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18 septembre 2016 7 18 /09 /septembre /2016 06:53
L’ENTREE DE L’ÉCOLE FRANÇAISE EN AFRIQUE NOIRE SOUS LE REGARD D’UN TÉMOIN QUALIFIÉ : CHEIKH HAMIDOU KANE

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 L’ENTREE DE L’ÉCOLE FRANÇAISE EN AFRIQUE NOIRE

SOUS LE REGARD D’UN TÉMOIN QUALIFIÉ : CHEIKH HAMIDOU KANE

« Le canon et l’aimant »

Une école ambigüe ?

L’ENTREE DE L’ÉCOLE FRANÇAISE EN AFRIQUE NOIRE SOUS LE REGARD D’UN TÉMOIN QUALIFIÉ : CHEIKH HAMIDOU KANE

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Cheikh Hamidou Kane

Écrivain sénégalais né en 1928

 

 

L’école contre les traditions ?

Une nouveauté qui remue culturellement, moralement, socialement, engendre espoir, crainte et répulsion. L’arrivée de l’école française en Afrique dès le début de la colonisation, fut un réel choc pour les Anciens et les traditions ancestrales.

Acceptée ou subie, l’école fut longtemps le thème de prédilection des premiers auteurs africains. Le Sénégalais Cheikh Hamidou Kane est de ceux-là.

Dans son célèbre roman « L’Aventure ambigüe », il dresse un tableau riche et vivant de la rencontre d’une culture imposée par le conquérant dont l’école est le véhicule le plus pertinent.

Ainsi, derrière le canon, symbole de la conquête et de la domination, « qui contraint les corps, se profile l’école qui fascine les âmes ».

Parce qu’elle est imposée et se substitue à l’enseignement traditionnel,  « l’école des Blancs » cristallise les passions contraires, entre jeunes générations et Anciens, et devient un véritable « rite de passage, qui exige un apprentissage de la langue française, souvent douloureux ».

Ainsi, le « canon » comporte ici un double symbole :

symbole de la conquête, et de la domination

symbole de la destruction de traditions multiséculaires.

Mais, symbole également annonciateur de lendemains radicalement nouveaux, avec ses gagnants et ses perdants.

Le pays des Diallobé [clan familial] n'était pas le seul qu'une grande clameur eût réveillé un matin. Tout le continent noir avait eu son matin de clameur.

Etrange aube ! Le matin de l'Occident en Afrique noire fut constellé de sourires, de coups de canon et de verroteries brillantes. Ceux qui n'avaient point d'histoire rencontraient ceux qui portaient le monde sur leurs épaules. Ce fut un matin de gésine. Le monde connu s'enrichissait d'une naissance qui se fit dans la boue et dans le sang.

De saisissement, les uns ne combattirent pas. Ils étaient sans passé, donc sans souvenir. Ceux qui débarquaient étaient blancs et frénétiques. On n'avait rien connu de semblable. Le fait s'accomplit avant même qu'on prît conscience de ce qui arrivait.

Certains, comme les Diallobé, brandirent leurs boucliers, pointèrent leurs lances ou ajustèrent leurs fusils. On les laissa approcher, puis on fit tonner le canon. Les vaincus ne comprirent pas.

D'autres voulurent palabrer. On leur proposa, au choix, l'amitié ou la guerre. Très sensément, ils choisirent l'amitié : ils n'avaient point d'expérience.

Le résultat fut le même cependant, partout.

Ceux qui avaient combattu et ceux qui s'étaient rendus, ceux qui avaient composé et ceux qui s'étaient obstinés se retrouvèrent, le jour venu, recensés, répartis, classés, étiquetés, conscrits, administrés.

Car ceux qui étaient venus ne savaient pas seulement combattre. Ils étaient étranges. S'ils savaient tuer avec efficacité, ils savaient aussi guérir avec le même art. Où ils avaient mis du désordre, ils suscitaient un ordre nouveau. Ils détruisaient et construisaient. On commença, dans le continent noir, à comprendre que leur puissance véritable résidait, non point dans les canons du premier matin, mais dans ce qui suivait ces canons. Ainsi, derrière les canonnières, le clair regard de la Grande Royale des Diallobé avait vu l'école nouvelle.

L'école nouvelle participait de la nature du canon et de l'aimant à la fois. Du canon, elle tient son efficacité d'arme combattante. Mieux que le canon, elle pérennise la conquête. Le canon contraint les corps, l'école fascine les âmes. Où le canon a fait un trou de cendre et de mort et, avant que, moisissure tenace, l'homme parmi les ruines n'ait rejailli, l'école nouvelle installe sa paix. Le matin de la résurrection sera un matin de bénédiction par la vertu apaisante de l'école.

De l'aimant, l'école tient son rayonnement. Elle est solidaire d'un ordre nouveau, comme un noyau magnétique est solidaire d'un champ. Le bouleversement de la vie des hommes à l'intérieur de cet ordre nouveau est semblable aux bouleversements de certaines lois physiques à l'intérieur d'un champ magnétique. On voit les hommes se disposer, conquis, le long de lignes de forces invisibles et impérieuses. Le désordre s'organise, la sédition s'apaise, les matins de ressentiment résonnent des chants d'une universelle action de grâce.

Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë.

 

L’ENTREE DE L’ÉCOLE FRANÇAISE EN AFRIQUE NOIRE SOUS LE REGARD D’UN TÉMOIN QUALIFIÉ : CHEIKH HAMIDOU KANE

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Une nouvelle ère

Traumatisme pour les uns, ouverture et délivrance pour les autres.

Un véritable bouleversement en tous domaines.

Surtout, une fracture non seulement dans la société, mais aussi dans les familles, entre ceux à qui l’administration coloniale attribua le qualificatif valorisant d’« évolués », c’est-à-dire, ceux qui sont allés à l’école, en un mot les lettrés ou instruits (en réalité, très peu au début), et les « non-évolués », qui n’ont pas été scolarisés, à qui était souvent accolé le qualificatif dévalorisant d’illettrés, mot à forte connotation négative.

Dans les familles - l’école n’étant pas obligatoire (sauf parfois simplement dans les mots), l’administration demandait aux parents d’envoyer leurs enfants à l’école, à l’occasion d’un déplacement dans un village, du chef, du commandant ou d’un délégué, beaucoup de familles restèrent farouchement hostiles  à la scolarisation de leurs enfants, particulièrement celle des filles. Ainsi, dans des familles qui comptaient plusieurs enfants, un seul était scolarisé (ou deux…), pour faire plaisir au commandant  (l'expression consacrée étant alors "donner son enfant aux Blancs").  Pour d’autres au contraire, refuser de mettre ses enfants à l’école, c’était résister à la domination coloniale. D’autres enfin trouvaient l’école française incompatible avec leur religion.

L’ENTREE DE L’ÉCOLE FRANÇAISE EN AFRIQUE NOIRE SOUS LE REGARD D’UN TÉMOIN QUALIFIÉ : CHEIKH HAMIDOU KANE

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Une société fragmentée

Au-delà de la simple distinction « évolués » et « non-évolués », c’est, en réalité, une nouvelle structuration de la société qui s’opère, avec une nouvelle distribution des rôles et des statuts, avec une incidence directe sur les anciens repères et cadres. Les cadres traditionnels de l’éducation, du pouvoir et de l’existence sont désormais ébranlés ou inopérants. Les chefs traditionnels dociles deviennent des auxiliaires de la nouvelle administration. Ceux qui résistent sont révoqués… Il se crée un vide psychique, culturel, sociologique, plutôt déstabilisant pour plusieurs catégories d’individus, bref, un large fossé s’établit entre ceux qui maîtrisent le français et les autres.

Beaucoup se sentent ainsi perdus entre les nouvelles catégories sociales,  entre les nouveaux statuts et la disparition brutale des repères anciens.

En haut de l’échelle.

Les Évolués, les lettrés (aussi désigné par « Éduqués » qui savent lire et écrire – suprême avantage en principe).

Les Évolués économiques, qui sont généralement citadins, ne sont pas allés à l’école, mais ont su, par esprit d’entreprise et d’aventure, accéder à un niveau matériel relativement aisé : ce sont les  grands commerçants, le plus souvent actifs dans l’import-export,  dans les transports, mais aussi l’élite des artisans et quelques rares ouvriers qualifié (utiles à l’administration). Le plus souvent les Évolués méprisent cette deuxième catégorie, et réciproquement.

Les Évoluants : terme générique, désignant des néo-citadins, pour qui le passage du milieu rural au milieu urbain implique un changement de comportement et des transformations continuelles qui les coupent du milieu original.

L’ENTREE DE L’ÉCOLE FRANÇAISE EN AFRIQUE NOIRE SOUS LE REGARD D’UN TÉMOIN QUALIFIÉ : CHEIKH HAMIDOU KANE

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La fracture urbaine 

Les premières villes présentent également les marques de la nouvelle stratification sociale. Partout existe la superposition de deux types d’urbanisme, avec leurs habitants :

la ville « européenne » : regroupe les ressortissants français, de l’administration ou du privé : commerçants, hommes d’affaires, avocats… de même que quelques rares évolués : auxiliaires de l’administration..

la ville « africaine » : les autres : une majorité d’illettrés exerçant de petits travaux, moteurs de l’économie informelle (ou économie souterraine), chômeurs… Elle se caractérise par la boue, la poussière, le manque criant d’équipement urbain, au contraire de la première qui est éclairée et jouit de l’équipement le plus moderne…

Mais, l’essentiel, c’est sans doute la fracture dans les consciences, non pas entre Blancs et Noirs, mais entre Africains d’un même territoire.

A-t-on tiré le meilleur de l’école française en Afrique ?

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