LE TEMPS QUI PASSE, NOSTALGIE ET ARDEUR (Khalil Gibran)
« Hier n’est que le souvenir d’aujourd’hui, et demain est son rêve »
Il y a vingt-cinq ans le Temps m'a écrit dans le livre de ce monde étrange et terrible.
Ainsi, je suis un mot, ne signifiant tantôt rien tantôt une multitude de choses.
En ce jour chaque année tant de pensées et de souvenirs envahissent mon âme !
Ils s'arrêtent devant moi – le cortège des jours passés,
La parade des spectres de la nuit –
Puis ils sont balayés, tout comme le vent chasse les nuages à l'horizon ;
Ils s'évanouissent dans la pénombre de ma maison comme les chansons des ruisseaux dans les vallées désolées et lointaines.
En ce jour, chaque année, ces esprits qui ont modelé mon esprit
Arrivent des confins du monde pour venir me chercher,
Et chantant des mots de triste remembrance.
Puis ils s'en vont se cacher derrière le monde visible,
Tout comme les oiseaux descendent sur le seuil et, n'y trouvant aucune graine,
Ne planent qu'un moment et s'en vont ailleurs chercher de quoi picorer.
En ce jour le sens de ma vie passée se dresse toujours devant moi, comme un pâle miroir
Dans lequel je regarde un moment et ne vois que les visages des années blêmes comme des cadavres,
Rien que les visages ridés et âgés des espoirs et des rêves perdus depuis longtemps.
Puis je regarde à nouveau dans ce miroir, et n'y vois que mon propre visage immobile.
Et je le scrute n'y lisant que tristesse.
J'interroge la tristesse et je la trouve muette ;
Cependant si la tristesse pouvait parler, m'est avis que ses mots seraient plus doux que la joie.
Durant ces vingt-cinq années j'ai beaucoup aimé,
Et souventefois j'ai aimé ce que les autres détestent.
Pourtant ce que j'ai aimé enfant, je l'aime maintenant,
Et ce que j'aime maintenant je l'aimerai jusqu'à la fin de mes jours ;
Car l'amour est tout ce que j'ai, et nul ne saura m'en priver.
Souventefois j'ai aimé la mort,
Je lui ai donné de doux noms et j'ai parlé d'elle en termes aimants en secret comme au grand jour.
Pourtant bien que je n'aie pas oublié, ni rompu mon allégeance à la mort,
J'ai appris à aimer aussi la vie.
Car la mort et la vie sont devenues égales en moi à la beauté et à la joie ;
Elles ont nourri toutes deux ma nostalgie et de mon ardeur,
Et elles se partagent mon amour et ma tendresse.
J'ai aimé aussi la liberté, tout comme la vie et la mort.
Et plus croissait cet amour, plus j'avais conscience de l'asservissement des hommes à la tyrannie et au mépris,
En voyant leur soumission aux idoles forgées par les âges obscurs,
Érigées dans l'ignorance et polies par les lèvres des esclaves.
Mais j'ai aimé ces esclaves comme j'ai aimé la liberté, et j'eus pitié d'eux, car ce sont des aveugles
Qui embrassent les mâchoires de bêtes immondes assoiffées de sang et ne le voient pas ;
Qui sucent le venin de vipères malfaisantes et ne s'en rendent pas compte ;
Qui creusent leurs tombes de leurs propres mains et ne le savent pas.
J'ai aimé la liberté plus que toute autre chose,
Car la liberté m'est apparue comme une jeune vierge décharnée par la privation et la réclusion
Jusqu'à devenir un fantôme qui évolue dans les maisons par les rues solitaires,
Et qui appelle les passants, qui ne l'entendent et ne la voient pas.
Comme tous les hommes, pendant ces vingt-cinq années j'ai aimé le bonheur ;
J'ai appris à me réveiller chaque matin à l'aube et à le chercher, tout comme eux.
Mais je ne l'ai jamais trouvé comme eux,
Je n'ai pas vu ses empreintes sur le sable près de leurs châteaux,
Ni entendu l'écho de sa voix par les fenêtres de leurs temples.
J'ai cherché seul pour le trouver.
J'ai entendu mon âme murmurer à mon oreille :
« Le bonheur est une jeune vierge née et élevée dans la place forte du cœur ;
Elle ne quitte jamais son enceinte. »
Pourtant quand j'ai ouvert le portail de mon cœur pour trouver le bonheur,
J'y ai vu son miroir, son lit et ses vêtements, mais je n'ai pu le trouver lui.
J'ai aimé l'humanité. Oui, j'ai beaucoup aimé les hommes,
Et les hommes à mon sens se rangent dans trois catégories :
Celui qui maudit la vie, celui qui la bénit et celui qui la contemple.
Le premier je l'ai beaucoup aimé en raison de ses souffrances, le second en raison de sa bonté, et le troisième en raison de sa sagesse.
Ainsi s'écoulèrent ces vingt-cinq années,
Mes jours et mes nuits, s'enchaînant tout au long de ma vie
Tout comme les fleurs des arbres s'essaiment aux vents d'automne.
Aujourd'hui je m'arrête pour me souvenir, tout comme un grimpeur fatigué à mi-parcours vers le sommet,
Et je regarde en arrière, à droite et à gauche, mais je ne vois aucun trésor où que ce soit
Que je puisse réclamer et dont je puisse dire : « C'est à moi. »
Je ne trouve pas non plus dans les saisons de mes années la moindre moisson
Sinon quelques feuilles de beau papier blanc sur lesquelles sont tracées des signes à l'encre noire,
Et d'étranges toiles fragmentaires remplies de lignes et de couleurs, à la fois harmonieuses et dysharmoniques.
En elles, j'ai enseveli et enterré la beauté et la liberté auxquelles j'ai rêvé et aspiré,
Tout comme le laboureur qui va dans le champ semer ses graines dans les sillons
Rentre chez lui au crépuscule en espérant et en attendant.
Mais moi, bien que j'aie semé les graines de mon cœur,
Je n'ai pas espéré ni attendu.
Et à présent que j'ai atteint cette saison de ma vie,
Le passé semble se dissimuler derrière une brume de soupirs et de chagrin,
Et le futur n'être révélé qu'à travers le voile du passé.
Khalil Gibran (1883-1931), chants de l’âme et du cœur.