UNE LANGUE POUR L’UNION SACRÉE
Petite anthologie du « français-tirailleur »
Demba et Dupont
Taillé sur mesure
La Première Guerre mondiale fut l’occasion pour les Français de voir affluer en France une masse d’Africains, 170891, originaires d’Afrique occidentale française (AOF), recrutés sur place et incorporés dans l’armée française. L’immense majorité de ces soldats était analphabète, beaucoup venant directement de leur village de brousse qu’ils n’avaient jamais quitté.
Arrivés en France, de 1914 à 1918, il a fallu, avant de les envoyer au front, leur inculquer un minimum de français, afin qu’ils puissent ensuite se fondre dans l’armée, comprendre les ordres et consignes, et communiquer avec leurs camarades métropolitains. Une langue fut hâtivement créée à cette fin : le « français-tirailleur », plus tard appelé le « français-petit nègre » qui, popularisé par les tirailleurs de retour, connaîtra un énorme succès en Afrique, en influençant (aujourd’hui encore) le français parlé par beaucoup d’autochtones.
Une grammaire exotique
Le français-tirailleur fut forgé à partir de quelques langues parlées en AOF, tout particulièrement le bambara appartenant au groupe malinké, majoritairement parlé au Mali.
Le manuel rédigé qui fut le premier support de ce français spécial, est un modèle du genre, riche de signification. Son auteur décréta d’autorité que l’article n’existe pas dans les langues parlées en AOF, que le genre est toujours masculin. Ainsi, une jument devient « un cheval-femme ».
La formule magique « y en a » doit toujours remplacer le verbe être : « tirailleur y en a bon, lui toujours obéir ».
« y en a » doit aussi remplacer le verbe avoir ainsi que les démonstratifs : « Moi y en a gagner cheval ».
Les possessifs, « sa », « notre », se substituent à « pour lui », « pour nous ».
Les verbes sont toujours conjugués à l’infinitif, parfois précédés d’une indication de temps, ce qui donne : « Encore trois jours, toi partir ».
Le féminin n’existe pas, ma tête devient « mon tête ».
Quant au pluriel, il valait mieux l’éviter, ou l’exprimer par le singulier précédé de « beaucoup », ou de « trop », prononcé « tro-pe », auquel on pouvait éventuellement ajouter le nombre, ainsi : « ça y en a moutons trois ».
C’est ce manuel qui servit de moyen d’apprentissage du français pour les soldats africains, français également appris avant d’être enseigné par des sous-officiers ou « maîtres de langue » métropolitains.
Cet enseignement fut lui aussi spécifique, indépendamment de la spécificité linguistique. Les leçons étaient des leçons à thèmes, axées sur la guerre, une véritable idéologie destinée à donner aux soldats africains l’image et l’idée qu’on souhaitait qu’ils retiennent et qui puissent modeler leur vision de cette guerre et de ses protagonistes, déterminer leur action.
Leçon 89 :
La France, pays de paix et de liberté, injustement attaquée
Tout le monde y en a content, aimer France, parce que France y en a pays bon,
Parce que France y en a courage beaucoup,
Parce que France y en a lutter contre Allemagne,
Y en a empêcher lui faire le monde esclaves,
Comme ça, monde y en a rester libre.
France seulement y en a lutter Allemagne commencement guerre,
France y en a perdu beaucoup soldats,
Y en a perdu beaucoup tirailleurs,
Mais y en a content quand même,
Parce qu’y en a donné liberté à tous,
Y en a donné liberté au Sénégal, [Sénégal : ici terme générique désignant l’AOF]
Y en a donné liberté Belgique, et tout le monde,
Aussi tout le monde y en a content lui.
Leçon 69 :
Pourquoi l’Allemagne a-t-elle voulu la guerre ?
Allemagne y en a vouloir vaincre France,
Lui y en a travailler, y en a rien dire,
Y en a faire beaucoup canons,
Y en a faire beaucoup mitrailleuses,
Y en a faire tout ça avant guerre,
Parce que y en a vouloir manger France,
Y en a vouloir manger Sénégal [=Afrique]
Parce que Sénégal y en a France [=l’Afrique c’est la France]
Lui y en a vouloir faire tout ça esclaves pour lui,
Mais y en a travailler, y en a rien dire.
France, lui, y en a pas vouloir guerre,
Parce que France y en a pas vouloir faire canons comme Allemagne avant guerre.
Parce que France y en a bon beaucoup.
Alors, quand Allemagne y en a prêt complet,
Y en a envoyer soldats contre France,
Y en a déclarer guerre à France.
Revue de troupes noires
Leçon 70 :
Les buts de guerre de l’Allemagne
Toujours Allemagne y en a beaucoup orgueilleux, lui y en a jaloux.
Parce que France, Angleterre et pays alliés,
Y en a riche beaucoup,
Y en a colonies beaucoup.
Lui, y en a colonie un peu seulement,
Mais y en a orgueilleux,
Y en a vouloir être plus fort que tous,
Y en a vouloir être maître du monde entier,
Alors, lui, y en a préparer pendant 40 ans,
Y en a faire la guerre quand y en a prêt, complet,
Pour faire esclaves blancs et noirs, beaucoup.
Alors, tout le monde y en a lever contre lui,
Tout le monde y en a venir France pour faire bataille ;
Maintenant, y en a pas content pour ça,
Mais y en a trop tard,
Alliés y en a vouloir écraser Allemagne,
Comme ça paix y a toujours dans monde.
Si brigand y en a jeter contre ton case,
Toi, y en a faire quoi ?
Y en a appeler camarades et tout le monde y en a punir brigand.
Leçon 100 :
Quels avantages pour l’Afrique ?
Les leçons d’une guerre
Beaucoup tirailleurs y en a gagné citations,
Beaucoup y en a gagné Croix de Guerre,
Mais, y en a pas moyen écrire tout ici,
Parce que y en a beaucoup trop ;
Français, beaucoup aussi y en a gagner.
Français et Sénégalais [Africains] y en a bons soldats.
Y en a maintenant même chose frères,
Y en a fait bataillon ensemble,
Y en a blesser ensemble,
Sang sénégalais [Africains] y en mélangé sang français souvent.
France y en a oublier jamais ça.
Après victoire, France y en a content aider Sénégal,
Pour que Sénégal y en a être bien et heureux.
Interrogatoire
Ces leçons et cette pédagogie de la guerre ont-elles atteint leur objectif ?
Mieux qu’un discours, le loyalisme des combattants africains et leur adhésion sans réserve à la cause de la « mère-Patrie » ne s’illustrent-ils pas tout entier dans ce dialogue étonnant entre un officier allemand et un soldat africain capturé par l’ennemi avec d’autres soldats français, au cours d’un interrogatoire on ne peut plus orienté :
Toi, pas Français, toi nègre, pourquoi te battre ?
Madame la France, y en a même chose bon maman, y en a z’enfants blancs, y en a z’enfants noirs, y en a tout lé z’enfants défendre maman !