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COMMENT SE PROCURAIT-ON DES ESCLAVES SUR LA CÔTE D’AFRIQUE AU 18e SIÈCLE ?
ACTEURS ET MODES OPÉRATOIRES
Un trafic aux acteurs et aux complicités multiples
Comment et par qui ce trafic était-il pratiqué dans le contexte nouveau du 18e siècle ?
Comment s’y prenait-on ?
On s'implantait sur les lieux de traite ( création de comptoirs pour entreposer les marchandises de traite,et de forts équippés pour les défendre, condition indispensable); et pour cela, on s'entendait avec ceux qui y habitent, c'est-à-dire qu’on pactisait avec les rois, les chefs et les intermédiaires de tout acabit, en d'autres termes.
Il fallait ainsi mettre tous ces acteurs dans le jeu.
Une classification des acteurs de ce commerce singulier n'est pas chose aisée. Cela dépend des régions et des époques. D'une façon générale on peut affirmer que pendant toute la première moitié du XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l’ époque où la traite est encore caractérisée par une certaine organisation, il existe une hiérarchisation parmi les protagonistes de ce trafic.
On peut grosso modo distinguer deux grandes classes, à l'opposé l'une de l'autre, qui comprennent d'un côté, ceux qui se trouvent au sommet de l'échelle, les rois, les chefs de tribus avec leurs proches, en un mot les dignitaires ; de l'autre, au bas de l'échelle, ceux qu'il conviendrait de désigner par l'expression de « collaborateurs obligés », c'est-à-dire ceux qui se sont vus un jour condamnés – malgré eux – à servir la cause de la traite. Entre ces deux grands groupes bien distincts, évoluent une série complexe d’intermédiaires, parmi lesquels opèrent des marchands occasionnels de tous ordres, des trafiquants interlopes...
Dans la première classe, tout naturellement ce sont les souverains qui contrôlent et supervisent l'ensemble des opérations. « La traite la plus fréquente – nous dit Jean-Baptiste du Casse (un des principaux officiers de la marine de Louis XIV) – se fait sous le contrôle de souverains : damels, alcaïrs, braks, manfoucs, princes, principules, que les capitaines européens traitent parfois de "puissances", comme s'il s'agissait de sa Majesté britannique ou du souverain de Versailles. Tyranneaux, tantôt débonnaires et obséquieux, tantôt féroces, toujours cupides, ils permettent aux navires de mouiller en rade et d'y séjourner... »
Les Grands, les officiels : maîtres du trafic
S'agissant de ces rois et roitelets, Ducasse poursuit : « Certains ont la tête géniale et mercantile, signent des traités en règle, gouvernent avec autorité... A côté de ces bons tyrans, les bêtes sauvages. Si les relations avec les souverains indigènes ne sont pas de tout repos, ceux-ci restent pourtant dans l'anarchique instabilité du continent noir, un certain élément de stabilité. Comme l'essentiel pour eux est d'avoir de la poudre, des oripeaux de soie, de l'alcool surtout, ou plutôt du "vitriol", ils livrent volontiers des captifs, laissent trafiquer les Européens, à condition de recevoir les plus belles marchandises et de toucher leur commission... »
Quant aux courtiers, les dénominations qu'on leur donne varient d'un lieu à un autre, chaque région ayant sa terminologie propre pour désigner les différents intermédiaires.
Cependant partout et de la même manière, ils jouissent d'une grande considération auprès des trafiquants européens. Ils en sont conscients et se prennent alors pour des personnages importants et de haut rang. Ne va-t-on pas jusqu'à tirer des coups de canon en Leur honneur lorsqu'ils apparaissent ?
Le R. P. Dieudonné Rinchon nous présente en ces termes ceux de la côte d'Angole (Angola actuel) : « ces courtiers, dénommés pompeusement ministres par les trafiquants, sont : le Mambouc, prince héritier ; le Manfouc qui commande la pointe où se fait la traite et qui fixe le prix des denrées, préside les marchés, juge les différends, détermine le montant des coutumes, des présents, le tarif ou mercuriale des captifs ; le macaye, "capitaine-mor" ou premier ministre ; le monibèle, messager des chefs ; le maquimbe, capitaine du port ; le mangof, ministre des affaires étrangères et interlocuteur des étrangers à la cour; le governador ou chef de village. »
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Des auxiliaires obligés
A l'opposé de ce tableau des dignitaires privilégiés, celui des « collaborateurs obligés » est moins riant. Ces auxiliaires obligés se trouvent dans tous les points d'attache des Européens sur la côte, dans les comptoirs, dans les forts, à bord des bâtiments stationnés servant de marché... La plupart sont des esclaves achetés parmi lesquels vivent quelques hommes libres qui offrent leurs services à l'établissement européen moyennant un salaire fort modique. Il semble que pour nombre d'entre eux, le but était moins l'appât d'un gage assuré que le besoin de protection, car, ces gens libres qui se donnent au comptoir ou au fort sont le plus souvent des réfugiés qui fuient leur pays pour différents motifs. D'autres enfin sont d'anciens esclaves qui ont racheté leur liberté soit par leur bonne conduite et les services rendus, soit en offrant en échange de leur propre liberté, des captifs qu'ils ont pu se procurer d'une manière ou d'une autre.
Ces auxiliaires obligés sont aussi des captifs travaillant dans les champs et les plantations créés par des négriers ou par des comptoirs européens et dont les produits servent de nourriture aux résidents européens de ces comptoirs et forts, et surtout aux esclaves parqués dans les « troncs » (lieux ou sont parqués les esclaves en attendant leur embarquement pour l’Amérique). Parmi eux, il faut également citer les soldats africains attachés aux établissements ci-dessus mentionnés, et qui seront vers la fin du 18e siècle – à une époque qui marquera un nouveau tournant du commerce des esclaves – envoyés loin à l'intérieur des terres, s'emparer par la force des armes des habitants de villages isolés.
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Des intermédiaires : les incontournables
À la fin du 18e siècle, le fort français de Juda compte jusqu'à deux-cents acquérats (hommes libres au service des comptoirs et forts), hommes, femmes et enfants.
Les acquérats sont sous la protection du fort. Ils y vivent en paix et ne peuvent être vendus pour être transportés en Amérique sauf pour motif de faute grave.
Tout comme les autres collaborateurs forcés, ils servent d'intermédiaires aux employés européens du fort pour leur procurer des esclaves qu'ils achètent avec les ressources tirés de leurs services au fort ou qu'ils « poignent », expression que nous verrons bientôt à la mode vers la fin du 18e siècle.
Chacun de ces acquérats avait un rôle spécifique à jouer clans le fort : « Les domestiques employés dans notre comptoir de Whydah (Juda) au temps de Labarthe, étaient un garde magasin, deux courtiers, un portier, six tagonniers rouleurs d'eau, une blanchisseuse ou pileuse, un tronquier et un batteur de gongon pour annoncer l'ouverture et la fermeture de la traite... Quand un stationnaire [navire ancré] était attaché au comptoir, comme au Sénégal, il était en grande partie monté de nègres, laptots ou matelots, gourmets ou timoniers et râpasses ou mousses, auxquels commandait en français le maître de langue ; c'était le maître d'équipage. Tous ces employés étaient payés en toques, en ancres d'eau-de-vie et en galines de bouges [Les bouges étaient des coquillages des Maldives appelés cauris ; la galine équivalait à 5 toques ou 200 cauris ou 10 sols]. Le comptoir est abondamment garni en marchandises de troc,en eau-de-vie surtout qui fait fureur parmi les Nègres. » (Charles de la Roncière).
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Des entrepreneurs privés…aussi
A côté de ces serviteurs officiels, on trouve des privés, marchands ou courtiers que nous verrons plus activement à l'œuvre vers la fin du siècle. « Très souvent – écrit Gaston Martin – la négociation ne met pas directement aux prises le propriétaire indigène et l'acheteur blanc. Entre eux s'interposent les courtiers. » Il en distingue deux sortes. Dans les rades importantes comme Cabinde, Juda, Anamabou, il y a des courtiers à demeure. Ce sont pour la plupart des Européens à qui la vie régulière ne convenait plus, associés dans ces villages d'Afrique à des Négresses ou des Métisses et qui, rendant service comme interprètes et comme rabatteurs, à la fois aux princes indigènes et aux capitaines européens, deviennent des manières de personnages et font finalement fortune.
La deuxième catégorie est formée de Noirs choisis comme intermédiaires officiels par les maîtres du pays.
Fréquemment,les courtiers sont des entrepreneurs privés, marchands d'hommes, à qui les capitaines confient souvent des marchandises pour la valeur de dix, vingt, trente esclaves. Ces maquignons d'hommes savent jouer de l'offre et de la demande pour faire hausser le prix de leur « bétail » ; ils savent aussi mettre en concurrence les différents acheteurs. Ils font en tout cas payer cher leurs services en exigeant d'avance leur pot-de-vin, préalablement à toute vente, et qu'il ne faut pas confondre avec leur courtage ; « ils manquent souvent à leur parole... ils retiennent la marchandise sans fournir les Noirs convenus…Les Européens se défendent de leur mieux contre ces incessantes pilleries. Si un courtier réclame une avance, affirme Rinchon, il présente comme caution un parent ou un ami, et s'il ne parvient pas à livrer un esclave, l'otage devient captif. »
Pour aller plus loin. Voir Tidiane Diakité, La Traite des Noirs et ses acteurs africains, Berg International.