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7 octobre 2017 6 07 /10 /octobre /2017 09:28

LA SAGESSE ORIENTALE EN 3 VOIX

Un trésor enfoui sous l’épaisseur des siècles

La chinoise

 

 

La Chine antique possède une richesse culturelle et philosophique incomparable.

                Lao-Tseu -604 av JC – 531 av JC)

Lao-Tseu : philosophe prolixe et profond

 

Connais-toi, connais les autres

Qui connaît autrui est intelligent

Qui se connaît est éclairé

Qui vainc autrui est fort

Qui se vainc soi-même a la force de l'âme.

 

Qui se contente est riche.

Qui s'efforce d'agir a de la volonté.

 

Qui reste à sa place vit longtemps.

Qui est mort sans être disparu atteint l'immortalité.

                         *

Si le monde est en bonne voie,

les coursiers dessellés travaillent dans les champs.

Si le monde n'est pas en bonne voie,

les chevaux de combat pullulent au faubourg.

 

Pas de plus grande erreur que d'approuver ses désirs.

Pas de plus grand malheur que d'être insatiable.

Pas de pire fléau que l'esprit de convoitise.

 

Qui sait se borner aura toujours assez

Lao-Tseu, tao tô king Traduction : Liou Kia-Hway © Ed. Gallimard

La persane (Iran)

 

 

Autre trésor culturel

                                    Robaï d’Omar Khayyam (1048-1131)

Un poète philosophe

 

La pensée du poète

 

Les portes que l'on voit à la prison du Sort

sans fin l'une vomit et sans fin l'autre aspire

mais nul n'a jamais vu celui qui pourrait dire

d'où viennent les vivants ni où s'en vont les morts

                                 *

Qu'on ait vécu mille ans ou que la mort fût prompte

comme il faut rendre enfin nos vêtements de chair

à l'instant d'établir la balance du compte

le mendiant et le roi ne valent pas plus cher.

                                *

Qu'est-ce que la goutte d'eau qui tombe dans la mer

et le grain de poussière englouti par le sable ?

Ni ton passage à toi n'est pas moins effaçable

que le vol de la mouche où s'agite un peu d'air.

Robaï d'Omar Khayyam Traduits par Maurice Chapelan (Ed. Grasset)

 

L’hindoue

 

 

 

Art et philosophie : source incomparable de réflexion.

 

                 Le Mahatma Mohandas Karamchand Gandhi

Gandhi : homme politique indien, philosophe, apôtre de la non violence.

 

Préceptes

« Le message de Gandhi ne s'adresse pas seulement aux hindous, mais à toute l'humanité » écrit un de ses compatriotes. « A un monde que rendent fou les passions effrénées engendrées par la jalousie, la rapacité et la force brutale, Gandhi offre la paix et la bonne volonté ». C'est la raison pour laquelle on aura profit à méditer quelques-uns des grands préceptes de Gandhi, recueillis en divers endroits de son œuvre par Jean Herbert.

 

Je crois à la puissance de la pensée plus qu'à celle de la parole, qu'elle soit orale ou écrite.

 

La définition, si claire soit-elle, du but que nous voulons atteindre, et notre désir d'y arriver, ne suffisent pas à nous y conduire, tant que nous ne connaîtrons pas ou que nous n'utiliserons pas les moyens nécessaires. C'est pourquoi je me suis attaché surtout à préserver ces moyens et à en développer l'usage. Je sais que si nous pouvons le faire, nous sommes sûrs d'arriver au but. Je crois aussi que nous avancerons vers le but dans la mesure exacte de la pureté des moyens.

 

C'est dans l'effort, et non dans la réussite, qu'on puise la satisfaction. Le plein effort, c'est la pleine victoire.

 

Un effort continuel vers la perfection est le devoir de tout homme et porte en lui sa récompense.

 

Une agitation bien ordonnée, persistante est l'âme même d'un progrès sain.

 

Je me sens parfois impuissant, mais je ne perds jamais espoir.

 

Il y a bien des choses qui sont impossibles et qui pourtant sont les seules justes.

 

Celui qui n'est pas prêt pour de petites réformes ne sera jamais prêt pour de grandes réformes... C'est pourquoi je prends le plus vif intérêt aux vitamines, aux légumes verts et au riz complet. C'est pourquoi je me passionne maintenant pour la meilleure façon de nettoyer nos latrines... Je ne vois pas très bien pourquoi penser à ces problèmes de première nécessité et leur chercher des solutions n'aurait pas de signification politique.

 

L'utile et l'inutile, comme, en règle générale, le bien et le mal, vont nécessairement de pair, et c'est à l'homme de faire son choix.

 

C'est à l'évolution de l'âme qu'il faut consacrer toute notre intelligence et toutes nos autres facultés.

 

Une des premières conditions du bonheur est une existence qui ne rompt pas le lien de l'homme avec la nature.

Un homme qui s'enrichit spirituellement enrichit le monde entier.

Une vie de spiritualité véritablement vécue est bien plus infectieuse que ne peuvent l'être tous les microbes que l'on peut trouver sur terre.

Gandhi d'après Jean Herbert « Ce que Gandhi a vraiment dit » (Ed. Stock)

 

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27 août 2017 7 27 /08 /août /2017 07:39

LE PROGRÈS ? LE MEILLEUR OU LE PIRE ?

L’avenir de la Civilisation et de l’Homme.

La machine prendra-t-elle le pouvoir ?

Débat multiséculaire.

Issy-les-Moulineaux, XIXe siècle
L’industrie quitte l’atelier pour l’usine

Le XIXe siècle en France (comme en Europe) plus précisément la 2e moitié de ce siècle, marque le démarrage de l’industrialisation au sens moderne. La grande industrie marque le paysage urbain, puis la campagne, de son empreinte, puissante et soudaine. C’est la « révolution industrielle » en Europe de l’Ouest, inaugurée par l’Angleterre dès la fin du XVIIIe siècle.

En France, l’industrialisation découle alors de la volonté de l’empereur Napoléon III qui a l’ambition de transformer le pays en le modernisant, selon le modèle anglais. C’est le début des chemins de fer, des premiers trains, de la machine à vapeur

Mais, cette industrialisation, c’est surtout le règne de la métallurgie, du fer, de l’acier, des hauts fourneaux

L’empereur veut aller vite, dans la transformation et la modernisation du pays, et il entend le faire par la manière forte. À Paris, ce sont les grands boulevards, les immeubles haussmanniens, mais aussi les premières gares. Cette rénovation urbaine à marche forcée, sur le modèle de Paris, fut également imposée à toutes les grandes villes du pays.

Partout, le fer s’impose et marque l’architecture : gares, musées, théâtres, monuments…

Un train de voyageurs à la fin du 19e siècle

La peur de la modernité ?

    La révolte contre la nouveauté et la machine.

Mais, ces transformations des paysages urbains et le bouleversement dans la société qu’elles entrainent, inquiètent, et des mouvements de contestation naissent : La résistance à la modernité et au progrès technique ?

Des intellectuels, notamment des gens de lettres prennent la tête de cette résistance d’un genre inédit.

On a peur du train, on a peur des navires à vapeur, tout cela va si vite !

Parlant du train, le célèbre poète stoïcien, Alfred de Vigny, le compare à un taureau fou et dangereux. Il écrit : « Sur ce taureau de fer qui fume, souffle et beugle, l’homme est monté trop tôt. »

 

Dans les usines, des ouvriers qui se voient peu à peu remplacés par des machines, s’en prennent à ces outils de travail, les cassent, les qualifiant de « concurrents sans âme ».

Les médecins ne sont pas en reste et entrent aussi en résistance contre le train, cette invention diabolique et malsaine, propagatrice de maladies nouvelles.

La peur des 1ers chemins de fer

Enfin, des écrivains protestent, non contre la modernité, mais contre la manière dont elle est imposée, surtout au détriment des plus pauvres, chassés des centres-villes, leurs habitations rasées sans ménagement ni contrepartie. Rien n’y fait.

Pour marquer cet essor de la grande industrie, et signifier à l’Europe et au monde que la France est devenue une puissance industrielle, Napoléon III prend l’initiative de la première exposition universelle organisée en France, qui fut ouverte sur les Champs Élysées, du 15 mai au 15 novembre 1855.

Paris, Exposition universelle de 1855

Ce fut un événement considérable, un réel succès, avec près de 5 100 000 visiteurs, et la participation de 27 États et leurs colonies.

Malgré tout, ce succès n’entama en rien l’inquiétude et la réflexion des intellectuels à l’égard de la grande industrie et de la machine.

Le poète Baudelaire, connu également comme critique d’art, consacra, à ce titre, trois articles de fond à l’exposition de 1855.

Charles Baudelaire (1821-1867)
Poète français (chantre de la modernité cependant).Son recueil de poèmes : Les Fleurs du Mallui confère la notoriété et une place considérable parmi les poètes français.

 

« Le progrès

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l'enfer. Je veux parler de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l'histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette Idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l'amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d'une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet, ce qu'il entend par progrès. Il répondra que c'est la vapeur, l'électricité et l'éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s'est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l'ordre matériel et de l'ordre spirituel s'y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels, qu'il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du matériel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd'hui la question morale dans un sens plus délicat qu'on ne l'entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus savoir ou de force imaginative qu'il n'en a montré l'année dernière, il est certain qu'il a progressé. Si les denrées sont aujourd'hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu'elles n'étaient hier, c'est dans l'ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l'entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d'une série indéfinie, Où est cette garantie ? Elle n'existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité. »

BAUDELAIRE. Exposition universelle. 1855. Beaux Arts I.

 

Paul Valéry, quoique né quatre ans après la mort de Baudelaire, fait du progrès technique un des axes majeurs de sa réflexion et de sa production littéraire.

Paul Valéry -1871-1945)

Écrivain, poète et philosophe (même s’il a toujours récusé ce titre) français.

Paul Valéry, écrivain engagé (en politique et au sein d’associations de bienfaisance) fut résistant pendant l’Occupation lors de la 2e Guerre mondiale. Il fut marqué par l’occupation du pays et de la capitale, qui porta préjudice à sa carrière.

Ses essais traduisent ses inquiétudes sur la pérennité de la civilisation et sur le progrès « machiniste » et matériel en général, mais surtout sur l’avenir de l’Homme. La machine, de sophistication en sophistication, ne finira-t-elle pas par s’imposer à l’homme et bouleverser sa vie, en en faisant son esclave ?

« Quant à nous, nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous, et même en nous. Pouvoirs nouveaux, gênes nouvelles, le monde n'a jamais moins su où il allait. (...)

Louis XIV, au faîte de la puissance, n'a pas possédé la centième partie du pouvoir sur la nature et des moyens de se divertir, de cultiver son esprit, ou de lui offrir des sensations, dont disposent aujourd'hui tant d'hommes de condition assez médiocre. Je ne compte pas, il est vrai, la volupté de commander, de faire plier, d'intimider, d'éblouir, de frapper ou d'absoudre, qui est une volupté divine et théâtrale. Mais le temps, la distance, la vitesse, la liberté, les images de toute la terre...

Un homme aujourd'hui, jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie ; goûter un peu d'amour, un peu de certitude, un peu partout. S'il n'est pas sans esprit (mais cet esprit pas plus profond qu'il ne faut), il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable. Le corps du grand roi était bien moins heureux que le sien peut l'être ; qu'il s'agisse du chaud ou du froid, de la peau ou des muscles. Que si le roi souffrait, on le secourait bien faiblement. Il fallat qu'il se tordît et gémît sur la plume, sous les panaches, sans l'espoir de la paix subite ou de cette absence insensible que la chimie accorde au moindre des modernes affligés.

Ainsi, pour le plaisir, contre le mal, contre l'ennui, et pour l'aliment des curiosités de toute espèce, quantité d'hommes sont mieux pourvus que ne l'était, il y a deux cent cinquante ans, l'homme le plus puissant d'Europe. (...)

Je me suis essayé autrefois à me faire une idée positive de ce que l'on nomme progrès. Eliminant donc toute considération d'ordre moral, politique, ou esthétique, le progrès me parut se réduire à l'accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) utilisable par les hommes, et à celui de la précision qu'ils peuvent atteindre dans leurs prévisions. Un nombre de chevaux-vapeur, un nombre de décimales vérifiables, voilà des indices dont on ne peut douter qu'ils n'aient grandement augmenté depuis un siècle. Songez à ce qui se consume chaque jour dans cette quantité de moteurs de toute espèce, à la destruction de réserves qui s'opère dans le monde. Une rue de Paris travaille et tremble comme une usine. Le soir, une fête de feu, des trésors de lumière expriment aux regards à demi éblouis un pouvoir de dissipation extraordinaire, une largesse presque coupable. Le gaspillage ne serait-il pas devenu une nécessité publique et permanente ? Qui sait ce que découvrirait une analyse
assez prolongée de ces excès qui se font familiers ? Peut-être quelque observateur assez lointain, considérant notre état de civilisation, songerait-il que la Grande Guerre ne fut qu'une conséquence très funeste, mais directe et inévitable du développement de nos moyens ? »     

VALERY. Regards sur le monde actuel.

 

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13 août 2017 7 13 /08 /août /2017 09:55

ET L’ESPÈCE HUMAINE ?

PASCAL ET LA ROCHEFOUCAULD

REGARDS CROISÉS

Qu’est-ce que l’Homme ?

Peut-on le définir ?

 

Le regard de Blaise Pascal

Blaise Pascal, mathématicien, physicien, philosophe et écrivain français (1623-1662)

Qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non ; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.

Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.

Nous sommes plaisants de nous reposer dans la société de nos semblables : misérables comme nous, impuissants comme nous, ils ne nous aideront pas ; on mourra seul. Il faut donc faire comme si on était seul ; et alors, bâtirait-on des maisons superbes, etc.… ? On chercherait la vérité sans hésiter ; et, si on le refuse, on témoigne estimer plus l'estime des hommes, que la recherche de la vérité.

La vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.

L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.

Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre. On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public ; mais ce n'est que feindre, et une fausse image de la charité ; car au fond ce n'est que haine.

Chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres.

Blaise PASCAL (1623-1662), Les Pensées.

Tableau un peu sombre de l’espèce humaine ?

     Qu’en pense François, duc de La Rochefoucauld ?

La Rochefoucauld (1613-1680). Moraliste.

Dans son œuvre littéraire : réflexions ou sentences et Maximes, La Rochefoucauld exprime son dégoût d’un monde où les meilleurs sentiments sont, malgré les apparences, dictés par l’intérêt.

 

L'intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé.

Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer.

L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu.

La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui. C'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber. Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler, un bien que nous nous faisons à nous-mêmes par avance.

L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir de l'injustice.

L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.

L'amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de craindre.

Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux par la passion que l'on a que par celle que l'on donne.

Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans l'amour, et l'on est souvent plus disposé à sacrifier le repos de ce qu'on aime qu'à perdre le sien.

Si on juge l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié.

LA ROCHEFOUCAULD - Maximes.

 

Alors, l’Homme ?

Quelle définition ?

Un animal comme les autres, mais doué de raison avec une conscience ?

Conscience de l’autre ?

Conscience du bien et du mal ?

Conscience du passé et du futur ?

Ou bien

L’être humain, un mystère à jamais insondable ?

Le débat est ouvert.

À vos plumes !

 

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6 août 2017 7 06 /08 /août /2017 07:07

 

SAINT-AUGUSTIN : CROIRE OU COMPRENDRE POUR ATTEINDRE LA VÉRITÉ ?

Faut-il croire pour comprendre ou comprendre d’abord avant de croire ? Éternel débat.

 

Saint-Augustin (340-430)

Saint-Augustin, docteur de l’Église latine, théologien, philosophe, écrivain, moraliste, a exercé une influence capitale sur la théologie en Occident.

Dans le texte ci-dessous, le sermon 43, il rend sa noblesse à la raison et à la foi dans la recherche de la vérité, l’une ne pouvant aller sans l’autre selon lui.

 

 

L'intelligence diffère de la raison. Nous avons la raison avant d'avoir l'intelligence ; et nous ne pourrions avoir l'intelligence d'une chose si nous n'étions pas d'abord doués de raison. L'homme est donc un animal qui possède une raison, ou pour emprunter une expression meilleure et plus brève : c'est un animal raisonnable ; pour lui la raison est une propriété de la nature ; il a la raison avant de comprendre, et il ne cherche à comprendre que parce qu'il a la raison. À nous de cultiver, de retoucher aussi en quelque manière et de réformer cette faculté qui nous rend si supérieurs aux animaux. Mais un si grand ouvrage relève avant tout du divin artisan qui nous a créés. Nous avons bien pu déformer son image en nous : nous ne pouvons la restaurer. Nous avons donc, pour tout résumer en peu de mots, l'être comme le bois et la pierre, la vie comme les arbres, l'intelligence comme les anges. [...]

 

L’homme, animal raisonnable

Et maintenant, ravivez votre attention. Tout homme veut comprendre ; personne qui n'ait ce désir. Mais tous nous ne voulons pas croire. On me dit : « Je veux comprendre pour croire. » Je réponds : « Crois pour comprendre. » ; voici donc une discussion qui s'élève entre nous et qui va porter tout entière sur ce point : « Je veux comprendre avant de croire », me dit l'adversaire ; et moi je lui dis : « Crois d'abord et tu comprendras. » Pour trancher le débat, choisissons un juge. Parmi tous les hommes à qui je puis songer, je ne trouve pas de meilleur juge que l'homme que Dieu lui-même a choisi pour interprète. [...] Ce n'est pas au poète de juger entre nous, c'est au prophète [...].

 

Quel arbitre pour trancher le débat ?

Tu disais : « J'ai besoin de comprendre pour croire », et moi : « Crois d'abord pour comprendre. »  La discussion est engagée ; allons au juge ; que le prophète prononce ou plutôt que Dieu prononce par son prophète. Gardons tous deux le silence. Il a entendu nos opinions contradictoires ; « Je veux comprendre, dis-tu, pour croire » ; « Crois, ai-je dit, pour comprendre », et le prophète répond : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. »

Cependant, mes très chers frères, faut-il penser qu'il n'y a aucune part de vérité dans ses paroles : j'ai besoin de comprendre pour croire ? Quel est donc mon rôle en ce moment ? C'est d'amener à la foi non pas ceux qui en sont totalement privés, mais ceux qui en ont un faible commencement ; car s'ils ne croyaient pas du tout, ils ne seraient pas ici ; c'est la foi qui leur a inspiré de venir m'entendre, c'est la foi qui les tient attentifs à la parole de Dieu ; mais cette foi, qui a germé dans leur cœur, a besoin d'être arrosée, nourrie, fortifiée et c'est ce que nous faisons. « J'ai planté, dit l'apôtre, Apollon [dieu grec de la Lumière, des Arts et de la Divination] a arrosé, mais Dieu a donné l'accroissement ; aussi celui qui plante n'est rien, celui qui arrose n'est rien si Dieu ne donne l'accroissement.»

 

 

Une vérité partagée

Par conséquent, mes très chers frères, cet homme [...] avec lequel j'ai engagé une discussion qui a été portée au tribunal du prophète, n'a pas tout à fait tort de vouloir comprendre avant de croire. Moi qui vous parle, en ce moment, si je parle, c'est pour amener aussi à la foi ceux qui ne croient pas encore. Donc, en un sens, cet homme a dit vrai quand il a dit : « Je veux comprendre pour croire » ; et moi également je suis dans le vrai quand j'affirme avec le prophète : « Crois d'abord pour comprendre. » Nous disons vrai tous les deux : donnons-nous donc la main ; comprends donc pour croire et crois pour comprendre ; voici en peu de mots comment nous pouvons accepter l'une et l'autre ces deux maximes : comprends ma parole pour arriver à croire, et crois à la parole de Dieu pour arriver à la comprendre.

Saint-Augustin, Sermon 43

 

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23 juillet 2017 7 23 /07 /juillet /2017 08:44

MARC-AURÈLE, LA VOIX DU PHILOSOPHE STOÏCIEN

Réflexions sur notre chemin de vie

Marc Aurèle (121-180 ap. JC)

Dès l'aurore, dis-toi par avance : « Je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un insociable. Tous ces défauts sont arrivés à ces hommes par leur ignorance des biens et des maux. Pour moi, ayant jugé que la nature du bien est le beau, que celle du mal est le laid, et que la nature du coupable lui-même est d'être mon parent, non par la communauté du sang ou d'une même semence, mais par celle de l'intelligence et d'une même parcelle de la divinité, je ne puis éprouver du dommage de la part d'aucun d'eux, car aucun d'eux ne peut me couvrir de laideur. Je ne puis pas non plus m'irriter contre un parent, ni le prendre en haine, car nous sommes nés pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées de dents, celle d'en haut et celle d'en bas. Se comporter en adversaires les uns des autres est donc contre nature, et c'est agir en adversaire que de témoigner de l'animosité et de l'aversion. »

Tout ce que je suis, c'est une chair, avec un souffle et un principe directeur. Renonce aux livres; ne te laisse pas absorber : ce ne t'est point permis. Mais, comme un homme déjà en passe de mourir, méprise la chair : sang et poussière, petits os, tissu léger de nerfs et entrelacement de veines et d'artères. Examine aussi ce qu'est le souffle : du vent qui n'est pas toujours le même, car à tout moment tu le rends pour en avaler d'autre. Il te reste, en troisième lieu, le principe directeur. Pense à ceci : tu es vieux; ne permets plus qu'il soit esclave, qu'il soit encore comme tiré par les fils d'une égoïste impulsion, ni qu'il s'aigrisse contre son sort actuel, ou bien qu'il appréhende celui qui doit venir.

 

Les hommes tels qu’ils sont, mais tous son frères, parents et amis

Comme tout s'évanouit promptement : les corps eux-mêmes dans le monde, et leur souvenir dans la durée ! Tels sont tous les objets sensibles, et particulièrement ceux qui nous amorcent par l'appât du plaisir, qui nous effraient par l'idée de la douleur, ou bien qui nous font jeter des cris d'orgueil. Que tout cela est vil, méprisable, abject, putride et mort, aux yeux de la raison qui peut s'en rendre compte ! Que sont donc ceux dont l'opinion et la voix donnent la célébrité ? Qu'est-ce que mourir ? Si l'on envisage la mort en elle-même, et si, divisant sa notion, on en écarte les fantômes dont elle s'est revêtue, il ne restera plus autre chose à penser, sinon qu'elle est une action naturelle. Or celui qui redoute une action naturelle est un enfant. La mort pourtant n'est pas uniquement une action naturelle, mais c'est encore une œuvre utile à la nature.

[…]

Quand tu devrais vivre trois fois mille ans, et même autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que nul ne perd une vie autre que celle qu'il vit, et qu'il ne vit pas une vie autre que celle qu'il perd. Par là, la vie la plus longue revient à la vie la plus courte. Le temps présent, en effet, étant le même pour tous, le temps passé est donc aussi le même, et ce temps disparu apparaît ainsi infiniment réduit. On ne saurait perdre, en effet, ni le passé, ni l'avenir, car comment ôter à quelqu'un ce qu'il n'a pas ?

Il faut toujours se souvenir de ces deux choses : l'une que tout, de toute éternité, est d'identique aspect et revient en de semblables cercles, et qu'il n'importe pas qu'on fixe les yeux sur les mêmes objets durant cent ans, deux cents ans, ou durant l'infini du cours de la durée. L'autre, que celui qui a le plus longtemps vécu et que celui qui mourra le plus tôt, font la même perte. C'est du seul présent, en effet, que l'on peut être privé, puisque c'est le seul présent qu'on a et qu'on ne peut perdre ce qu'on n'a point.

 

Seul compte l’expérience du présent

L'âme de l'homme se fait surtout injure, lorsqu'elle devient, autant qu'il dépend d'elle, une tumeur et comme un abcès du monde. S'irriter en effet contre quelque événement que ce soit, est se développer en dehors de la nature, en qui sont contenues, en tant que parties, les natures de chacun de tout le reste des êtres. L'âme se fait ensuite injure, lorsqu'elle conçoit pour un homme de l'aversion ou que, pour lui nuire, contre lui elle se dresse, telles que les âmes des hommes en colère. Troisièmement, elle se fait injure, lorsqu'elle est vaincue par le plaisir ou par la douleur. Quatrièmement, lorsqu'elle dissimule, agit ou parle sans franchise et contrairement à la vérité. Cinquièmement, lorsqu'elle ne dirige son activité et son initiative vers aucun but, mais s'applique à n'importe quoi, au hasard et sans suite, alors que nos moindres actions devraient être ordonnées par rapport à une fin. Or, la fin des êtres raisonnables, c'est d'obéir à la raison et à la loi du plus vénérable des États et des Gouvernements.

Le temps de la vie de l'homme, un instant ; sa substance, fluente ; ses sensations, indistinctes ; l'assemblage de tout son corps, une facile décomposition ; son âme, un tourbillon ; son destin, difficilement conjecturable ; sa renommée, une vague opinion. Pour le dire en un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante ; tout ce qui est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère ; sa renommée posthume, un oubli. Qu'est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose : la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à ce que le génie qui est en nous reste sans outrage et sans dommage, et soit au-dessus des plaisirs et des peines ; à ce qu'il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par faux-semblant ; à ce qu'il ne s'attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et, en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même d'où lui-même est venu. Et surtout, à attendre la mort avec une âme sereine sans y voir autre chose que la dissolution des éléments dont est composé chaque être vivant. Si donc pour ces éléments eux-mêmes, il n'y a rien de redoutable à ce que chacun se transforme continuellement en un autre, pourquoi craindrait-on la transformation de leur ensemble et sa dissolution ? C'est selon la nature; et rien n'est mal de ce qui se fait selon la nature.

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Garnier-Flammarion.

 

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24 juin 2017 6 24 /06 /juin /2017 07:12

ARISTOTE : LE PHILOSOPHE DÉCLINE ET DISSÈQUE L’AMITIÉ SOUS TOUTES SES FORMES

L’amitié, un suprême bien pour l’individu et pour la société

Aristote (384-322 av. JC)

 

 

  Amitié entre personnes de rang social différent

Il y a une autre espèce d'amitié : celle qui comporte un élément de supériorité, par exemple les sentiments d'un père à l'égard de son fils, ceux qui unissent généralement une personne plus âgée à une personne plus jeune, un mari à sa femme, et tout homme revêtu d'autorité à qui est soumis à cette autorité. En effet, l'amitié des parents pour leurs enfants n'est pas identique à celle des chefs pour leurs subordonnés. De plus, il faut distinguer l'affection du père pour son fils et celle du fils pour son père, de même qu'entre celle du mari pour sa femme et de la femme pour son mari. A chacune correspond une vertu propre ; toutes se manifestent différemment et obéissent à des raisons différentes. Il en résulte que nos attachements, comme nos amitiés, sont distincts.

On n'a donc pas des deux côtés les mêmes devoirs et on ne doit pas les chercher. Néanmoins, lorsque les enfants accordent à leurs parents ce qui leur revient de droit, et que les parents en font autant pour leurs enfants, l'amitié entre eux sera durable et raisonnable. Mais, dans toutes les amitiés où intervient un élément de supériorité, c'est selon la loi de proportion qu'il faut aimer ; par exemple, il faut que le meilleur soit aimé plus qu'il n'aime ; qu'il en aille de même pour celui qui rend le plus de services et dans tous les cas semblables. Car, lorsqu'on aime d'une manière proportionnée au mérite, il s'établit une sorte d'égalité, caractère propre, semble-t-il, de l'amitié.

Notons cependant que l'égalité ne présente pas dans l'amitié les mêmes traits que dans la justice. Ici, ce qui vient en premier lieu, c'est la proportion fondée sur le mérite et, en second lieu, la proportion fondée sur la quantité; par contre, dans l'amitié, ce qui est au premier plan, c'est la proportion basée sur la quantité et, au second rang, celle qui est fondée sur le mérite.

La chose est claire quand il existe une grande différence sous le rapport de la vertu et du vice, des richesses ou à quelque autre point de vue : il n'y a plus d'amis et l'on ne prétend même pas être amis. On s'en convaincra parfaitement en ce qui concerne les dieux ; l'abondance des biens de toute sorte les met fort au-dessus des mortels. On peut s'en assurer aussi en ce qui concerne les rois ; les personnes qui leur sont très inférieures ne jugent pas possible d'être leurs amis ; de même les gens sans aucune valeur ne le sont pas de ceux qui possèdent les dons éminents de l'esprit ou de la sagesse.

Sans doute il est difficile de préciser jusqu'où l'amitié entre personnes inégales peut s'étendre. Bien des conditions peuvent disparaître, elle n'en subsiste pas moins. Pourtant, avec un être à part des autres mortels, comme un dieu, elle est impossible.

De là une question embarrassante : les amis peuvent-ils vouloir pour leurs amis les plus grands des biens, par exemple, qu'ils deviennent des dieux ? Mais alors l'amitié disparaîtra et, partant, les biens qu'elle comporte, car les amis sont des biens véritables. Si donc on a eu raison de dire que l'ami veut le bien de son ami pour son ami même, ne faudra-t-il pas que celui-ci demeure ce qu'il est ? Et c'est en tant qu'il le considère comme un homme que l'ami voudra pour son ami les plus grands biens. Et encore pas tous peut-être ; car c'est surtout pour soi-même que chacun désire les biens.

Beaucoup de gens par ambition désirent, semble-t-il, plus vivement être aimés qu'aimer eux-mêmes; de là vient qu'on aime souvent les flatteurs, le flatteur étant un ami inférieur ou qui affecte d'être tel et de préférer aimer à être aimé. Or l'amitié qu'on inspire ressemble d'assez près à la considération qu'on obtient, à quoi aspirent la plupart des gens.

Toutefois cette prédilection pour les honneurs ne semble pas nous les faire rechercher pour eux-mêmes ; elle est souvent accidentelle. La foule, en effet, prend plaisir à se voir considérée par les gens revêtus de l'autorité : elle espère obtenir d'eux, le cas échéant, ce qui lui manque ; cette considération qui l'enchante est donc l'indice qu'elle recevra d'eux des faveurs. Pour ceux qui aspirent à la considération des honnêtes gens et des doctes, ils désirent voir confirmée l'idée qu'ils ont d'eux-mêmes. Ils éprouvent de la satisfaction à l'idée d'être vertueux et se fient au jugement de ceux qui le disent ; ils ont aussi du plaisir à se sentir aimés pour cela même. Cette satisfaction semble supérieure à celle qu'on obtient de la considération et l'amitié paraît désirable pour elle-même.

D'ailleurs elle consiste, semble-t-il, à aimer plutôt qu'à être aimé. Les mères le prouvent bien qui prennent leur plaisir à l'amour qu'elles donnent ; quelques-unes ont beau mettre leurs enfants en nourrice : elles les aiment avec pleine conscience de leur amour, sans chercher à être payées de retour, tant qu'ils ne peuvent le faire. Il semble qu'il leur suffise de voir leurs enfants heureux et leur tendresse n'est pas amoindrie du fait que leurs petits, dans leur état d'ignorance, ne peuvent leur rendre les sentiments qu'une mère est en droit d'attendre d'eux.

Du moment que l'amitié consiste surtout dans les sentiments affectueux que l'on témoigne, du moment qu'on loue ceux qui ont le culte de l'amitié, la vertu des amis consiste à aimer et il s'ensuit que ceux qui proportionnent ce sentiment au mérite sont des amis sûrs et que leur amitié est inébranlable.

C'est surtout cette considération qui doit rendre possible l'amitié entre personnes inégales ; car, par là, l'égalité peut s'établir entre eux. Or l'égalité et la ressemblance déterminent l'amitié, principalement la ressemblance du point de vue de la vertu. Les gens de cette sorte sont fermes en eux-mêmes et à l'égard des autres ; ils se gardent du mal, prennent soin de ne pas le commettre, ni rien qui lui ressemble et, pour ainsi dire, empêchent les autres de s'y porter ; la vertu, en effet, consiste à éviter les fautes soi-même et à ne pas permettre à ses amis d'en faire. Les gens vicieux, au contraire, n'ont en eux rien de stable, attendu qu'ils ne restent même pas constants avec eux-mêmes. En peu de temps, ils deviennent amis, parce qu'ils se complaisent à la perversité les uns des autres.

Ceux qui se rendent mutuellement des services et éprouvent de l'agrément à se fréquenter demeurent liés d'amitié pendant plus longtemps — tout le temps, du moins, qu'ils sont en état de se causer du plaisir ou de se rendre des services. C'est surtout de l'opposition que, semble-t-il, naît l'amitié fondée sur l'utilité, celle par exemple qui unit un pauvre à un riche, un ignorant à un savant. Car, si l'on se trouve démuni à un certain point de vue, on cherche à obtenir ce qui manque, en donnant autre chose en retour. On pourrait être tenté de ranger dans cette catégorie l'amant et l'aimé, le beau et le laid. La même raison fait parfois paraître ridicules les amants : ils ont la prétention d'être aimés comme ils aiment, ce qui se justifie peut-être quand ils sont aimables, mais devient risible quand ils ne possèdent aucune des qualités propres à se faire aimer.

Peut-être est-il exact que les contraires ne s'attirent pas précisément en eux-mêmes, mais uniquement par accident ; la tendance du reste se propose de trouver l'état intermédiaire et c'est là qu'effectivement est le bien. Par exemple le bien pour le sec ne consiste pas à devenir humide, mais à atteindre un état moyen; ainsi du chaud et de tout le reste. Mais laissons de côté ces considérations qui nous éloignent de notre sujet.

  L’amitié, rouage et moteur des associations

Il semble, comme nous l'avons dit au début, qu'amitié et justice se rapportent aux mêmes objets et ont des caractères communs. Dans toute association on trouve, semble-t-il, de la justice et par conséquent de l'amitié. Du moins décerne-t-on le nom d'amis à ceux qui sont compagnons de bord et d'armes, comme à ceux qui se trouvent réunis en groupe dans d'autres circonstances. La mesure de l'association est celle de l'amitié et aussi du droit et du juste. Aussi le proverbe est-il bien exact qui dit qu’ « entre amis, tout est commun », car c'est dans la communauté que se manifeste l'amitié.

Entre frères et compagnons tout est commun; dans les autres rapports, chacun garde par devers soi tantôt plus, tantôt moins, les amitiés comportant des degrés, selon les cas. Les droits et les devoirs diffèrent également : ceux des parents à l'égard de leurs enfants sont différents de ceux des frères entre eux; ceux des compagnons sont distincts de ceux des citoyens. Il en va ainsi des autres sortes d'amitié.

Les injustices qu'on peut commettre envers les êtres appartenant à chacun de ces groupes varient également; elles s'aggravent du fait que la relation entre l'offenseur et l'offensé est plus étroite ; par exemple, le cas est plus grave quand on fait subir une perte d'argent à un camarade qu'à un concitoyen, quand on refuse son aide à un frère qu'à un étranger, quand on frappe son père que le premier venu. La nature veut, en effet, que l'obligation d'être juste croisse avec l'amitié, puisque justice et amitié ont des caractères communs et une égale extension.

Toutes les sociétés paraissent être des fractions de la société civile; les hommes, en effet, se réunissent pour satisfaire à quelque intérêt et pour se procurer ce qui est essentiel à la vie. La communauté politique, semble-t-il, se fonde dès le début sur ce besoin utilitaire et subsiste par lui ; tel est, d'ailleurs, le but que se proposent les législateurs qui identifient le juste avec ce qui est utile à la communauté.

Les autres associations, chacune pour sa part, visent également ce qui est utile : par exemple les gens de mer cherchent, par le moyen de la navigation, leur intérêt qui consiste à amasser des richesses ou à se procurer quelque avantage de ce genre ; les compagnons d'armes poursuivent le leur par la guerre, qu'ils visent à s'enrichir, à obtenir la victoire, ou à s'emparer d'une ville. Il n'en va pas autrement des gens d'une même tribu ou d'un même dème [subdivision territoriale et association de citoyens qui correspond à notre commune moderne]. Quelques associations semblent motivées par la recherche du plaisir ; qu'on songe aux membres d'un thiase [association] ou à ceux des sociétés de banquets où chacun apporte son écot : ces groupements se proposent de faire un sacrifice et un repas en commun.

Or toutes ces associations semblent être sous la dépendance de la société politique, car cette dernière ne se propose pas l'intérêt du moment, mais celui de la vie entière. Et que fait-on d'autre en organisant des sacrifices et, à leur occasion, des réunions, en rendant aux dieux des marques d'honneur, et en instituant pour les citoyens d'agréables loisirs ? Les sacrifices et les réunions d'autrefois paraissent avoir pris naissance après la récolte de fruits et avoir constitué, en quelque sorte, une offrande. N'était-ce pas alors qu'on jouissait surtout de moments de liberté ?

Aussi toutes ces associations paraissent-elles être des fractions de la société politique. Tels seront les groupements, telles seront les relations d'amitié qui en découleront.

Aristote, Éthique de Nicomaque.

Voir aussi l’article du blog : L’AMITIÉ SELON LE PHILOSOPHE

 

 

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18 juin 2017 7 18 /06 /juin /2017 09:09

ARISTOTE : LE PHILOSOPHE DÉCLINE ET DISSÈQUE L’AMITIÉ SOUS TOUTES SES FORMES

 

L’amitié, un suprême bien pour l’individu et pour la société

 

 

Aristote (384-322 av. JC)

 

  Amitié, justice et bienfaisance

La question serait bientôt élucidée, si l'on connaissait ce qui est aimable. Nous n'aimons pas, semble-t-il, toutes choses indistinctement, mais cela seul qui est aimable, à savoir le bon ou l'agréable ou l'utile. L'utile paraît être ce qui nous procure un bien ou un plaisir de sorte que le bien et l'agréable, en tant que fins, seraient dignes d'amour.

Aimons-nous donc ce qui est bon en soi ou ce qui est bon relativement à nous-mêmes ? Les deux caractères du bien ne s'accordent pas toujours. Il n'en va pas autrement en ce qui concerne l'agréable. Il semble que tout homme aime ce qui est bon pour lui et que si, absolument parlant, ce qui est bon est aimable, chacun trouve aimable ce qui est bon pour lui. D'autre part, chacun juge aimable, non pas exactement ce qui est bon pour lui, mais ce qui lui paraît bon. Peu importera, d'ailleurs. Nous définissons, en effet, l'aimable : ce qui paraît bon.

Étant donné qu'il y a trois raisons qui nous font aimer, nous n'employons pas le mot d'amitié pour désigner l'attachement que nous avons pour les objets — car ils ne peuvent nous payer en retour d'amitié et nous ne pouvons leur vouloir du bien. Ne se rendrait-on pas ridicule en disant qu'on veut du bien au vin, à moins de faire entendre par là qu'on désire sa conservation, afin de pouvoir l'utiliser ? En revanche on dit couramment qu'on veut le bien d'un ami, non pour soi, mais pour lui. Les gens animés de ce désir, nous les appelons des personnes bienveillantes, même si leurs sentiments ne sont pas payés de retour. Car la bienveillance, quand elle se montre réciproque, devient de l'amitié. Ne faut-il pas ajouter également que l'amitié ne doit pas demeurer secrète ?

En effet il arrive souvent qu'on éprouve de la sympathie pour des gens qu'on n'a jamais vus, mais que l'on suppose honnêtes ou capables de se rendre utiles; et peut-être quelqu'une de ces personnes est-elle animée à notre endroit des mêmes sentiments. Il apparaît donc que ces gens sont bien disposés les uns pour les autres. Mais qui consentirait à donner le nom d'amis à ceux qui ne sont pas renseignés sur leurs sentiments mutuels ? L'amitié exige donc, non seulement ces bonnes dispositions réciproques, mais aussi qu'on veuille le bien de l’ami, que les sentiments soient manifestes — et cela pour une des raisons que nous avons indiquées.

 

  L’amitié intéressée et l’amitié vertu

Du moment qu'il y a là des différences d'espèce, nos attachements et nos amitiés diffèrent également. Ainsi, il y a trois sortes d'amitiés comme il y a trois sortes de qualités aimables. Dans chacune, on trouve réciprocité de sentiments, et réciprocité manifeste. Or ceux qui éprouvent ces sentiments d'amitié réciproque désirent le bien les uns des autres, dans le sens même de leurs sentiments. Ainsi ceux qui se témoignent mutuellement de l'amitié, en se fondant sur l'utilité qu'ils peuvent retirer, ne s'aiment pas pour eux-mêmes, mais dans l'espoir d'obtenir l'un de l'autre quelque avantage. Il en va de même de ceux dont l'amitié est inspirée par le plaisir ; ce n'est pas pour leur nature profonde qu'ils ont du goût pour les gens d'esprit, mais uniquement pour l'agrément qu'ils trouvent en eux.

Ainsi donc aimer à cause de l'utilité, c'est s'attacher en autrui à ce qui est personnellement avantageux ; aimer à cause du plaisir, c'est s'attacher en autrui à ce qui est personnellement agréable ; bref on n'aime pas son ami, parce qu'il est lui, on l'aime dans la mesure où il est utile ou agréable. Ce n'est donc que de circonstances accidentelles que naissent de pareilles amitiés ; ce n'est donc pas pour ce qu'il est vraiment que l'on aime son ami, mais en tant qu'il est susceptible de procurer ici quelques avantages, là quelque plaisir.

Il en résulte que des amitiés de cette sorte sont fragiles, ceux qui les éprouvent changeant eux aussi ; le jour où les amis ne sont plus ni utiles, ni agréables, nous cessons de les aimer. Du reste, l'utile lui-même est susceptible de changer selon les circonstances. La cause de l'amitié disparaissant, l'amitié aussi disparaît, puisqu'elle n'avait que ce seul fondement.

C'est surtout chez les vieillards qu'on trouve, semble-t-il, cette forme de l'amitié : à leur âge, on recherche moins l'agréable que l'utile ; elle est particulière aussi à ceux des hommes faits et des jeunes gens qui ne poursuivent que leurs avantages. Des gens de cette complexion ne cherchent pas précisément à vivre en commun ; parfois ils n'éprouvent aucun agrément à se fréquenter ; ils ne ressentent pas le besoin d'être en relations les uns avec les autres, sauf s'ils y trouvent leur avantage. L'agrément de leur commerce ne se mesure qu'à l'espoir du bien personnel qu'ils retireront. Dans ce genre d'amitié, on peut ranger aussi celle qui nous unit à des hôtes étrangers.

L'amitié entre jeunes gens semble avoir sa source dans le plaisir ; c'est que la passion domine leur vie et qu'ils poursuivent tout particulièrement leur propre plaisir, et le plaisir du moment ; de là vient qu'avec la même rapidité, les amitiés entre eux naissent et meurent. En même temps que leurs goûts, leur amitié change d'objet et des plaisirs comme les leurs sont exposés à de fréquents changements. Ajoutons qu'ils sont enclins à l'amour. Or la disposition amoureuse est, en général, soumise à la passion et commandée par le plaisir. De là leur promptitude à s'aimer et à cesser de s'aimer qui souvent, dans le cours d'une même journée, les précipite d'un sentiment à l'autre. Ce qui ne les empêche pas de désirer vivre le jour entier, la vie entière avec ceux qu'ils aiment — disposition conforme au genre d'amitié qu'ils ressentent.

L'amitié parfaite est celle des bons et de ceux qui se ressemblent par la vertu. C'est dans le même sens qu'ils se veulent mutuellement du bien, puisque c'est en tant qu'ils sont bons eux-mêmes ; or leur bonté leur est essentielle. Mais vouloir le bien de ses amis pour leur propre personne, c'est atteindre au sommet de l'amitié ; de tels sentiments traduisent le fond même de l'être et non un état accidentel. Une amitié de cette sorte subsiste tant que ceux qui la ressentent sont bons, or le propre de la vertu est d'être durable. En outre chacun des deux amis est bon à la fois d'une manière absolue et à l'égard de son ami ; le caractère des bons consiste à être bons absolument parlant et utiles pour leurs amis. Il en va de même pour le plaisir. Les bons se montrent dignes de plaire, d'une manière absolue, et dignes de se plaire entre eux. Comme chacun trouve son plaisir dans les actes qui traduisent sa manière d'être personnelle, ou les actes semblables, ce sont précisément les bons qui se donnent entre eux le spectacle d'une conduite de ce genre, ou identique ou peu différente.

Par conséquent une telle amitié ne peut manquer d'être durable, et cela s'explique facilement. Elle contient en elle-même toutes les conditions de l'amitié, toute amitié se fondant sur l'utilité ou sur le plaisir, soit absolument, soit relativement à la personne aimée, et dérivant d'une certaine ressemblance. Toutes ces conditions existent dans l'amitié telle que nous venons de la voir et elles proviennent de la nature même des amis, semblables sur ce point comme sur les autres. Ajoutons aussi ce fait important que ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument. Voilà donc ce qui sollicite le mieux nos sentiments d'amitié, l'attachement et l'amitié entre gens de cette sorte atteignant leur perfection et leur excellence.

Il est tout naturel que de pareilles amitiés soient rares, car les hommes qui remplissent ces conditions sont peu nombreux. Il leur faut en outre la consécration du temps et de la vie en commun; le proverbe dit justement qu'on ne peut se connaître les uns les autres avant d'avoir consommé ensemble bien des boisseaux de sel. Par conséquent, il ne faut accepter quelqu'un comme ami et ne se lier avec lui qu'après avoir constaté des deux côtés qu'on est digne d'amitié et de confiance.

Ceux qui se donnent, avec beaucoup d'empressement, des marques d'amitié veulent bien être amis, mais ne le sont pas effectivement, à moins qu'en outre, ils ne possèdent ce qu'il faut pour être aimés et qu'ils ne le sachent. Ce désir de l'amitié naît promptement, mais non pas l'amitié. Celle-ci a donc besoin, pour être parfaite, de la durée et des autres conditions; elle naît des qualités identiques et semblables qui existent chez les deux amis.

 

  Amitié, plaisir et confiance réciproque

L'amitié fondée sur l'agrément présente de la ressemblance avec la précédente — les gens vertueux éprouvant de l'agrément les uns pour les autres —; il en est de même de celle qui se fonde sur l'utilité — les gens vertueux ne manquant pas de se rendre utiles les uns aux autres. Mais la condition essentielle, ici encore, pour que les amitiés subsistent, c'est que l'on trouve, dans ces relations d'amitié, le même avantage, le plaisir par exemple ; encore n'est-ce pas suffisant : il faut qu'il soit de même nature, comme on le voit entre gens d'esprit, au contraire de ce qu'on distingue entre l'amant et l'être aimé. Ceux-ci ne tirent pas leur plaisir de la même source ; l'amant le tire de la vue de l'être aimé ; celui-ci l'éprouve à recevoir les prévenances de l'amant. Mais quand s'évanouit la fleur de l'âge, il arrive aussi que l'amour s'évanouisse ; la vue de l'être aimé ne charme plus l'amant, les prévenances ne s'adressent plus à l'être aimé. Par contre souvent la liaison subsiste, quand un long commerce a rendu cher à chacun le caractère de l'autre, grâce à la conformité qu'il a produite.

Se proposer, quand on aime, l'utilité personnelle au lieu de l'agrément réciproque, c'est s'exposer à ressentir une amitié moins solide et moins durable. L'amitié basée uniquement sur l'utilité disparaît en même temps que cette utilité ; car alors on ne s'aime pas exactement les uns les autres, on n'aime que son propre avantage. Il en résulte que le plaisir et l'utilité peuvent fonder une sorte d'amitié même entre gens de peu de valeur morale, comme entre gens honnêtes et gens de médiocre moralité, comme enfin entre gens qui ne sont ni honnêtes ni malhonnêtes et des gens sans caractère bien déterminé. Mais il est clair que les seuls honnêtes gens s'aiment pour leur valeur propre, car les méchants n'ont aucun plaisir à se fréquenter, à moins que quelque intérêt ne les pousse.

Seule aussi l'amitié entre honnêtes gens est à l'abri de la calomnie : il est bien difficile à qui que ce soit d'en conter à un ami sur une personne qu'il a mise à l'épreuve depuis longtemps. C'est surtout chez les bons qu'on trouve la mutuelle confiance et l'assurance que l'ami ne commettra jamais de tort et enfin toutes les autres conditions requises par la véritable amitié. Dans les autres formes d'amitié, rien ne garantit les amis de ces atteintes.

Du moment qu'on donne généralement le nom d'amis aussi bien à ceux qui sont unis par l'intérêt, comme on le fait pour les cités dont les alliances, semble-t-il, n'ont d'autre raison que l'utilité réciproque, qu'à ceux dont l'affection est fondée sur le plaisir mutuel, comme c'est le cas pour les enfants, peut-être devons-nous, nous aussi, consentir à cette appellation, mais en distinguant plusieurs espèces d'amitiés. Mais nous mettrons en premier lieu et au premier rang l'amitié des gens de bien, en tant que gens de bien, les autres n'existant que par analogie avec celles-là. Car on ne peut être ami que dans la mesure où l'on a en vue quelque bien ou quelque chose qui ressemble au bien. Et le plaisir, pour ceux qui l'aiment, n'est-il pas un bien ?

Toutefois ces amitiés n'ont pas généralement de lien entre elles et les mêmes personnes ne s'unissent pas par intérêt et par plaisir ; il est rare en effet que ces caractères fortuits se trouvent joints.

De la distinction que nous venons d'établir entre les différentes formes de l'amitié, il résultera que les gens sans élévation morale contracteront amitié par plaisir ou par intérêt, puisqu'ils se ressemblent à ce point de vue ; mais les gens de bien seront unis par un lien vraiment personnel, en tant que gens de bien, car ils se ressemblent. Ce sont donc les bons qui sont amis dans le sens rigoureux du terme, les autres ne le sont que par accident et par analogie avec les premiers.

En ce qui concerne les vertus, on répartit les hommes vertueux d'après la disposition et l'activité. Il en va de même en ce qui concerne l'amitié. Les uns, non contents de vivre en intimité, se rendent aussi de bons offices ; les autres, semblables à des dormeurs, ou séparés par la distance, ne montrent pas une amitié agissante, mais sont disposés à agir en vrais amis. L'éloignement, en effet, sans interrompre absolument l'amitié, en suspend les manifestations. Et l'absence, en se prolongeant, semble aussi plonger l'amitié dans l'oubli. De là ce dicton :

Le silence vient rompre bien souvent l'amitié.

Ni les vieillards ni les gens moroses ne paraissent susceptibles d'éprouver l'amitié. La part qu'ils accordent au plaisir est restreinte; d'ailleurs nul ne peut vivre à longueur de journée avec une personne de caractère chagrin et dépourvue d'agrément. C'est que la nature semble fuir au plus haut point ce qui est cause d'affliction et rechercher ce qui est cause d'agrément.

Quant à ceux qui se font bon accueil les uns aux autres, sans toutefois vivre en intimité, ils montrent plutôt, semble-t-il, de la bienveillance que de l'amitié — rien ne caractérisant mieux l'amitié que la vie en intimité réciproque. Si ceux qui se trouvent dans le besoin désirent trouver de l'aide, même les gens comblés de biens désirent vivre ensemble. D'ailleurs les hommes dépourvus d'agrément et qui n'ont pas les mêmes goûts sont incapables de vivre côte à côte, comme le prouve bien la camaraderie.

L'amitié la plus parfaite est donc celle qui existe entre gens de bien, comme nous l'avons dit souvent ; car ce qui semble souhaitable et aimable, c'est le bien absolument parlant, ou l'agréable et pour chacun ce qui est tel par rapport à lui ; pour ces deux raisons l'homme de bien paraît aimable à l'homme de bien.

Par ailleurs, ce qu'on appelle de l'attachement ressemble plutôt à un sentiment, l'amitié à une disposition. L'attachement se porte tout autant sur les objets ; or, en amitié, on paie de retour par un choix délibéré, lequel dépend de la disposition. Disons encore que c'est pour eux-mêmes que l'on veut rendre de bons offices à ceux qu'on aime, non par sentiment, mais par disposition. Du reste aimer son ami, c'est encore aimer son propre bien à soi, car un homme vertueux en devenant un ami devient un véritable bien pour celui dont il est l'ami ; de sorte que, des deux côtés, on aime son bien propre et l'on se rend la pareille et en bonne volonté et en agrément ; car amitié, ainsi qu'on le dit, c'est égalité. C'est principalement dans l'amitié des gens de bien qu'on trouve ces caractères.

Aristote, Éthique de Nicomaque.

Voir aussi l’article du blog : L’AMITIÉ SELON LE PHILOSOPHE

 

 

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14 mai 2017 7 14 /05 /mai /2017 06:57

BALTASAR GRACIAN : L’ART DE LA PRUDENCE

 

 

Comment cheminer dans la forêt de la vie

 

Baltasar Gracian (1601-1658)

Essayiste espagnol

 

« Ne point montrer le doigt malade.

       Car chacun y viendra frapper. Garde-toi aussi de t'en plaindre, d'autant que la malice attaque toujours par l'endroit le plus faible ; le ressentiment ne sert qu'à la divertir. Elle ne cherche qu'à jeter hors des gonds ; elle coule des mots piquants, et met tout en œuvre jusqu'à ce qu'elle ait trouvé le vif. L'homme adroit ne doit donc jamais découvrir son mal, soit personnel, ou héréditaire, attendu que la fortune même se plaît quelquefois à blesser à l'endroit où elle sait que la douleur sera plus aiguë. Elle mortifie toujours au vif ; et, par conséquent, il ne faut laisser connaître ni ce qui mortifie, ni ce qui vivifie, pour faire finir l'un et faire durer l'autre. »

 

 

« Regarder au-dedans.

       D’ordinaire, il se trouve que les choses sont bien autres qu'elles ne paraissent ; et l'ignorance, qui n'avait regardé qu'à l'écorce, se détrompe dès qu'elle va au-dedans. Le mensonge est toujours le premier en tout, il entraîne les sots par un "on dit" vulgaire, qui va de bouche en bouche. La vérité arrive toujours la dernière, et fort tard, parce qu'elle a pour guide un boiteux, qui est le Temps. Les sages lui gardent toujours l'autre moitié de cette faculté, que la nature a tout exprès donnée double. La tromperie est toute superficielle ; et ceux qui le sont eux-mêmes y donnent incontinent. Le discernement est retiré au-dedans, pour se faire estimer davantage par les sages. »

 

« N'être point inaccessible.

       Quelque parfait que l'on soit, on a quelquefois besoin de conseil. Celui-là est fou incurable, qui n'écoute point. L'homme le plus intelligent doit faire place aux bons avis. La souveraineté même ne doit pas exclure la docilité. Il y a des hommes incurables, à cause qu'ils sont inaccessibles. Ils se précipitent, parce que personne n'ose approcher d'eux pour les en empêcher. Il faut donc laisser une porte ouverte à l'amitié ; et ce sera celle par où viendra le secours. Un ami doit avoir pleine liberté de parler, et même de réprimander ; l'opinion conçue de sa fidélité et de sa prudence lui doit donner cette autorité. Mais aussi il ne faut pas que cette familiarité soit commune à tous. Il suffit d'avoir un confident secret, dont on estime la correction, et de qui l'on se serve, comme d'un miroir fidèle, pour se détromper. »

 

« Savoir l'art de converser.

       C'est par où l'homme montre ce qu'il vaut. Dans toutes les actions de l'homme, rien ne demande plus de circonspection, attendu que c'est le plus ordinaire exercice de la vie. Il y va de gagner, ou de perdre beaucoup de réputation. S'il faut du jugement pour écrire une lettre, qui est une conversation par écrit, et méditée, il en faut bien davantage dans la conversation ordinaire, où il se fait un examen subit du mérite des gens. Les maîtres de l'art tâtent le pouls de l'esprit par la langue, conformément au dire du sage : Parle, si tu veux que je te connaisse. Quelques-uns tiennent que le véritable art de converser est de le faire sans art ; et que la conversation doit être aisée comme le vêtement, si c'est entre bons amis. Car, lorsque c'en est une de cérémonie et de respect, il y doit entrer plus de retenue, pour montrer que l'on a beaucoup de savoir-vivre. Le moyen d'y bien réussir est de s'accommoder au caractère d'esprit de ceux qui sont comme les arbitres de l'entretien. Garde-toi de t'ériger en censeur des paroles, ce qui te ferait passer pour un grammairien ; ni en contrôleur des raisons, car chacun te fuirait. Parler à propos est plus nécessaire que parler éloquemment. »

 

« Savoir détourner les maux sur autrui.

       C'est une chose de grand usage parmi ceux qui gouvernent, que d'avoir des boucliers contre la haine, c'est-à-dire des gens sur qui la censure et les plaintes communes aillent fondre : et cela ne vient point d'incapacité, comme la malice se le figure ; mais d'une industrie supérieure à l'intelligence du peuple. Tout ne peut pas réussir, ni tout le monde être content. Il y doit avoir une tête forte qui serve de but à tous les coups, et qui porte les reproches de toutes les fautes et de tous les malheurs, aux dépens de sa propre ambition. »

 

« Savoir faire valoir ce que l'on fait.

       Ce n'est pas assez que les choses soient bonnes en elles-mêmes, parce que tout le monde ne voit pas au fond, ni ne sait pas goûter. La plupart des hommes vont à cause qu'ils voient aller les autres, et ne s'arrêtent qu'aux lieux où il y a grand concours. C'est un grand point que de savoir faire estimer sa drogue, soit en la louant (car la louange est l'aiguillon du désir), soit en lui donnant un beau nom, qui est un beau moyen d'exalter ; mais il faut que tout cela se fasse sans affectation. N'écrire que pour les habiles gens, c'est un hameçon général, parce que chacun le croit être ; et, pour ceux qui ne le sont pas, la privation servira d'éperon au désir. Il ne faut jamais traiter ses projets de communs, ni de faciles, car c'est les faire passer pour triviaux. Tout le monde se plaît au singulier, comme étant plus désirable et au goût et à l'esprit. »

 

 

« Penser aujourd'hui pour demain, et pour longtemps.

       La plus grande prévoyance est d'avoir des heures pour elle. Il n'y a point de cas fortuits pour ceux qui prévoient ; ni de pas dangereux pour ceux qui s'y attendent. Il ne faut pas attendre qu'on se noie pour penser au danger, il faut aller au-devant, et prévenir par une mûre considération tout ce qui peut arriver de pis. L'oreiller est une Sibylle muette. Dormir sur une chose à faire vaut mieux que d'être éveillé par une chose faite. Quelques-uns font, et puis pensent ; ce qui est plutôt chercher des excuses que des expédients. D'autres ne pensent ni devant, ni après. Toute la vie doit être à penser, pour ne se point égarer. La réflexion et la prévoyance donnent la commodité d'anticiper sur la vie. »

 

 

 

« Ne s'associer jamais avec personne auprès de qui l'on ait moins de lustre.

       Ce qui excède en perfection, excède en estime. Le plus accompli aura toujours le premier rôle. Si son compagnon a quelque part à la louange, ce ne sera que son reste. La Lune luit tandis qu'elle est seule parmi les étoiles ; mais dès que le Soleil commence à se montrer, ou elle n'éclaire plus, ou elle disparaît. Ne t'approche jamais de qui te peut éclipser, mais bien de qui te peut servir de lustre. C'est ainsi que cette adroite "Fabula de Martial" trouva moyen de paraître belle, par la laideur ou la vieillesse de ses compagnes. Il ne faut jamais risquer d'avoir à son côté des gens de plus de mérite que soi, ni faire honneurs aux autres aux dépens de sa réputation. Il est bon de hanter les personnes éminentes, pour se faire ; mais quand on est fait, il faut s'accoster de gens médiocres. Pour te faire, choisis les plus parfaits ; et quand tu seras fait, fréquente les médiocres. »

 

« N'être facile ni à croire, ni à aimer.

       La maturité du jugement se connaît à la difficulté de croire. Il est très ordinaire de mentir, il doit donc être extraordinaire de croire. Celui qui est facile à remuer se trouve souvent décontenancé. Mais il faut bien se garder de montrer du doute de la bonne foi d'autrui ; car cela passe de l'incivilité à l'offense, attendu que c'est le traiter de trompeur, ou de trompé ; encore n'est-ce pas là le plus grand mal. Car, outre cela, ne point croire est un indice de mentir, le menteur étant sujet à deux maux : à ne point croire, et à n'être point cru. La suspension du jugement est louable en celui qui écoute ; mais celui qui parle peut s'en rapporter à son auteur. C'est aussi une espèce d'imprudence d'être facile à aimer, car si l'on ment en parlant, l'on ment bien aussi en faisant ; et cette tromperie est encore plus pernicieuse que l'autre. »

 

« L'art de se contenir.

       Qu'une prudente réflexion prévienne, s'il est possible, les saillies ordinaires au vulgaire ; cela ne sera pas difficile à l'homme prudent. Le premier pas de la modération est de s'apercevoir que l'on se passionne. C'est par là qu'on entre en lice avec plein pouvoir sur soi, et que l'on sonde jusques où il est nécessaire de laisser aller son ressentiment. C'est avec cette réflexion dominante qu'il faut entrer en colère, et puis y mettre fin. Tâche de savoir où et quand il faut arrêter ; car le plus difficile de la course est de s'arrêter tout court. Grande marque de jugement, de rester ferme et sans trouble au milieu des saillies de la passion ! Tout excès de passion dégénère du raisonnable. Mais avec cette magistrale précaution, la raison ne se brouillera jamais, ni ne passera point les bornes du devoir. Pour savoir gourmander une passion, il faut toujours aller bride en main. Celui qui se gouvernera de la sorte passera pour le plus sage cavalier ; ou pour le plus étourdi s'il fait autrement. »

 

« Les amis par élection.

       Les amis doivent être à l'examen du discernement, et à l'épreuve de la fortune. Ce n'est pas assez qu'ils aient le suffrage de la volonté, s'ils n'ont aussi celui de l'entendement. Quoique ce soit là le point le plus important de la vie, c'est celui où l'on apporte le moins de soin. Quelques-uns font leurs amis par l'entremise d'autrui, et la plupart par hasard. On juge d'un homme par les amis qu'il a ; un habile homme n'en a jamais voulu d'ignorants. Mais bien qu'un homme plaise, ce n'est pas à dire que ce soit un ami intime ; car cela peut venir plutôt de ses belles manières d'agir que d'aucune assurance que l'on ait de sa capacité. Il y a des amitiés légitimes, et des amitiés bâtardes : celles-ci sont pour le plaisir ; mais les autres pour agir plus sûrement. Il se trouve peu d'amis de la personne, mais beaucoup de la fortune. Le bon esprit d'un ami est plus utile que toute la bonne volonté des autres. Prends donc tes amis par choix, et non par sort. Un ami prudent épargne bien des chagrins, au lieu qu'un autre, qui n'est pas tel, les multiplie et les entasse. Si tu ne veux point perdre d'amis, ne leur souhaite point une grande fortune. »

 

« Ne se point tromper en gens.

       C'est la pire et la plus ordinaire des tromperies. Il vaut mieux être trompé au prix qu'à la marchandise ; il n'y a rien où il faille plus regarder par-dedans. Il y a bien de la différence entre entendre les choses et connaître les personnes ; et c'est une fine philosophie que de discerner les esprits et les humeurs des hommes. Il est aussi nécessaire de les étudier que d'étudier les livres. »

 

« Savoir user de ses amis.

       Il y va de grande adresse. Les uns sont bons pour s'en servir de loin ; et les autres pour les avoir auprès de soi. Tel qui n'a pas été bon pour la conversation, l'est pour la correspondance. L'éloignement efface certains défauts que la présence rendait insupportables. Dans les amis, il n'y faut pas chercher seulement le plaisir, mais encore l'utilité. L'ami doit avoir trois qualités du "Bien", ou, comme disent les autres, de l' "Être" : l'unité, la bonté, la vérité ; d'autant que l'ami tient lieu de toutes choses. Il y en a très peu qui puissent être donnés pour bons ; et, de ne les savoir pas choisir, le nombre en devient encore plus petit. Les savoir conserver est plus que de les avoir su faire. Cherche-les tels qu'ils durent longtemps ; et, bien que du commencement ils soient nouveaux, c'est assez, pour être content, qu'ils puissent devenir anciens. A le bien prendre, les meilleurs sont ceux que l'on n'acquiert qu'après avoir longtemps mangé du sel avec eux. Il n'y a point de désert si affreux que de vivre sans amis. L'amitié multiplie les biens, et partage les maux. C'est l'unique remède contre la mauvaise fortune ; c'est le soupirail par où l'âme se décharge. »

 

« Savoir souffrir les sots.

       Les sages ont toujours été mal endurants. L'impatience croît avec la science. Une grande connaissance est difficile à contenter. Au sentiment d'Epictète, la meilleure maxime de la vie c'est de "souffrir" ; il a mis là la moitié de la sagesse. S'il faut tolérer toutes les sottises, il faut sans doute une extrême patience. Quelquefois nous souffrons plus de ceux de qui nous dépendons davantage ; et cela sert d'exercice à se vaincre. C'est de la souffrance que naît cette inestimable paix qui fait la félicité de la terre. Que celui qui ne se trouvera pas en humeur de souffrir en appelle à la retraite de soi-même, si tant est qu'il puisse bien se supporter lui-même. »

 

 

 

« Parler sobrement à ses émules, par précaution ; et aux autres, par bienséance.

       On est toujours à temps pour lâcher la parole, mais non pas pour la retenir. Il faut parler comme l'on fait dans un testament, attendu qu'à moins de paroles, moins de procès. Il s'y faut accoutumer dans ce qui n'importe point, pour n'y point manquer quand il importera. Le silence tient beaucoup de la Divinité. Quiconque est prompt à parler est toujours sur le point d'être vaincu, et convaincu. »

 

« Connaître les défauts où l'on se plaît.

       L'homme le plus parfait en a toujours quelques-uns dont il est ou le mari, ou le galant. Ils se trouvent dans l'esprit, et plus l'esprit est grand, plus ils y sont grands et plus ils s'y remarquent ; non pas que celui qui les a ne les connaisse pas, mais à cause qu'il les aime. Se passionner, et se passionner pour des vices, ce sont deux maux ; ces défauts sont les taches de la perfection. Ils choquent autant ceux qui les voient qu'ils contentent ceux qui les ont. C'est là qu'il y a belle occasion de se vaincre soi-même, et de mettre le comble aux autres perfections. Chacun frappe à ce but, et, au lieu de louer tout ce qu'il y a à admirer, on s'arrête à contrôler un défaut que l'on dit qui défigure tout le reste. »

 

 

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7 mai 2017 7 07 /05 /mai /2017 07:36

TECHNIQUE ET ÉTHIQUE

Richesse extérieure, misère intérieure

La simplicité de vie, un trésor caché

Le maximum de bien-être avec le minimum de consommation

 

Ivan Illich (1926-2002)

Penseur autrichien de l’écologie politique

Figure importante de la critique de la société industrielle

 

 

 

 

« L’homme-machine ne connaît pas la joie placée à portée de main : il ne sait pas la sobre ivresse de la vie »

 

J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu, et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque ; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi. Le monde actuel est divisé en deux : il y a ceux qui n'ont pas assez et ceux qui ont trop ; ceux que les voitures chassent de la route et ceux qui conduisent ces voitures. Les pauvres sont frustrés et les riches toujours insatisfaits. Une société équipée du roulement à billes et qui irait au rythme de l'homme serait incomparablement plus efficace que toutes les sociétés rugueuses du passé, et incomparablement plus autonome que toutes les sociétés programmées du présent. Nous voici à l'âge des hommes-machines, incapables d'envisager, dans sa richesse et dans sa concrétude, le rayon d'action offert par des outils modernes maintenus dans certaines limites. Dans l'esprit de ces hommes, nulle place n'est réservée au saut qualitatif qu'impliquerait une économie en équilibre stable avec le monde qu'elle habite. Dans leur cervelle, nulle case ne s'offre pour une société libérée des horaires et des traitements que lui impose la croissance de l'outillage. L'homme-machine ne connaît pas la joie placée à portée de main, dans une pauvreté voulue ; il ne sait pas la sobre ivresse de la vie. Une société où chacun saurait ce qui est assez serait peut-être une société pauvre, elle serait sûrement riche de surprises et libre. Certains outils sont toujours destructeurs, quelles que soient les mains qui les détiennent [...]. Il en est ainsi par exemple pour les réseaux d'autoroutes à voies multiples, les systèmes de communication à grande distance qui utilisent une large bande de fréquence, et aussi l'exploitation minière à ciel ouvert, ou encore l'école. L'outil destructeur accroît l'uniformisation, la dépendance, l'exploitation et l'impuissance ; il dérobe au pauvre sa part de convivialité pour mieux frustrer le riche de la sienne. L'homme moderne a du mal à penser le développement et la modernisation en termes d'abaissement plutôt que d'accroissement de la consommation d'énergie. Pour lui, une technique avancée rime avec une profonde intervention dans les processus physiques, mentaux et sociaux. Si nous voulons appréhender l'outillage avec justesse, il nous faut quitter l'illusion qu'un haut degré de culture implique une consommation d'énergie aussi élevée que possible. Dans les anciennes civilisations, les ressources en énergie étaient très équitablement réparties. Chaque être humain, par sa constitution biologique, disposait de toute l'énergie potentielle nécessaire sa vie durant pour transformer consciemment le milieu physique, selon sa volonté, puisque la source en était son propre corps à la seule condition d'être maintenu en bonne santé.

Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, 1973

 

Nicolas Georgescu-Roegen (1906-1994)

Mathématicien et économiste américain d’origine roumaine

 

« Il nous faut nous guérir nous-mêmes du cyclondrome du rasoir électrique »  par la maîtrise de la consommation

 

D'une part, grâce au progrès spectaculaire de la science, l'homme a atteint un niveau presque miraculeux de développement économique. D'autre part ce développement a contraint l'homme à pousser son prélèvement des ressources terrestres à un degré stupéfiant dont témoignent les forages en haute mer. Il a aussi entretenu une croissance démographique qui a accentué la lutte pour la nourriture dont la pression a atteint dans certaines régions des cotes critiques. [...] Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d'une baisse du nombre de vies humaines à venir.

Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, entropie - écologie – économie, (1970), Éditions Sang de la Terre, 1979

 

Bien sot serait celui qui proposerait de renoncer totalement au confort industriel de l'évolution. [...] Il n'en reste pas moins que certains points pourraient être inclus dans un programme bioéconomique minimal.

1.11 faudrait interdire totalement non seulement la guerre elle-même, mais la production de tous les instruments de guerre. [...] [Cela] libérera des forces de production fantastiques en faveur de l'aide internationale sans pour autant abaisser le niveau de vie des pays intéressés.

2.Grâce à l'utilisation de ces forces de production ainsi qu'à des mesures complémentaires, bien planifiées et sincèrement conçues, il faut aider les nations sous-développées à parvenir aussi vite que possible à une existence digne d'être vécue, mais non point luxueuse. [...]

3.L'humanité devrait diminuer progressivement sa population jusqu'à un niveau où une agriculture organique suffirait à la nourrir convenablement [...].

4.En attendant que l'utilisation directe de l'énergie solaire soit entrée dans les mœurs ou bien que l'on soit parvenu à contrôler la fusion thermonucléaire, il convient d'éviter soigneusement et, si nécessaire, de réglementer strictement tout gaspillage d'énergie tel que les excès de chauffage, de climatisation, de vitesse, d'éclairage, etc.

5.Nous devons nous guérir nous-mêmes de notre soif morbide de gadgets extravagants, si bien illustrés par cet article contradictoire qu'est la voiture de golf, et de splendides mammouths telles les grosses voitures. Lorsque tous nous y serons décidés, les fabricants devront cesser de fabriquer de tels « biens ».

6.Nous devons aussi nous débarrasser de la mode [...]. C'est une maladie de l'esprit que de jeter une veste ou bien un meuble alors qu'ils sont en mesure de rendre les services que l'on est en droit d'en attendre. [...] Il est important que les consommateurs se rééduquent eux-mêmes dans le mépris de la mode. Les constructeurs devront bien alors se concentrer sur la durabilité.

7.Il est nécessaire [...] que les marchandises durables soient rendues plus durables encore en étant conçues comme réparables. (N'y a-t-il pas bien des cas de nos jours où nous faisons comme celui qui jetterait une paire de chaussures simplement parce qu'il aurait usé un lacet ?)

8.En accord forcé avec tout ce que nous avons dit jusqu'ici, il nous faut nous guérir nous-mêmes de ce que j'ai appelé « le cyclondrome du rasoir électrique » qui consiste à se raser plus vite afin d'avoir plus de temps pour travailler à un appareil qui rase plus vite encore, et ainsi de suite à l'infini. Ce changement conduira à un émondage considérable des professions qui ont piégé l'homme dans le vide de cette régression indéfinie. Nous devons nous faire à l'idée que toute existence digne d'être vécue a comme préalable indispensable un temps suffisant de loisir utilisé de manière intelligente.

Energy and Economie Myths (1975), Op. cit.

 

Henry David Thoreau (1817-1862)

Philosophe, naturaliste et poète américain

« Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage ?

      À chacun selon ses besoins, qui ne sont pas ceux d’autrui »

 

La plupart des hommes, même en ce pays relativement libre, par simple ignorance et erreur, sont si occupés par des soucis factices et de grossiers travaux superflus de la vie que ses fruits les plus magnifiques ne peuvent pas être cueillis par eux. Leurs doigts, après un labeur trop excessif, sont trop maladroits et tremblent trop pour cela. Le travailleur n'a pas le loisir d'une vraie intégrité jour après jour ; il ne peut pas se permettre d'entretenir les relations les plus humaines avec les hommes ; son travail perdrait de sa valeur sur le marché. Il n'a pas de temps pour être quoi que ce soit d'autre qu'une machine. Comment peut-il bien se rappeler son ignorance – chose nécessaire à son développement –- lui qui a si souvent à user de ses connaissances ? Nous devrions le nourrir et le vêtir gratuitement, parfois, et l'accueillir cordialement, avant de le juger. Les plus belles qualités de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne peuvent être préservées que par une manipulation des plus délicates. Pourtant, nous ne nous traitons pas nous-mêmes ni les uns les autres, aussi tendrement. [...]

La plupart des luxes, et beaucoup de ce qu'on appelle les conforts de la vie, ne sont pas seulement non indispensables, mais constituent de véritables entraves à l'élévation de l'humanité. Avec respect pour les luxes et les conforts, les hommes sages ont toujours vécu une vie plus simple et frugale que les pauvres. Les anciens philosophes, chinois, hindous, perses et grecs étaient une classe de gens dont personne n'était plus pauvre de richesses extérieures, et personne n'était plus riche de celles intérieures. [...] Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais aucun philosophe. Pourtant, il est admirable de professer parce qu'il était autrefois admirable de vivre. [...] On dirait qu'en général les hommes n'ont jamais réfléchi à ce que c'est qu'une maison, et sont réellement quoique inutilement pauvres toute leur vie, parce qu'ils croient devoir mener la même que leurs voisins. [...] Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? Le respectable bourgeois enseignera-t-il ainsi gravement, de précepte et d'exemple, la nécessité pour le jeune homme de se pourvoir, avant de mourir, d'un certain nombre de « caoutchoucs » superflus, et de parapluies, et de vaines chambres d'amis pour de vains amis ? Pourquoi notre mobilier ne serait-il pas aussi simple que celui de l'Arabe ou de l'Indien ? Lorsque je pense aux bienfaiteurs de la race, ceux que nous avons apothéosés comme messagers du ciel, porteurs de dons divins à l'adresse de l'homme, je n'imagine pas de suite sur leurs talons, pas plus que de charretée de meubles à la mode. Ou me faudra-t-il reconnaître - singulière reconnaissance ! - que notre mobilier doit être plus compliqué que celui de l'Arabe, en proportion de notre supériorité morale et intellectuelle sur lui ? Pour le présent nos maisons en sont encombrées, et toute bonne ménagère en pousserait volontiers la majeure partie au fumier pour ne laisser pas inachevée sa besogne matinale. La besogne matinale ! [...] Quelle devrait être la besogne matinale de l'homme en ce monde ? J'avais trois morceaux de pierre calcaire sur mon bureau, mais je fus épouvanté de m'apercevoir qu'ils demandaient à être époussetés chaque jour, alors que le mobilier de mon esprit était encore tout non épousseté. Écœuré, je les jetai par la fenêtre. Comment, alors, aurais-je eu une maison garnie de meubles ? Plutôt me serais-je assis en plein air, car il ne s'amoncelle pas de poussière sur l'herbe, sauf où l'homme a entamé le sol.

Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bols, 1922

 

Pierre Rabhi (Rabah Rabhi) (1938)

Agriculteur bio, essayiste et poète français, fondateur du mouvement Colibris

« Ce qui nous aliène, c’est le superflu »

 

Le problème des êtres humains, c'est qu'ils s'entre-égorgent pour des idées, des idéologies, des croyances. Si les extraterrestres nous observaient, ils diraient : ils sont doués, mais tellement stupides, puisqu'ils portent atteinte à ce à quoi ils doivent la vie ! Si je mets des produits chimiques dans la terre, je les retrouve dans mon corps. Ces produits ont été présentés comme éléments de progrès alors qu'ils ont nié les mécanismes de la vie ; c'est une régression terrible. Il n'est pas possible de survivre sur Terre sans la coopération avec la vie. Qu'on le veuille ou non, nous avons une nourriture qui véhicule des substances chimiques. Plutôt que de souhaiter "bon appétit" avant de se mettre à table, maintenant il faudrait dire "bonne chance" ! [...] Mais nos craintes concernant la nourriture ou l'air qu'on respire sont secondaires. La peur pour l'être humain est initiale ; elle commence avec la conscience de la mort. Cette angoisse de la finitude est la source de cette peur fondamentale. Pour contrer ça, on est en quête de sécurité dans le monde immatériel et dans le monde matériel. L'argent pourrait nous préserver de la mort ? C'est incroyable que des gens en soient a une telle primarité, c'est presque infantile... Si aujourd'hui le monde est convulsé, c'est surtout par la peur de l'autre. Ce sont les croyances qui sont sources de divisions, je le sais pour avoir eu une double culture, musulmane et chrétienne. Quant au bonheur, dans les pays dits riches, il y a l'abondance et la surabondance, mais il y a aussi une consommation extraordinaire d'anxiolytiques. En Afrique, dans les villages pauvres, les gens sont gais, ils n'arrêtent pas de chanter. Pourtant ils sont réduits au minimum. Donc, la joie et le bonheur ne dépendent pas de la richesse ou de la non-richesse. Moi, je préconise la sobriété, car elle est libératrice. Le libéralisme, c'est le capitalisme concentrationnaire. Nous sommes dans un système féodal déguisé une majorité œuvre, travaille, donne son énergie pour enrichir une minorité. C’est pourquoi nous sommes dans une forme d'aliénation. Et ce qui nous aliène, c'est le superflu. Alors que nos besoins qui sont les fondements du bonheur, sont : manger à sa faim, être vêtu, avoir un toit sur sa tête et être soigné quand on est malade. Le bonheur n'a rien à voir avec la matière. Il y a des milliardaires profondément malheureux !

Pierre Rabhi, Propos recueillis par Émilie Trevert (publié le 18/09/2014 sur le Point.fr

 

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23 avril 2017 7 23 /04 /avril /2017 09:02

LE PROGRÈS DE LA SCIENCE REND-IL L’HOMME MEILLEUR ?

 

Hier et aujourd’hui, éternelle querelle des Anciens et des Modernes

Améliorer la vie de l’Homme ou

       Améliorer l’Homme?

Le XVIIIe siècle a eu la passion des idées et des débats en tous genres sur tout ce qui touche à l’existence humaine, au destin de l’homme.

Et l’organisation de la société n’est pas en reste.

L’« esprit philosophique » qui a soufflé sur ce siècle, a eu comme préoccupation la réflexion et le débat sur des thèmes jugés prioritaires.

le destin de l’homme sur terre.

l’organisation de la société : rapports verticaux et horizontaux, l’État et les citoyens, rapports entre individus.

la liberté de l’individu.

le droit de l’individu au bonheur.

l’affranchissement de l’homme de l’emprise des traditions, des injonctions théologiques et métaphysiques.

 

Les philosophes des Lumières affichent par-dessus tout, une foi inébranlable et un optimisme à toute épreuve dans le progrès infini de l’esprit humain, de même que dans la science et la technique, auxquelles mènent l’éducation et la libération de l’esprit, condition de l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale de l’homme.

Cependant, si tous les philosophes s’engagent dans ces débats, ils ne sont pas toujours unanimes sur les démarches et les conclusions. La mémorable controverse qui opposa Voltaire à J.J. Rousseau est révélatrice de ces divergences de vue, divergences non sur la finalité qui demeure le bien-être et le bonheur de l’homme, mais sur les moyens d’y parvenir.

Divergence qui serait illustration de la querelle des Anciens et des Modernes

Points de  vue de philosophes

Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783)

Un des principaux artisans avec Diderot, de l’Encyclopédie des philosophes

Si on examine sans prévention l'état actuel de nos connaissances, on ne peut disconvenir des progrès de la philosophie parmi nous. La science de la nature acquiert de jour en jour de nouvelles richesses ; la géométrie, en reculant ses limites, a porté son flambeau dans les parties de la physique qui se trouvaient le plus près d'elle ; le vrai système du monde a été connu, développé et perfectionné ; la même sagacité qui s'était assujetti les mouvements des corps célestes, s'est portée sur les corps qui nous environnent ; en appliquant la géométrie à l'étude de ces corps, ou en essayant de l'y appliquer, on a su apercevoir et fixer les avantages et les abus de cet emploi ; en un mot, depuis la terre jusqu'à Saturne, depuis l'histoire des cieux jusqu'à celle des insectes, la physique a changé de face. Avec elle, presque toutes les autres sciences ont pris une nouvelle forme, et elles le devaient en effet. [...]

L’invention et l'usage d'une nouvelle méthode de philosopher, l'espèce d'enthousiasme qui accompagne les découvertes, une certaine élévation d'idées que produit en nous le spectacle de l'univers, toutes ces causes ont dû exciter dans les esprits une fermentation vive ; cette fermentation agissant en tous sens par sa nature, s'est portée avec une espèce de violence sur tout ce qui s'est offert à elle, comme un fleuve qui a brisé ses digues. Or les hommes ne reviennent guère sur un objet qu'ils avaient négligé depuis longtemps que pour réformer bien ou mal les idées qu'ils s'en étaient faites. Plus ils sont lents à secouer le joug de l'opinion, plus aussi, dès qu'ils l'ont brisé sur quelques points, ils sont portés à le briser sur tout le reste ; car ils fuient encore plus l'embarras d'examiner, qu'ils ne craignent de changer d'avis ; et dès qu'ils ont pris une fois la peine de revenir sur leurs pas, ils regardent et reçoivent un nouveau système d'idées comme une sorte de récompense de leur courage et de leur travail. Ainsi, depuis les principes des sciences profanes jusqu'aux fondements de la révélation, depuis la métaphysique jusqu'aux matières de goût, depuis la musique jusqu'à la morale, depuis les disputes scolastiques des théologiens jusqu'aux objets du commerce, depuis les droits des princes jusqu'à ceux des peuples, depuis la loi naturelle jusqu'aux lois arbitraires des nations, en un mot, depuis les questions qui nous touchent davantage jusqu'à celles qui nous intéressent le plus faiblement, tout a été discuté, analysé, agité du moins. Une nouvelle lumière sur quelques objets, une nouvelle obscurité sur plusieurs, a été le fruit ou la suite de cette effervescence générale des esprits, comme l'effet du flux et du reflux de l'Océan est d'apporter sur le rivage quelques matières, et d'en éloigner les autres.

D’Alembert, Tableau de l’esprit humain au milieu du XVIIIe siècle. Essai sur les éléments de philosophie, 1759.

 

 

J.J Rousseau (1712-1778)

... nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c'est un malheur particulier à notre âge ? Non, messieurs ; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L'élévation et l'abaissement journalier des eaux de l'océan n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux. [...] C'est dès nos premières années qu'une éducation insensée orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1751.

 

Bernard Bouyer de Fontenelle (1657-1757)

Écrivain et scientifique français

La lecture des anciens a dissipé l'ignorance et la barbarie des siècles précédents. Je le crois bien. Elle nous rendit tout d'un coup des idées du vrai et du beau, que nous aurions été longtemps à rattraper, mais que nous eussions rattrapées à la fin sans le secours des Grecs et des Latins, si nous les avions bien cherchées. Et où les eussions-nous prises ? Où les avaient prises les anciens. Les anciens même, avant que de les prendre, tâtonnèrent bien longtemps.

La comparaison que nous venons de faire des hommes de tous les siècles à un seul homme, peut s'étendre sur toute notre question des anciens et des modernes. Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents, ce n'est qu'un même esprit qui s'est cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu'à présent, a eu son enfance où il ne s'est occupé que des besoins les plus pressants de la vie, sa jeunesse où il a assez bien réussi aux choses d'imagination, telles que la poésie et l'éloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans l'âge de virilité, où il raisonne avec plus de force et a plus de lumières que jamais, mais il serait bien plus avancé si la passion de la guerre ne l'avait occupé longtemps, et ne lui avait donné du mépris pour les sciences, auxquelles il est enfin revenu.

Il est fâcheux de ne pouvoir pas pousser jusqu'au bout une comparaison qui est en si beau train, mais je suis obligé d'avouer que cet homme-là n'aura point de vieillesse ; il sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse était propre, et il le sera toujours de plus en plus de celles qui conviennent à l'âge de virilité ; c'est-à-dire, pour quitter l'allégorie, que les hommes ne dégénéreront jamais, et que les vues saines de tous les bons esprits qui se succéderont, s'ajouteront toujours les unes aux autres.

Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, 1688.

 

Denis Diderot (1713-1784)

Sommes-nous plus heureux qu’eux ?

       Qui sont les sauvages ?

Vous riez avec mépris des superstitions de l'Hottentot. Mais vos prêtres ne vous empoisonnent-ils pas, en naissant, de préjugés qui font le supplice de votre vie, qui sèment la division dans vos familles, qui arment vos contrées les unes contre les autres? [...]

Vous êtes fiers de vos lumières : mais à quoi vous servent-elles ? De quelle utilité seraient-elles à l'Hottentot ? Est-il donc si important de savoir parler de la vertu sans la pratiquer ? Quelle obligation vous aura le Sauvage, lorsque vous lui aurez porté des arts sans lesquels il est satisfait, des industries qui ne feraient que multiplier ses besoins et ses travaux, des lois dont il ne peut se promettre plus de sécurité que vous n'en avez ?

Encore si, lorsque vous avez abordé sur ses rivages, vous vous étiez proposé de l'amener à une vie plus policée, à des mœurs qui vous paraissaient préférables aux siennes, on vous excuserait. Mais vous êtes descendus dans son pays pour l'en dépouiller. Vous ne vous êtes approchés de sa cabane que pour l'en chasser, que pour le substituer, si vous le pouviez, à l'animal qui laboure sous le fouet de l'agriculteur, que pour achever de l'abrutir, que pour satisfaire votre cupidité.

Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! Enfoncez-vous dans vos forêts. Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l'empire desquels vous allez tomber. Le tigre vous déchirera peut-être; mais il ne vous ôtera que la vie. L'autre vous ravira l'innocence et la liberté. Ou si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées. Puisse-t-il rien rester aucun pour porter à leurs citoyens la nouvelle de leur désastre !

Mais, hélas ! Vous êtes sans défiance, et vous ne les connaissez pas. Ils ont la douceur peinte sur leurs visages. Leur maintien promet une affabilité qui vous en imposera. Et comment ne vous tromperait-elle pas ? C’est un piège pour eux-mêmes. La vérité semble habiter sur leurs lèvres. En vous abordant, ils s'inclineront. Ils auront une main placée sur la poitrine. Ils tourneront l'autre vers le ciel, ou vous la présenteront avec amitié. Leur geste sera celui de la bienfaisance ; leur regard celui de l'humanité : mais la cruauté, mais la trahison sont au fond de leur cœur. Ils disperseront vos cabanes ; ils se jetteront sur vos troupeaux ; ils corrompront vos femmes ; ils séduiront vos filles. Ou vous vous plierez à leurs folles opinions, ou ils vous massacreront sans pitié. Ils croient que celui qui ne pense pas comme eux est indigne de vivre. Hâtez-vous donc, embusquez-vous; et lorsqu'ils se courberont d'une manière suppliante et perfide, percez-leur la poitrine. Ce ne sont pas les représentations de la justice, qu'ils n'écoutent pas, ce sont vos flèches qu'il faut leur adresser.

Denis Diderot, in Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes.

 

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