La pérennité du quiproquo (suite)
Les idées reçues, les préjugés et les clichés ne circulent pas au hasard. Ils ont le plus souvent des fondements historiques.
La période de l'après-guerre, des années 20 aux années 30 peut être considérée comme le temps de l'enracinement de certains de ces stéréotypes, ces produits devenus la marque distinctive des Africains en France.
Dès l'arrivée des premiers soldats coloniaux en métropole en 1914-1915, il fallut leur donner l'outil de leur intégration rapide dans l'armée. Il s'agissait alors de donner à ces combattants, analphabètes pour la plupart, les rudiments de la langue française pour pouvoir communiquer avec leurs chefs, recevoir et exécuter les commandements nécessaires à l'efficacité de leurs actions militaires.
Des speudo-linguistes se disant spécialistes des langues africaines se chargèrent de déterminer le français qu'il convenait d'enseigner aux Africains. Des manuels furent hâtivement élaborés à cette fin, "véritables chefs-d'oeuvres" d'imagination et d'opportunisme linguistique. L'auteur anonyme d'un de ces manuels édité en 1916, affirme avec aplomb que l'article n'existe pas dans les langues parlées par les populations des territoires français d'Afrique occidentale (doù était origninaire l'écrasante majorité de ces soldats africains), que le genre féminin y est également inconnu (seul le masculin existait). Par conséquent le féminin se décline par l'opposé au masculin : exemple : la jument se traduit par "cheval-femme", la chienne devient "chien-femme" ... Ma tête devient "mon tête", ma jambe "mon jambe".
De même, selon les règles de cette fameuse grammaire africaine, seul l'infinitif existe, le verbe ne se conjugue pas. De ce fait la formule magique pour compenser les carences de la "grammaire africaine" est "y en a". Ainsi C'est un bon tirailleur se dit "tirailleur, y en a bon".
Le pronon il n'existant pas non plus, C'est un bon tirailleur, il obéit toujours devient "tirailleur, y en a bon, lui toujours obéir".
Le verbe avoir est remplacé par "y en a". Exemple : "Moi y en a gagner cheval" (signifie "j'ai un cheval).
Les possessifs sa, notre, leur... n'existant pas non plus votre, notre ... deviennent "pour lui, pour nous..." ; ainsi sa tête se traduit par "tête pour lui".
Et surtout, parce que la "grammaire africaine" ignore les temps, selon ce spécialiste, tous les verbes infinitifs doivent toujours être précédés d'une indication de temps afin de situer l'action. Ce qui donne par exemple "encore trois jours et moi partir", "chef moi y en a dire, moi partir demain", "toi pas voir moi hier ?"
Le pluriel étant également inconnu, il faut l'éviter à tout prix dans la conversation. Et si son emploi se révèle indispensable, il faut passer par le singulier auquel on accole "beaucoup, trop ou trop beaucoup". Ainsi il y a trois chevaux donne "ça y en a cheval trois".
Et pour compter il est nécessaire de se servir des mains, des pieds et des doigts. Pour exprimer 20 il faut placer les deux mains jointes près des deux pieds joints et d'autres contorsions du corps pour exprimer : 12, 15, 25 ...
Ce vocabulaire et cette grammaire sur mesure, ce langage de tirailleur baptisé "petit nègre" finit par être adopté par tous dans le milieu militaire, soldats, cadres militaires et civils au service de l'armée.
En dehors de l'armée ce langage permettait difficilement aux soldats africains de se faire comprendre par la population civile, suscitant rires et quolibets. En revanche il fit les délices des publicitaires de l'époque comme par exemple le fameux "y a bon banania".
Malheureusement, après la guerre, les Africains de retour chez eux, les écoles faisant cruellement défaut, ce "français tirailleur" finit par s'imposer à toutes les populations d'Afrique occidentale. Ce langage "petit nègre" constitua par la suite le seul langage utilisé par certains Français pour s'adresser aux Africains en Afrique (voir en France encore de nos jours). Ce "petit nègre" chargé de connotations multiples, ne rapproche pas. Il ne permet ni aux Français de comprendre les Africains, ni aux Africains de se faire comprendre des Français. Il crée la distance et la différence entre ceux qui ont vocation à se rencontrer par les liens de l'histoire et de la géographie comme par les besoins du présent. Cette sous-culture imposée aux Africains par le biais de la langue ne permet ni compréhension ni intégration.
Certains "spécialistes de l'Afrique" nuisent ainsi considérablement aux rapports entre Français et Africains par la "qualité" de leurs connaissances de l'Afrique et de ses peuples.