Du XVIIe au XXIe siècle, l'énigme "Noir" (3)
Si les savants du XVIIe siècle s'empoignèrent dans des "disputes" concernant l'origine de la couleur noire, les penseurs du XVIIIe siècle inventèrent le mythe du bon sauvage (ce qui n'empêcha ni l'asservissement des Indiens d'Amérique, ni la traite esclavagiste) avant que de pseudo scientifiques n'élaborent la théorie des "races", une hiérarchisation rigide des humains aux dépens du Noir, théorie dont je voudrais faire l'économie ici tant la littérature sur ce thème est abondante et variée.
De cette théorie aux multiples implications, érigée en dogme, se nourriront les régimes fascistes ou fascisants du premier tiers du XXe siècle, de même qu'elle constituera le socle de l'argumentaire justifiant la colonisation de l'Afrique dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Un certain nombre de sources ou de thèses font des Français les premiers Européens ayant abordé les côtes africaines bien avant les Portugais. Cette antériorité supposée justifierait-elle une telle curiosité à l'égard de la couleur noire des Africains ? Curiosité qui, nulle part ailleurs en Europe, n'atteignit une telle intensité dans la recherche, la production littéraire, les débats et controverses à partir du XVIIe siècle.
Antériorité française sur les côtes africaines :
mythe ou réalité ?
Tous les Français visitant l'Afrique aux XVIIe et XVIIIe siècles ont entendu les autochtones affirmer que les premiers Européens qui entrèrent en contact avec eux étaient des Français. Ainsi le R. P. Labat (déjà cité) dans son ouvrage Nouvelle Relation de l'Afrique Occidentale, T.5, p. 197 parle de l'étonnement d'André Brüe (1697), l'un des principaux artisans de la fondation de l'empire colonial français d'Afrique, en visite au fort portugais du Bisseaux (actuel Bissao, ancienne colonie protugaise) enconstatant, au cours d'une messe que :
le tableau qui était sur l'autel portait les armes de la Compagnie de France, qui sont d'argent semé de fleurs de lis d'or sans nombre, avec des têtes de nègres pour support, et une couronne treflée. (Signe selon lui que) ce tableau qui paraissait aussi ancien que l'autel et l'église, était une marque que les Français avaient eu un établissement au Bisseaux avant les Portugais.
Si l'on considère que la présence portugaise dans cette région remonte au XVe siècle, cela implique que la présence des Français dans la même région est largement antérieure. Labat est formel quand il affirme :
Il y a des apparences très bien fondées que les Normands et particulièrement les Diépois avaient reconnu, fréquenté et visité les côtes d'Afrique dès le commencement du quatorzième siècle, puisqu'on savait positivement d'une manière à n'en pouvoir douter, que le commerce était établi à Rufisque (Sénégal) et le long de la côte jusqu'à bien loin au-delà de la Rivière de Serrelionne (Sierra Leone), dès le mois de Novembre 1364 [..] Une preuve évidente que le commerce des Diépois était établi aux côtes d'Afrique en 1364, c'est qu'ils y associèrent les marchands de Rouen en 1365 [...] Après avoir augmenté leurs établissements [...] à Rufisque et sur la rivière de Gambie, ils en firent sur celle de Serrelionne et à la côte de Malaguette, dont l'un fut appelé le "Petit Paris" et l'autre le "Petit Dieppe" [...] ils poussèrent ainsi toujours leurs établissements et leur commerce et firent le fort de La Mine d'Or sur la côte de Guinée (Ghana) en 1382, aussi bien que ceux d'Accra, de Cormentin et autres lieux qui leur produisirent des richesses immenses et qui auraient toujours augmenté à mesure qu'ils s'avançaient le long des côtes et à l'intérieur du pays, sans les guerres civiles qui succédèrent à l'accident funeste arrivé au Roi Charles le sixième en 1392 (folie du roi Charles VI : une des causes du déclenchement de la Guerre de cent Ans). La Normandie se sentit des malheurs de la France, parce que ses princes y prirent plus de part qu'ils ne devaient ; et le contre-coup de ces malheurs tomba sur le négoce d'Afrique, qui depuis ce moment fatal tomba peu à peu.
Un voyageur français contemporain de Labat, Villault de Bellefond, renchérit en ces termes dans sa Relation de Voyage (1669) sous le titre Remarques sur la Coste d'Afrique et notamment sur la Coste d'Or pour y justifier que les Français y ont esté longtemps auparavant les autres nations :
Dans une ancienne batterie du fort de La Mine, appelée encore la batterie de France, une inscription à demi effacée, laissait distinctement apercevoir les chiffres 1 et 3, premiers chiffres d'un millésimes du XIVe siècle ; on citait aussi l'existence des armes de France encore visibles dans l'église de La Mine, ainsi que sur une porte du fort d'Assem.
L'argumentation de Villault de Bellefond s'appuie sur des mémoires écrits par des Dieppois ainsi que sur des manuscrits de la ville de Dieppe, mais surtout sur les preuves matérielles visibles sur les lieux encore au XVIIe siècle. Il ressort d'un tel raisonnement que l'antériorité française sur les côtes d'Afrique par rapport à la présence d'autres nations européennes ne souffre le moindre doute pour son auteur. Dans son ouvrage Histoire des colonies françaises en Amérique, en Afrique, en Asie, en Océanie, Tours, 1884, p93-94, J.J.E. Roy abonde dans le même sens :
En 1363 des négociants de Rouen s'étant associés à des marins de Dieppe, commencèrent à établir des comptoirs et des entrepôts de commerce sur la côte occidentale de l'Afrique noire depuis l'embouchure du Sénégal jusqu'à l'extrémité du golfe de Guinée. C'est alors que furent successivement formés les établissements français du Sénégal, de la rivière de Gambie, de Sierra Leone, et ceux de la côte de Malaguette qui portaient les noms de "Petit Dieppe" et de "Petit Paris" et que furent ensuite construits les forts français, à La Mine de l'Or, sur la côte de Guinée, à Acra et à Cormentin.
Selon le même auteur, les guerres civiles et étrangères durant le XVe siècle, arrêtèrent en Normandie l'essor des entreprises maritimes : le commerce d'Afrique fut abandonné et les comptoirs français devinrent la proie des Portugais, des Espagnols, des Hollandais, des Anglais, à l'exception seulement de l'établissement du Sénégal.
Le constat, au terme de ce rapide retour sur la curiosité suscitée par la couleur de l'homme noir, telle qu'elle apparaît dans quelques textes anciens, c'est que la couleur semble occulter le reste, c'est-à-dire l'essentiel. Le jugement se limite au regard, le regard se limite à la couleur, c'est-à-dire à l'apparence et n'atteint pas la raison. On voit la couleur sans l'être. On ne voit que la couleur de peau, l'enveloppe. On prend ainsi l'écorce pour l'arbre, l'épiderme (le pigment) pour le coeur. Cette dissonance jouera longtemps et joue sans doute encore aujourd'hui dans les rapports entre Européens et Africains.
(Prochainement un épisode peu connu : la vie des Français au Sénégal aux XVII et XVIIIe siècles)