cirque. Sa voix forcément n'est plus la même ; elle est beaucoup moins assurée.
On voit bien tout ce que l'art peut perdre à cette constante obligation. L'aisance d'abord, et cette divine liberté qui respire dans l'œuvre de Mozart. On comprend mieux l'air hagard et buté de nos œuvres d'art, leur front soucieux et leurs débâcles soudaines. On s'explique que nous ayons ainsi plus de journalistes que d'écrivains, plus de boy-scouts de la peinture que de Cézanne, et qu'enfin la bibliothèque rose ou le roman noir aient pris la place de La Guerre et la Paix ou de La Chartreuse de Parme... Créer aujourd'hui, c'est créer dangereusement. Toute publication est un acte et cet acte expose aux passions d'un siècle qui ne pardonne rien. La question n'est donc pas de savoir si cela est ou n'est pas dommageable à l'art. La question, pour tous ceux qui ne peuvent vivre sans l'art et ce qu'il signifie, est seulement de savoir comment, parmi les polices de tant d'idéologies (que d'églises, quelle solitude !), l'étrange liberté de la création reste possible.
Il ne suffit pas de dire
à cet égard que l'art est menacé par les puissances d'État. Dans ce cas, en effet, le problème serait simple : l'artiste se bat ou capitule. Le problème est plus complexe, plus mortel aussi, dès l'instant que l'on s'aperçoit que le combat se livre au-dedans de l'artiste lui-même. La haine de l'art, dont notre société offre de si beaux exemples, n'a tant d'efficacité aujourd'hui que parce qu'elle est entretenue par les artistes eux-mêmes. Le doute des artistes qui nous ont précédés touchait à leur propre talent. Celui des artistes d'aujourd'hui touche à la nécessité de leur art, donc à leur existence même. Racine en 1957 s'excuserait d'écrire Bérénice au lieu de combattre pour la défense de l'Édit de Nantes. »

L’artiste, héros créateur de liberté, de rencontre des cœurs et des esprits

« Cette mise en question de l'art par l'artiste a beaucoup de raisons, dont il ne faut retenir que les plus hautes. Elle s'explique, dans le meilleur des cas, par l'impression que peut avoir l'artiste contemporain de mentir ou de parler pour rien, s'il ne tient compte des misères de l'histoire. Ce qui caractérise notre temps, en effet, c'est l'irruption des masses et de leur condition misérable devant la sensibilité contemporaine. On sait qu'elles existent, alors qu'on avait tendance à l'oublier. Et si on le sait, ce n'est pas que les élites, artistiques ou autres, soient devenues meilleures, non, rassurons-nous, c'est que les masses sont devenues plus fortes et empêchent qu'on les oublie.

Il y a d'autres raisons encore, et quelques-unes moins nobles, à cette démission de l'artiste. Mais, quelles que soient ces raisons, elles concourent au même but : décourager la création libre en s'attaquant à son principe essentiel, qui est la foi du créateur en lui-même. "L'obéissance d'un homme à son propre génie, a dit magnifiquement Emerson, c'est la foi par excellence". Et un autre écrivain américain du XIXe siècle ajoutait : "tant qu'un homme reste fidèle à lui-même, tout abonde dans son sens, gouvernement, société, le soleil même, la lune et les étoiles". Ce prodigieux optimisme semble mort aujourd'hui. L'artiste, dans la plupart des cas, a honte de lui-même et de ses privilèges, s'il en a. Il doit répondre avant toutes choses à la question qu'il se pose : l'art est-il un luxe mensonger ?...
Nous autres, écrivains du xxe siècle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons savoir au contraire que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire. Mais nous devons le faire pour tous ceux, en effet, qui souffrent en ce moment, quelles que soient les grandeurs passées ou futures des États ou des partis qui les oppriment : il n'y a pas, pour l'artiste, de bourreaux privilégiés. C'est pourquoi la beauté, même aujourd'hui, surtout aujourd'hui, ne peut servir aucun parti ; elle ne sert,
à longue ou à brève échéance, que la douleur ou la liberté des hommes. »

L’artiste au service de la fraternité et du progrès humain

« Le seul artiste engagé est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les armées régulières, je veux dire le franc-tireur. La leçon qu'il trouve alors dans la beauté, si elle est honnêtement tirée, n'est pas une leçon d'égoïsme, mais de dure fraternité. Ainsi conçue, la beauté n'a jamais asservi aucun homme. Et depuis des millénaires, tous les jours, à toutes les secondes, elle a soulagé au contraire la servitude de millions d'hommes et, parfois, libéré pour toujours quelques-uns. Pour finir, peut-être touchons-nous ici la grandeur de l'art, dans cette perpétuelle tension entre la beauté et la douleur, l'amour des hommes et la folie de la création, la solitude insupportable et la foule harassante, le refus et le consentement. Il chemine entre deux abîmes, qui sont la frivolité et la propagande. Sur cette ligne de crête où avance le grand artiste, chaque pas est une aventure, un risque extrême. Dans ce risque pourtant, et dans lui seul, se trouve la liberté de l'art. Liberté difficile et qui ressemble plutôt à une discipline ascétique, quel artiste le nierait ? Quel artiste oserait se dire à la hauteur de cette tâche incessante? Cette liberté suppose une santé du cœur et du corps, un style qui soit comme la force de l'âme et un affrontement patient. Elle est, comme toute liberté, un risque perpétuel, une aventure exténuante, et voilà pourquoi on fuit aujourd'hui ce risque comme on fuit l'exigeante liberté pour se ruer à toutes sortes de servitude et obtenir au moins le confort de l'âme. Mais, si l'art n'est pas une aventure, qu'est-il donc et où est sa justification ? »
                                                                                                                                  Albert Camus, Discours de Suède, 1957, Extraits.

Paul SCHUSS, Méditation au couchant

 

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commentaires

E
Cet article est très intéressant ! <br /> Je m'y reconnais à plusieurs points de vue et je trouve surprenant qu'un homme décédé avant ma naissance soit si proche de la réalité d'aujourd'hui et de ce que je ressens.<br /> Merci Tidiane pour tes recherches et publications.
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Merci à toi pour cet intéressant commentaire. TD