Ne pas négliger le mal parce qu'il est petit.
Car un mal ne vient jamais tout seul. Les maux, ainsi que les biens, se tiennent comme des chaînons. Le bonheur et le malheur vont d'ordinaire à ceux qui ont le plus de l'un ou de l'autre ; et de là vient que chacun fuit les malheureux, et cherche les heureux. Les colombes mêmes, avec toute leur candeur, s'arrêtent au plus blanc donjon. Tout vient à manquer à un malheureux, il se manque à lui-même en perdant la tramontane (le Nord). Il ne faut pas réveiller le malheur quand il dort. C'est peu de chose qu'un pas glissant, et pourtant il est suivi d'une chute fatale, sans qu'on puisse savoir où le mal aboutira ; car, comme nul bien n’est parfait, nul mal aussi n'est au comble : celui qui vient du Ciel demande de la patience ; et celui qui vient du monde, de la prudence.
Baltasar Gracian (1601-1658), L’Art de la prudence.