Amitié entre personnes de rang social différent
Il y a une autre espèce d'amitié : celle qui comporte un élément de supériorité, par exemple les sentiments d'un père à l'égard de son fils, ceux qui unissent généralement une personne plus âgée à une personne plus jeune, un mari à sa femme, et tout homme revêtu d'autorité à qui est soumis à cette autorité. En effet, l'amitié des parents pour leurs enfants n'est pas identique à celle des chefs pour leurs subordonnés. De plus, il faut distinguer l'affection du père pour son fils et celle du fils pour son père, de même qu'entre celle du mari pour sa femme et de la femme pour son mari. A chacune correspond une vertu propre ; toutes se manifestent différemment et obéissent à des raisons différentes. Il en résulte que nos attachements, comme nos amitiés, sont distincts.
On n'a donc pas des deux côtés les mêmes devoirs et on ne doit pas les chercher. Néanmoins, lorsque les enfants accordent à leurs parents ce qui leur revient de droit, et que les parents en font autant pour leurs enfants, l'amitié entre eux sera durable et raisonnable. Mais, dans toutes les amitiés où intervient un élément de supériorité, c'est selon la loi de proportion qu'il faut aimer ; par exemple, il faut que le meilleur soit aimé plus qu'il n'aime ; qu'il en aille de même pour celui qui rend le plus de services et dans tous les cas semblables. Car, lorsqu'on aime d'une manière proportionnée au mérite, il s'établit une sorte d'égalité, caractère propre, semble-t-il, de l'amitié.
Notons cependant que l'égalité ne présente pas dans l'amitié les mêmes traits que dans la justice. Ici, ce qui vient en premier lieu, c'est la proportion fondée sur le mérite et, en second lieu, la proportion fondée sur la quantité; par contre, dans l'amitié, ce qui est au premier plan, c'est la proportion basée sur la quantité et, au second rang, celle qui est fondée sur le mérite.
La chose est claire quand il existe une grande différence sous le rapport de la vertu et du vice, des richesses ou à quelque autre point de vue : il n'y a plus d'amis et l'on ne prétend même pas être amis. On s'en convaincra parfaitement en ce qui concerne les dieux ; l'abondance des biens de toute sorte les met fort au-dessus des mortels. On peut s'en assurer aussi en ce qui concerne les rois ; les personnes qui leur sont très inférieures ne jugent pas possible d'être leurs amis ; de même les gens sans aucune valeur ne le sont pas de ceux qui possèdent les dons éminents de l'esprit ou de la sagesse.
Sans doute il est difficile de préciser jusqu'où l'amitié entre personnes inégales peut s'étendre. Bien des conditions peuvent disparaître, elle n'en subsiste pas moins. Pourtant, avec un être à part des autres mortels, comme un dieu, elle est impossible.
De là une question embarrassante : les amis peuvent-ils vouloir pour leurs amis les plus grands des biens, par exemple, qu'ils deviennent des dieux ? Mais alors l'amitié disparaîtra et, partant, les biens qu'elle comporte, car les amis sont des biens véritables. Si donc on a eu raison de dire que l'ami veut le bien de son ami pour son ami même, ne faudra-t-il pas que celui-ci demeure ce qu'il est ? Et c'est en tant qu'il le considère comme un homme que l'ami voudra pour son ami les plus grands biens. Et encore pas tous peut-être ; car c'est surtout pour soi-même que chacun désire les biens.
Beaucoup de gens par ambition désirent, semble-t-il, plus vivement être aimés qu'aimer eux-mêmes; de là vient qu'on aime souvent les flatteurs, le flatteur étant un ami inférieur ou qui affecte d'être tel et de préférer aimer à être aimé. Or l'amitié qu'on inspire ressemble d'assez près à la considération qu'on obtient, à quoi aspirent la plupart des gens.
Toutefois cette prédilection pour les honneurs ne semble pas nous les faire rechercher pour eux-mêmes ; elle est souvent accidentelle. La foule, en effet, prend plaisir à se voir considérée par les gens revêtus de l'autorité : elle espère obtenir d'eux, le cas échéant, ce qui lui manque ; cette considération qui l'enchante est donc l'indice qu'elle recevra d'eux des faveurs. Pour ceux qui aspirent à la considération des honnêtes gens et des doctes, ils désirent voir confirmée l'idée qu'ils ont d'eux-mêmes. Ils éprouvent de la satisfaction à l'idée d'être vertueux et se fient au jugement de ceux qui le disent ; ils ont aussi du plaisir à se sentir aimés pour cela même. Cette satisfaction semble supérieure à celle qu'on obtient de la considération et l'amitié paraît désirable pour elle-même.
D'ailleurs elle consiste, semble-t-il, à aimer plutôt qu'à être aimé. Les mères le prouvent bien qui prennent leur plaisir à l'amour qu'elles donnent ; quelques-unes ont beau mettre leurs enfants en nourrice : elles les aiment avec pleine conscience de leur amour, sans chercher à être payées de retour, tant qu'ils ne peuvent le faire. Il semble qu'il leur suffise de voir leurs enfants heureux et leur tendresse n'est pas amoindrie du fait que leurs petits, dans leur état d'ignorance, ne peuvent leur rendre les sentiments qu'une mère est en droit d'attendre d'eux.
Du moment que l'amitié consiste surtout dans les sentiments affectueux que l'on témoigne, du moment qu'on loue ceux qui ont le culte de l'amitié, la vertu des amis consiste à aimer et il s'ensuit que ceux qui proportionnent ce sentiment au mérite sont des amis sûrs et que leur amitié est inébranlable.
C'est surtout cette considération qui doit rendre possible l'amitié entre personnes inégales ; car, par là, l'égalité peut s'établir entre eux. Or l'égalité et la ressemblance déterminent l'amitié, principalement la ressemblance du point de vue de la vertu. Les gens de cette sorte sont fermes en eux-mêmes et à l'égard des autres ; ils se gardent du mal, prennent soin de ne pas le commettre, ni rien qui lui ressemble et, pour ainsi dire, empêchent les autres de s'y porter ; la vertu, en effet, consiste à éviter les fautes soi-même et à ne pas permettre à ses amis d'en faire. Les gens vicieux, au contraire, n'ont en eux rien de stable, attendu qu'ils ne restent même pas constants avec eux-mêmes. En peu de temps, ils deviennent amis, parce qu'ils se complaisent à la perversité les uns des autres.
Ceux qui se rendent mutuellement des services et éprouvent de l'agrément à se fréquenter demeurent liés d'amitié pendant plus longtemps — tout le temps, du moins, qu'ils sont en état de se causer du plaisir ou de se rendre des services. C'est surtout de l'opposition que, semble-t-il, naît l'amitié fondée sur l'utilité, celle par exemple qui unit un pauvre à un riche, un ignorant à un savant. Car, si l'on se trouve démuni à un certain point de vue, on cherche à obtenir ce qui manque, en donnant autre chose en retour. On pourrait être tenté de ranger dans cette catégorie l'amant et l'aimé, le beau et le laid. La même raison fait parfois paraître ridicules les amants : ils ont la prétention d'être aimés comme ils aiment, ce qui se justifie peut-être quand ils sont aimables, mais devient risible quand ils ne possèdent aucune des qualités propres à se faire aimer.
Peut-être est-il exact que les contraires ne s'attirent pas précisément en eux-mêmes, mais uniquement par accident ; la tendance du reste se propose de trouver l'état intermédiaire et c'est là qu'effectivement est le bien. Par exemple le bien pour le sec ne consiste pas à devenir humide, mais à atteindre un état moyen; ainsi du chaud et de tout le reste. Mais laissons de côté ces considérations qui nous éloignent de notre sujet.
L’amitié, rouage et moteur des associations
Il semble, comme nous l'avons dit au début, qu'amitié et justice se rapportent aux mêmes objets et ont des caractères communs. Dans toute association on trouve, semble-t-il, de la justice et par conséquent de l'amitié. Du moins décerne-t-on le nom d'amis à ceux qui sont compagnons de bord et d'armes, comme à ceux qui se trouvent réunis en groupe dans d'autres circonstances. La mesure de l'association est celle de l'amitié et aussi du droit et du juste. Aussi le proverbe est-il bien exact qui dit qu’ « entre amis, tout est commun », car c'est dans la communauté que se manifeste l'amitié.
Entre frères et compagnons tout est commun; dans les autres rapports, chacun garde par devers soi tantôt plus, tantôt moins, les amitiés comportant des degrés, selon les cas. Les droits et les devoirs diffèrent également : ceux des parents à l'égard de leurs enfants sont différents de ceux des frères entre eux; ceux des compagnons sont distincts de ceux des citoyens. Il en va ainsi des autres sortes d'amitié.
Les injustices qu'on peut commettre envers les êtres appartenant à chacun de ces groupes varient également; elles s'aggravent du fait que la relation entre l'offenseur et l'offensé est plus étroite ; par exemple, le cas est plus grave quand on fait subir une perte d'argent à un camarade qu'à un concitoyen, quand on refuse son aide à un frère qu'à un étranger, quand on frappe son père que le premier venu. La nature veut, en effet, que l'obligation d'être juste croisse avec l'amitié, puisque justice et amitié ont des caractères communs et une égale extension.
Toutes les sociétés paraissent être des fractions de la société civile; les hommes, en effet, se réunissent pour satisfaire à quelque intérêt et pour se procurer ce qui est essentiel à la vie. La communauté politique, semble-t-il, se fonde dès le début sur ce besoin utilitaire et subsiste par lui ; tel est, d'ailleurs, le but que se proposent les législateurs qui identifient le juste avec ce qui est utile à la communauté.
Les autres associations, chacune pour sa part, visent également ce qui est utile : par exemple les gens de mer cherchent, par le moyen de la navigation, leur intérêt qui consiste à amasser des richesses ou à se procurer quelque avantage de ce genre ; les compagnons d'armes poursuivent le leur par la guerre, qu'ils visent à s'enrichir, à obtenir la victoire, ou à s'emparer d'une ville. Il n'en va pas autrement des gens d'une même tribu ou d'un même dème [subdivision territoriale et association de citoyens qui correspond à notre commune moderne]. Quelques associations semblent motivées par la recherche du plaisir ; qu'on songe aux membres d'un thiase [association] ou à ceux des sociétés de banquets où chacun apporte son écot : ces groupements se proposent de faire un sacrifice et un repas en commun.
Or toutes ces associations semblent être sous la dépendance de la société politique, car cette dernière ne se propose pas l'intérêt du moment, mais celui de la vie entière. Et que fait-on d'autre en organisant des sacrifices et, à leur occasion, des réunions, en rendant aux dieux des marques d'honneur, et en instituant pour les citoyens d'agréables loisirs ? Les sacrifices et les réunions d'autrefois paraissent avoir pris naissance après la récolte de fruits et avoir constitué, en quelque sorte, une offrande. N'était-ce pas alors qu'on jouissait surtout de moments de liberté ?
Aussi toutes ces associations paraissent-elles être des fractions de la société politique. Tels seront les groupements, telles seront les relations d'amitié qui en découleront.
Aristote, Éthique de Nicomaque.