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19 mars 2017 7 19 /03 /mars /2017 08:22

SÉNÈQUE, PRÉCEPTES POUR UNE VIE TRANQUILLE

 

 

Les voies de la sagesse

Sénèque

(philosophe latin , 4 av JC-65 ap JC)

 

 

Beaucoup d'hommes, à mon avis, auraient pu atteindre la sagesse, s'ils n'avaient pensé, précisément, qu'ils l'avaient atteinte, s'ils n'avaient gardé bien cachés certains de leurs défauts en refusant de voir les autres. Ne va pas penser, en effet, Sérénus, que l'adulation qu'autrui nous porte nous soit plus fatale que celle que nous nous portons à nous-mêmes. Qui ose se dire la vérité ? Quel homme, entouré d'une foule d'adulateurs et de flagorneurs, ne surenchérit pas en se flattant lui-même ?

Aussi, je t'en conjure, si tu disposes d'un remède propre à mettre un terme au ballottement qui m'agite, juge-moi digne de te devoir la tranquillité. Je sais que ces mouvements de l'âme ne sont pas dangereux et qu'ils n'apportent aucun trouble profond. Pour te faire comprendre à l'aide d'une comparaison exacte ce dont je souffre, je ne suis plus ballotté par la tempête, mais j'ai le mal de mer : arrache donc ce mal, si bénin soit-il, et porte secours à un homme qui, bien qu'en vue de la terre ferme, est en difficulté.

 

 

Égo et sagesse

Cela fait ma foi un moment, Sérénus, que sans rien dire je me demande moi-même à quoi comparer une telle disposition d'esprit, et je ne saurais trouver comparaison meilleure que celle-ci : elle ressemble à l'état de ceux qui, sortis d'une longue et grave maladie, sont encore de temps à autre sujets à de légers accès de fièvre et à de petits malaises. Libérés des dernières traces de la maladie, ils continuent cependant à s'inquiéter en en soupçonnant le retour : quoique guéris, ils tendent leur poignet au médecin pour se faire prendre le pouls et imaginent avoir de la fièvre au moindre échauffement corporel. Ces gens, Sérénus, sont bel et bien en bonne santé, mais ils ne se sont pas réhabitués à l'être : ainsi une mer tranquille est-elle parfois parcourue de petites ondulations, surtout lorsque la tempête vient de se calmer.

Aussi n'est-il plus besoin à présent de recourir à des remèdes trop durs – ils sont désormais derrière nous : tu n'as plus à lutter contre toi-même, à te mettre en colère contre toi-même, à te montrer sévère envers toi-même. Ce qui importe désormais, l'étape finale, c'est d'avoir confiance en toi et d'être convaincu que tu suis le bon chemin, sans te laisser dérouter par les traces de ceux – et ils sont nombreux – qui se sont fourvoyés de tous côtés, ni par celles des quelques personnes qui errent aux abords mêmes du chemin.

C'est une chose grande, élevée, presque divine, que l'état auquel tu aspires : ne pas être ébranlé. Cet équilibre de l'âme, les Grecs l'appellent « euthymie » : Démocrite (Démocrite d'Abdère, philosophe grec des 5e et 6e siècles av. j.-C, défenseur de la doctrine atomiste) a consacré à ce sujet un ouvrage remarquable. Pour ma part, je l'appelle « tranquillité » – car il est inutile de copier et de transposer les mots par un calque formel : c'est l'idée même qu'il faut exprimer, par un terme ayant la signification du mot grec, non son aspect.

 

Pour atteindre l’état de tranquillité de l’âme

Nous allons donc chercher comment l'âme peut avancer d'une allure toujours égale et aisée, se sourire à elle-même, observer avec bonheur ses propres réalisations ; comment, sans interrompre la joie qu'elle en tire, elle peut rester dans cet état de calme et ne connaître ni hauts ni bas : ce sera la tranquillité. Cherchons une règle générale permettant d'atteindre cet état : de ce remède universel, tu prendras la part que tu veux.

En attendant, il faut dévoiler au grand jour le mal dans sa totalité : chacun reconnaîtra la part qui le concerne. Tu te rendras compte à cette occasion que tu as moins de raisons d'être dégoûté de toi-même que ceux qui, liés par une profession de foi à l'éclat trompeur et cachant leur misère derrière l'apparence d'un titre ronflant, continuent à jouer la comédie par point d'honneur plutôt que par volonté.

Tous sont en proie au même mal : ceux qui, tourmentés par leur inconstance, leurs dégoûts et leurs perpétuels changements de projet, regrettent toujours ce qu'ils n'ont plus ; ceux qui s'alanguissent et bayent aux corneilles ; sans oublier ceux qui, tels des insomniaques, se tournent et se retournent pour essayer toutes les positions jusqu'à ce que la fatigue leur fasse trouver le repos : après avoir changé mille fois de mode de vie, ils adoptent finalement celui dans lequel les retient non la lassitude du changement, mais la vieillesse indolente, peu encline à la nouveauté. Ajoute encore ceux qui restent en place par paresse plutôt que par constance : ils n'ont pas la vie qu'ils veulent, mais celle qu'ils ont toujours eue.

 

 

La maladie de l’inconstance

Pour avoir de multiples visages, la maladie a toujours le même effet : se déplaire à soi-même. Ce sentiment naît du déséquilibre de l'âme, des aspirations timides ou déçues – lorsque l'audace n'est pas à la hauteur des désirs ou lorsque, sans parvenir à réaliser ses désirs, on demeure tout entier accroché à l'espoir de leur réalisation. On est alors dans un état d'instabilité et de perpétuel mouvement, qui caractérise inévitablement les êtres en équilibre instable (C'est-à-dire ceux qui n'ont pas atteint l'équilibre intérieur caractéristique de la sagesse.). Ces malades cherchent par tous les moyens à rejoindre l'objet de leurs vœux ; ils s'entraînent et s'astreignent à accomplir des actions mauvaises et malaisées, et lorsque leur peine n'est pas récompensée, ils sont tourmentés par la honte que leur cause cet échec et souffrent non pas tant d'avoir voulu des choses viles que de les avoir voulues sans parvenir à les obtenir.

Alors, rongés par le regret des actions qu'ils ont entreprises et par la crainte d'en entreprendre d'autres, ils voient s'insinuer en eux cette instabilité de l'âme caractéristique des êtres qui, ne pouvant ni contrôler leurs passions ni s'y abandonner, ne trouvent pas d'issue : ils hésitent, sans parvenir à laisser leur vie se déployer, et leur âme, engourdie au milieu de ses désirs déçus, est gagnée par la torpeur.

Tous ces maux s'aggravent lorsque, dégoûtés par les échecs de leur vie active, ils se réfugient dans le loisir et les études solitaires, auxquelles ne saurait s'accommoder une âme passionnée par la politique, en quête d'action et par nature en perpétuel mouvement – car cette âme ne trouve aucun réconfort en elle-même. C'est ainsi qu'une fois privé des divertissements que les gens affairés trouvent au cœur même de leurs occupations, on ne supporte plus d'être chez soi, seul, entre les murs de sa chambre, et que l'on a du mal à se voir abandonné à soi-même.

 

 

Les sources de l’ennui et du dégoût de soi

De là cet ennui, ce dégoût de soi, ce tourbillon d'une âme qui ne se fixe jamais nulle part, cette sombre incapacité à supporter son propre loisir, surtout lorsqu'on rougit d'avouer les causes de cette insatisfaction, lorsque la honte que l'on ressent refoule ces tourments à l'intérieur de soi et que les passions, enfermées à l'étroit dans une prison sans issue, s'étranglent elles-mêmes ; de là la tristesse, l'abattement et les mille flottements d'une âme incertaine, tenue en haleine par les espoirs conçus mais terrassée par les espoirs déçus ; de là cet état d'esprit qui conduit les hommes à détester le loisir et à se plaindre de n'avoir rien à faire ; de là cette jalousie haineuse si marquée envers les succès des autres. Car l'oisiveté mal vécue nourrit l'envie, et l'on voudrait voir tout le monde échouer parce que l'on n'a pas su réussir.

 

Les conditions d’une vie tranquille sont en nous

Puis, de cette jalousie envers la réussite d’autrui et du désespoir que font naître ses propres échecs, on en vient à s’irriter contre la Fortune (La Fortune, souvent représentée comme une femme aux yeux bandés faisant tourner une roue, correspond, sur le plan philosophique, à une personnification du hasard), à se plaindre de l’époque à laquelle on vit, à se replier dans un coin, tout seul, pour y couver sa peine dans l’accablement et le chagrin. L’âme humaine, en effet, est par nature active et portée au mouvement. Toute occasion de s’éveiller et de sortir d’elle-même lui est agréable, et ce, davantage encore pour les caractères les plus mauvais, qui aiment s’user au contact des occupations. Certaines plaies vont provoquer la main qui les mettra à vif et trouvent du plaisir à se faire gratter ; le galeux apprécie tout ce qui exacerbe sa gale ; je dirais la même chose de ces âmes dans lesquelles les passions ont éclaté comme de vilaines pustules : elles prennent du plaisir à se faire du mal et à se faire souffrir.

Certains gestes en effet peuvent nous procurer un plaisir physique mêlé de douleur, comme, par exemple, le fait de se retourner pour se mettre sur le côté qui n’est pas encore fatigué et d’alterner sans cesse les positions : tel Achille, chez Homère, qui se met tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, et change toujours de position. Or c’est bien le propre d’un esprit malade que de ne rien supporter longtemps et de considérer le changement comme un remède.

De là ces voyages que l’on entreprend sans destination, ces errances de rivage en rivage, cette inconstance qui, nous faisant toujours détester le moment présent, nous pousse à expérimenter tantôt la mer, tantôt la terre. « Allons en Campanie ! » Mais, déjà, ses raffinements nous lassent... « Allons voir des régions plus sauvages : en route pour les contrées boisées du Bruttium et de la Lucanie ! » (Bruttiym et Lucanie = Calabre actuelle en Italie). Pourtant, au milieu de ces régions sauvages, on se met en quête d’un endroit un tant soit peu charmant, capable de soulager nos yeux saturés par la longue vision de ces lieux rustres et sans grâce : « Allons à Tarente ! Son port est réputé, ses hivers sont doux et la richesse de son arrière-pays suffirait amplement à nourrir sa population d’autrefois ! » « Et puis non ! Retournons plutôt à Rome : cela fait trop longtemps que mes oreilles n’ont pas entendu les applaudissements et le vacarme des jeux… »

Sénèque, la tranquillité de l’âme.Essais.

 

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commentaires

P
Sujet extrêmement intéressant!<br /> A mettre en parallèle avec le détachement bouddhiste.
Répondre
En effet, il y a des points communs entre ces deux visions du monde et de l'homme. Cordialement. TD