Progrès technique vaut-il civilisation ?
Civilisation ou civilisations ?
Conférence du 06/12/2010, Loudéac (Côtes d'Armor)
Je réponds ici à deux questions parmi toutes celles qui m'ont été posées au cours du débat qui a suivi mon exposé. Ces deux questions auraient sans doute mérité un développement un peu plus approfondi que ne permet le temps limité d'une conférence.
1ère question : Dans son discours de Dakar, prononcé le 26 juillet 2007, le président Sarkozy a dit que "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire", qu'en pensez-vous ?
Il y a le discours dans son ensemble, puis cette phrase qui en est extraite. Il m'est difficile de répondre à cette question à l'état brut car, j'ignore le fond de la pensée de l'auteur. Qu'a-t-il voulu dire précisément ? Faute d'une telle clarification, je ne peux que m'interroger.
- A-t-il voulu faire allusion au retard de l'Afrique dans le domaine technique sur le monde "développé", industrialisé ? A-t-il voulu insinuer que les brevets d'invention africains sont inexistants ?
- A-t-il voulu dire que l'Afrique reste aux marges de l'Histoire, aux marges de la mondialisation, peu visible et peu audible ?
- Ou bien cette phrase signifie-t-elle que les Africains, par rapport aux Européens, comptent peu d'hommes de renom ayant marqué le cours de l'Histoire dans différents domaines ?
Faute d'éclaircissements, cette phrase reste pour moi une énigme. Comment donc répondre à la question posée ?
Des spécialistes dans leur domaine, affirment que l'Afrique est le "berceau de l'Humanité". Mais cela importe peu ici. Les Africains sont dans l'Histoire depuis très longtemps si l'on entend par Histoire les contacts, les échanges, les heurts entre peuples qui font avancer le monde.
Les racines de l'affirmation selon laquelle "l'Africain n'est pas assez entré dans l'Histoire" sont sans doute à rechercher dans la perception des Africains par les Européens au XIXe siècle. Un des fondements de ce jugement réside non pas dans les premiers contacts (XVe XVIe siècles) mais dans les premières implantations européennes en Afrique, autrement dit de l'intensification des rapports entre Africains et Européens au XIXe siècle : exploration, colonisation, exploitation, domination.
Or, précisément, le début du XIXe siècle constitue cette période de l'histoire où l'Afrique dans son ensemble a perdu son lustre d'antan, son étoile ayant cessé de briller. Depuis la fin du XVIe siècle, elle se trouve en état de "décomposition" croissante : démographique, sociale, économique et culturelle.
D'une part, les grands empires soudanais puissants et prestigieux, contemporains du Moyen Âge européen, du VIIe au XVIe siècle : Ghana, Mali, Gao ... se sont éteints les uns après les autres. Le royaume du Congo, dont la richesse et l'organisation impressionnèrent les navigateurs portugais du XVe siècle, n'est plus que l'ombre de lui-même. Des constructions politiques de moindre envergure dans toutes les régions d'Afrique ont duré jusqu'au XIXe siècle, et seront confrontées à la conquête coloniale qui leur fut fatale.
Autre élément d'explication :
Au XIXe siècle, à l'heure de la confrontation majeure entre Européens et Africains, les civilisations africaines sont fortement ébranlées, les sociétés et les pouvoirs profondément déstructurés par la traite des Noirs, la traite atlantique s'ajoutant à la traite orientale, arabe et musulmane, jusqu'au XIXe siècle.
L'Afrique ne fut donc en marge ni de l'Histoire, ni de la mondialisation. La 1ère mondialisation, celle des XVe et XVIe siècles, vit un noeud de relations complexes (commerce triangulaire) se tisser entre Amérique, Afrique, Europe. L'Afrique fut de ce fait bel et bien au centre du monde, mieux, point de rencontre de continents et d'intérêts nationaux divers.
L'Afrique est par ailleurs en contact régulier avec le monde méditerranéen et le Moyen-Orient depuis le VIIIe siècle. Comme on le voit, l'Afrique ne fut pas épargnée par la vague des Grandes Découvertes qui procédèrent au décloisonnement du monde en général.
Mais le spectacle affligent présenté par ce continent aux Européens au XIXe siècle, constitue sans doute la "matrice" de tous les stéréotypes, clichés et préjugés tenaces les plus dévalorisants d'hier et d'aujourd'hui. Le constat de l'absence de culture écrite (non d'écriture) fit conclure que les Africains au sud du Sahara n'avaient pas d'histoire ni de civilisation : des "sauvages arriérés" qu'il fallait ramener à la lumière.
Ces stéréotypes et jugements hâtifs, nés de l'ignorance et de la méconnaissance des peuples africains, nourris par des "travaux" ou réflexions de scientifiques ou voyageurs européens du XIXe siècle, ont contribué à creuser un "fossé mental" profond entre Africains et Européens.
Cependant, depuis le premier tiers du XXe siècle, historiens, ethnologues, géographes ou administrateurs coloniaux (Lyautey ou Savorgnan de Brazza entre autres) ont eu le souci, la patience et la volonté d'étudier les peuples africains ; cela les amena à la découverte puis à la connaissance de leurs cultures, de la richesse et la variété de leurs civilisations. Les travaux ainsi que les témoignages de ces esprits ouverts ont permis de rectifier nombre de visions erronées du passé. Mais le poids de ces visions est tel qu'un effort intellectuel et une volonté d'ouverture d'esprit affirmée s'imposent afin d'émerger de l'épaisseur des stéréotypes et préjugés multiséculaires particulièrement pesants.
Il appartient aujourd'hui aux Africains, mieux qu'à quiconque, de renverser les vieilles images des siècles passés et de remettre le regard sur l'Afrique à l'endroit.
L'Afrique en marge du monde ?
La présence de l'Afrique au monde s'est d'abord manifestée par le transfert d'Africains dans les différentes parties de la planète. Cela commence bien avant la traite atlantique. Dans l'Antiquité, des captifs noirs sont utilisés en Grèce. Durant le Haut moyen âge, les circuits de trafic de Noirs en direction de l'Indonésie, de la Chine et de l'Inde notamment sont bien connus. A partir du IXe siècle, les Arabes, puis les Ottomans se livrent à un important commerce d'esclaves noirs qui se perpétue jusqu'au XIXe siècle.
De l'esclavage à la colonisation, l'Afrique s'est mêlée au monde. Comment écrire aujourd'hui l'histoire contemporaine de la Grande-Bretagne, de la France, du Portugal... en occultant leurs rapports avec l'Afrique ? Comment extraire l'histoire de l'esclavage des Noirs, donc la marque de l'Afrique, de l'histoire des Etats-Unis ? De l'histoire économique, de la démographie, de la société, de l'art, du sport, de la musique des Etats-Unis ? Que resterait-il de cette histoire sans cette marque africaine ? Peut-on extraire l'apport de ces Noirs d'Amérique de l'impact culturel, artistique, sportif des Etats-Unis sur le reste du monde ? Quel pays au monde peut se targuer d'échapper, de près ou de loin à cette influence américaine à travers le sport et la musique qui sont autant de marques indirectes de l'Afrique ?
Il n'est pas jusqu'à la bombe atomique d'Hiroshima et de Nagasaki, de sinistre mémoire qui ne soit involontairement et indirectement associée à l'Afrique, l'uranium qui a servi dans la fabrication de cette bombe provenant de ce continent, plus précisément du site uranifère de Shinkolobwe (considéré comme le plus riche du monde) au Congo ex-Zaïre (RDC). Dans le même ordre d'idée, qui a jamais évalué la part des pierres précieuses et autres produits africains dans la confection des produits de la technologie de pointe, des ordinateurs aux éléments de l'aérospatiale, dans la fabrication de bijoux et de cosmétiques ? Et les produits alimentaires à base de matières premières en provenance d'Afrique ? On peut étendre la réflexion en évoquant la place de l'Afrique dans le développement des sciences, de l'anthropologie, l'épidémiologie, la démographie, l'économétrie... L'histoire de l'Europe, de l'Amérique et de l'Asie serait à réécrire si elle devait être amputée de sa part africaine, officielle et officieuse.
Que tous les édifices et monuments dans toutes ces villes d'Europe, d'Amérique et d'Asie qui sont bâtis sur le profit tiré du contact de l'Afrique du 7e au 20e siècle, direct ou indirect, soient subitement démolis !
Que tous les pays d'Europe anciens possesseurs de colonies en Afrique qui ont bénéficié des ressources du continent ainsi que du travail forcé imposé aux populations notamment pendant la grande crise économique des années 1930 restituent la valeur numéraire de ces profits à l'Afrique
Que toutes les entreprises multinationales qui ont exploité et continuent d'exploiter ce continent ainsi que les Africains payés au rabais en vue du développement de leur économie, remboursent au prix juste !
Que tous ceux en Europe, en Amérique et en Asie qui exploitent ou ont exploité des travailleurs africains déclarés ou non déclarés remboursent l'équivalant du salaire juste !
Que les sociétés étrangères qui encombrent et polluent l'Afrique de leurs produits invendables ou interdits de vente chez elles ou ailleurs dédommagent les Africains à la hauteur du préjudice subi !
(Extrait de : Tidiane Diakité, Appel à la Jeunesse africaine, L’Harmattan)
[ Réponse à la question 2 : à suivre]