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5 août 2018 7 05 /08 /août /2018 07:15

GEORGES GUSDORF DÉFINIT LA SANTÉ ET LA MALADIE

Sommes-nous responsables de notre santé ?

Georges Gusdorf (1912-2000)

Présentation

Georges Gusdorf (1912-2000) est issu d’une famille d’origine allemande. Après l’agrégation de philosophie, il enseigne dans des universités françaises, puis aux États-Unis (Texas) et au Québec (université Laval).

Il produit parallèlement, après la Deuxième Guerre mondiale, une œuvre littéraire variée et d’une grande profondeur. Engagé comme soldat, il est fait prisonnier par les Allemands en 1940. L’expérience de cette captivité semble constituer  chez lui une source de réflexion qui donne ce cachet particulier, et cette profondeur humaine à l’ensemble de son œuvre.

Entre autres :

  • La découverte de soi 1948)
  • L’expérience humaine du sacrifice (1948)
  • Traité de l’existence morale (1949)
  • La vertu de force  (1957)
  • Signification humaine de la liberté (1962)
  •  Les sciences humaines et la pensée occidentale(Collection)

Selon Gusdorf, l’homme est conditionné par son corps et le monde (entourage) dans lequel il vit.

Mais ce conditionnement n’est jamais définitif.

L’homme est doté de ressources insoupçonnées. Il est capable de s’extraire de cette « prison », selon les moments de sa vie, son environnement, et surtout par sa volonté.

La santé et la maladie : équilibre et déséquilibre du corps

« La connaissance médicale d'aujourd'hui a appris que l'esprit du patient, son attitude en face de la vie, avant la maladie et pendant, ne sont nullement des quantités négligeables. Les acquisitions de la méthode clinique doivent être reconsidérées à la lumière nouvelle d'une attitude soucieuse de comprendre l'être humain dans sa totalité et dans son unité... Le domaine physique et le domaine psychologique ne se ferment pas chacun sur soi, mais sont largement ouverts l'un à l'autre...

L'esprit n'est pas greffé sur le corps, en manière de superbe couronnement ou de superstructure inutile : l'être humain se fonde, bien au contraire, sur l'alliance originaire des deux domaines dans une unité d'intention et de signification, qui se traduit dans les incessants virements de crédit, ou de débit, d'un registre à l'autre. La conscience n'est pas l'autre du corps, mais le même, et nous le savons tous d'expérience, pour peu que nous renoncions au préjugé selon lequel l'organisme visible serait par nature opposé à l'indivisibilité de l'âme. Un comportement est une pensée, l'expression d'un visage est une attitude mentale, un tempérament correspond à une certaine physiologie morale et intellectuelle en même temps qu'à une structure du corps et à une régulation glandulaire. Une infirmité corporelle, une déficience quelconque prend en même temps le sens d'une lésion affective, d'une atteinte à l'intégrité de l'être, qui agit comme une provocation sur la vie de l'esprit. Inversement, il existe des blessures de la conscience et du sentiment, des traumatismes invisibles qui mettent en question l'équilibre organique, dont ils paralysent le libre développement. Les recherches sur l'hystérie, qui sont à l'origine des découvertes de Freud, ont renouvelé notre compréhension de la vie mentale chez l'enfant et chez l'adulte. Aussi bien, les écrivains, dramaturges et romanciers, avaient parfaitement compris, bien avant les médecins et les philosophes, que les pires violences ne sont pas toujours celles qui s'inscrivent à la surface du corps, et qu'on peut être blessé à mort parce qu'on a la mort dans l'âme, avant de l'avoir dans l'organisme. »

 

La santé est un tout

« Chaque vie personnelle forme un tout, dont l'équilibre ou le déséquilibre dépend de l'accord réalisé entre les diverses fonctions. Santé et maladie caractérisent la configuration d'ensemble ainsi réalisée en un moment donné par la mise en œuvre des ressources individuelles dans une certaine situation. Une existence tend à obtenir, puis à maintenir, un certain contrat entre ses possibilités et la réalité, entre ses besoins et l'environnement, entre ses désirs et leur satisfaction. La santé apparaît donc, en fin de compte, comme l'idée ou plutôt l'idéal, confusément pressenti, d'une certaine intégrité et intégralité de l'être humain, objet de vocation plutôt que de possession. C'est cela sans doute que voulaient dire les Anciens dans leur formule pédagogique : mens sana in corpore sano [Une âme saine dans un corps sain]. La santé du corps ne peut aller sans celle de l'esprit, et réciproquement ; mais la santé de l'esprit n'est pas autre chose que celle du corps ; la santé mentale est consubstantielle à l'harmonie physique.

Encore faut-il prendre conscience de ce qu'il y a d'utopique dans cette fiction du champion olympique, capable en même temps d'emporter tous les prix au Concours général. Socrate, le plus intelligent des Grecs, le plus riche de tous les dons de l'esprit, jusqu'à la générosité de donner sa vie pour la vérité, Socrate n'était pas un athlète complet, et les portraits qui nous restent de lui, dans la littérature ou dans la sculpture, ne lui accordent jamais la parfaite beauté des statues de Phidias. L'intégrité du corps, sa perfection formelle coïncident rarement avec la valeur intellectuelle : les vedettes de cinéma et les mannequins de la haute couture font preuve, à l'ordinaire, d'une indigence spirituelle affligeante, comme si, autour d'un berceau, quelque sorcière devait toujours se mêler aux bonnes fées désireuses de combler le nouveau-né de tous les dons. La plus heureuse et robuste santé risque souvent d'être payée de quelque infirmité de l'âme, d'une sorte de sommeil dogmatique de l'esprit, engourdi dans la béatitude d'un corps satisfait. »

 

La santé, une question d’équilibre général au sein du corps

« Ce qui maintient l'être humain en état de vigilance, c'est l'alternance des excès et des défauts dont la réclamation attire la personne au delà d'elle-même, en lui laissant toujours un mieux-être à désirer. Le déséquilibre provoque une mobilisation des ressources personnelles pour une meilleure adaptation au monde, sous peine d'abdication et de mort. La santé et la maladie, l'esprit et le corps semblent participer aux rythmes de l'incarnation personnelle, chacun contribuant pour sa part au mouvement de la vie qui s'édifie... Il n'est pas sûr, comme on l'imagine trop facilement, que la santé soit toujours un bien et la maladie, l'infirmité, toujours un mal. En fait, pour peu que l'on y songe, il apparaît que les artistes, les écrivains, les grands hommes de toute espèce qui ont manifesté à travers l'histoire un génie créateur, étaient presque tous plus ou moins atteints dans leur intégrité organique ou morale... »

 

L’individu est-il responsable de sa santé ou de sa maladie ?

« Le corps et l'esprit, quelles que soient leurs qualités ou leurs déficiences, ne sont pas imposés à l'homme comme un destin, mais plutôt comme un cahier des charges dont il appartient à chacun de tirer le meilleur parti pour son affirmation personnelle. L'individu conserve un droit de reprise, en seconde lecture, sur les éléments constitutifs de son être ; loin de se trouver soumis passivement aux automatismes de son corps ou aux lois de son esprit, il conserve une sorte de marge par rapport à ces dispositions, dont il peut remettre en question le caractère favorable ou défavorable. En ce sens, il appartient à chacun de faire sa santé ou sa maladie, c'est-à-dire de mettre au point une formule d'équilibre qui lui soit propre. Certes l'anatomie et la physiologie restent valables comme aussi la psychologie et la sociologie, avec leurs diverses exigences. Mais la santé ou la maladie de chacun est une variation sur le thème général de la maladie ou de la santé de tous. En dernière instance, c'est la personne elle-même qui garde le dernier mot, et le droit, ou plutôt le devoir, de créer la figure de sa situation en face du monde. Même si, en fin de compte, tel ou tel déterminisme naturel s'impose, comme une maladie mortelle, il appartient à l'homme de transfigurer ce qui paraissait une impasse, par son refus ou son consentement. S'il n'est pas maître de l'événement, il reste maître du sens.

La maladie, la déficience mentale ou physique apparaît alors comme un défi auquel il faut répondre ; c'est l'écharde dans la chair, selon la parole de saint Paul, qui met à l'épreuve toutes les énergies de l'être, les provoquant à un effort d'autant plus complet que la menace paraît plus vitale. Le malade est "appelé à l'attention", disait Claudel ; et Nietzsche avait tiré de sa propre expérience la leçon que "la maladie rend plus profond". La lutte avec l'ange du génie créateur est ce combat désespéré qui convertit une promesse de mort en une nouvelle possibilité de vie. L'œuvre de Beethoven est une victoire sur la surdité, l'œuvre de Dostoïevski ou celle de Flaubert un triomphe sur l'épilepsie. Certes la maladie ne fait pas le génie, mais le génie se dévoile dans la résistance à l'empêchement de vivre ; il fait de l'obstacle le plus intimement enraciné une occasion pour l'affirmation de la valeur... Le tourment du génie est son meilleur ennemi ; et si quelque nouvelle spécialité médicale permettait un jour de le guérir, il est clair que l'intéressé choisirait son mal, dût-il en mourir, préférant cette mort naturelle de l'être entier, libre de son destin, à la mort spirituelle qui mettrait fin au génie en même temps qu'à la maladie... »

 

Pouvons-nous éviter la maladie ?

« La santé personnelle ne se réduit pas à la santé du corps. Le bon fonctionnement de l'organisme, ou le mauvais, n'est qu'un élément dans la situation au départ de chaque destinée, une qualité qui vient s'inscrire au passif, ou à l'actif, de la vie personnelle... La maladie, le conflit sont des épreuves qui peuvent manifester la réserve de puissance constitutive de la personnalité. Ce rétablissement malgré l'échec initial fait la preuve d'une seconde santé, plus vraie que la première, dans la mesure où elle regroupe l'ensemble de l'être humain, conscience et organisme. La "grande santé", selon le mot de Nietzsche, c'est la capacité de donner du style à sa vie, de la regrouper pour attester en fin de compte la vertu créatrice de chacun.

"Ta vertu, enseigne Nietzsche, est la santé de ton âme. Car, en soi, il n'est point de santé, et tous les essais qu'on a faits pour donner ce nom à quelque chose ont misérablement échoué. Il importe qu'on connaisse son but, son horizon, ses forces, ses impulsions, ses erreurs et surtout l'idéal et les fantômes de son âme, pour déterminer ce que signifie la santé, même pour son corps. Il existe donc d'innombrables santés du corps... Resterait la grande question de savoir si nous pouvons nous passer de la maladie, même pour développer notre vertu, si, notamment, notre soif de connaître, et de nous connaître nous-mêmes, n'a pas besoin de notre âme malade autant que de notre âme bien portante, bref si vouloir exclusivement notre santé n'est pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de la barbarie la plus subtile et de l'esprit rétrograde..."

Non pas donnée et reçue, mais recherchée, inventée, elle se présente comme un être, comme un devoir être, c'est-à-dire comme la vocation propre de chacun à se réaliser dans la plénitude. L'organisme n'est pas un destin, ni l'hérédité, ni la situation sociale ; il appartient à la personne d'équilibrer les divers aspects de sa présence au monde, et de se découvrir à soi-même et aux autres dans l'exercice même de sa liberté. Il arrive qu'une menace de mort corporelle soit transmuée, par un vouloir vivre qui ne renonce pas, en une chance supplémentaire de vie spirituelle. »

D’après Georges Gusdorf, La vertu de force, 1957.

 

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