Comment franchir le mur des malentendus religieux ?
L’épisode de la rencontre des Français et des Africains sur les côtes d’Afrique au XVIIe siècle constitue un chapitre riche d’enseignement autant qu’un trésor de curiosités né du choc de cultures et de philosophies différentes.
Les missionnaires envoyés par Louis XIV, lequel avait pour ambition entre autres d’installer le catholicisme au cœur des populations africaines, se heurtèrent à bien des obstacles tout à fait inattendus.
Le Grand-Roi avait deux objectifs majeurs pour l’Afrique : le commerce et l’évangélisation des peuples. Pour le second, il envoya en Afrique plus de missionnaires que sous tous les règnes précédents. Mais pour l’accomplissement de leur mission, les religieux français se heurtèrent d’emblée à un obstacle de taille portant sur la notion même de Dieu. Comment faire adopter le Dieu unique à des populations qui professent l’animisme-fétichisme ?
Le mur des incompréhensions
Les rapports de ces missionnaires fourmillent de révélations sur les croyances africaines de la côte mais surtout d’exemples d’incompréhension entre les deux systèmes religieux, allant de l’étonnement au découragement, et finalement aux imprécations virulentes contre ces peuples « inaptes » à l’assimilation du message évangélique.
Un auteur anonyme, présentant la côte des Esclaves, rappelle les propos d'un dignitaire africain qui s'entretenait de Dieu et de la religion avec un missionnaire français :
« Combien de dieux ? demande l'Européen.
— Il serait difficile de les compter, leur nombre est presque infini répond l'autochtone qui ajoute : si quelqu'un parmi nous veut entreprendre quelque chose, il cherche d'abord un dieu dont la protection puisse le faire réussir ; il sort de chez lui dans cette idée ; le premier objet qu'il rencontre, soit un chien, un chat, ou quelque autre animal ou même un arbre, une pierre, lui paraît être venu sur son chemin exprès pour lui offrir ce qu'il cherche. Il lui fait des offrandes ; il promet de l'honorer et de l'adorer toute sa vie s'il lui donne le succès. Voilà pour lui un nouveau dieu ; s'il n'a point de succès,il l'abandonne. »
De quel Dieu pouvait-on leur parler ?
« Lorsqu'on leur parle du Paradis ou de l'Enfer, ils font de grands éclats de rire et s'en moquent, constate un missionnaire. Ils croient que leur âme est immortelle, que le monde durera aussi éternellement, et qu'après leur mort leur âme va en l'autre monde, qu'ils établissent au centre de la terre : que, là, elle anime un autre corps au ventre d'une femme, et que ceux de ce monde-là viennent en celui-ci en faire autant.
Ils croient que tout le bonheur et la félicité d'un homme consistent à être riche, heureux, puissant, servi et honoré ; ce qui fait que, quel que soit ce qu'ils boivent ou qu'ils mangent, ils en répandent toujours quelque peu par terre en marmonnant quelques paroles, disant qu'ils donnent à boire et à manger à leurs pères, mères et amis, qui, dans l'autre monde, leur en font autant et sont cause qu'ils ont de quoi vivre en celui-ci. »
Le dialogue apparaît dès lors sinon impossible, du moins singulièrement difficile. Les Français en conclurent que leur mission devenait sans objet, puisque laccord ne se faire sur aucune question
ni aspect conduisant à l’ouverture de l’interlocuteur à l’adoption de la foi chrétienne :« Ils n'ont proprement aucune religion, car, pour la vénération qu'ils ont pour leurs fétiches, elle doit être appelée superstition puisqu'il n'y a point de religion sans culte, et qu'il est certain que ces peuples n'en ont aucun : les temples, les prières et les sacrifices leur sont inconnus, ainsi que tous les sentiments que l'on a pour les divinités. »
Et les missionnaires de passer alors en revue la liste impressionnante des différentes raisons qui rendent ces populations inaccessibles au message du Christ, parmi lesquelles, celle-ci.
« Ce qui rend la conversion de ces peuples difficile, c'est la croyance à la métempsycose, qu'ils admettent tout au long, n'espérant rien d'éternel, ce qui les rend négligents pour apprendre la vérité du salut, et ils ne s'appliquent qu'à l'acquisition des biens et des plaisirs de ce monde, et à s'en procurer une longue jouissance. »
S’ensuit une série de condamnations, voire d’imprécations ou de jugements sans nuances.
Ainsi, au total, l’action des missionnaires français se heurta à un mur, pour eux infranchissable, contre lequel se brisa le rêve d’évangélisation du Roi-Soleil.
Colonisation-évangélisation : divergence et connivence ?
Néanmoins, cet échec, si incontestable soit-il, ne fut pas vain. Les missionnaires français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, encore plus nombreux et plus déterminés, plus au service de la Foi que du roi, surent en tirer les leçons. L’évangélisation des Africains, pour eux, fut abordée et menée par d’autres voies, de nature à entraîner l’adhésion libre des populations concernées. Avaient-ils le choix ? Plusieurs raisons justifiaient cette nouvelle méthode. Le plus important étant sans doute le contexte politique différent en France, lui-même débouchant sur un contexte religieux également différent.
D’une part, on était alors loin de la France catholique de Louis XIV, et, d’autre part, l’anticléricalisme de la IIIe République (fin XIXe, début XXe siècle) avait traversé bien des esprits, y compris parmi les gouvernants. Par conséquent, les missionnaires français en Afrique n’étaient plus les alliés naturels du pouvoir, ni en France ni en Afrique, car surveillés, épiés dans leurs faits et gestes, dans leurs actions, par l’administration coloniale, comme le laisse supposer ces propos de Louis Vignon, professeur à l’école coloniale de Paris au tout début du XXe siècle , et théoricien de la colonisation française:
« Ce serait pire que folie de travailler à provoquer chez les fétichistes, les musulmans… une évolution pareille à celle constatée chez nous. Les uns et les autres sont à « l’âge des religions » ; chez tous, sous des formes, des apparences diverses, règne l’esprit de la « cité antique ». Il n’y aurait plus de place dans les sociétés indigènes pour qui prétendrait s’affranchir des rites, des symboles et des dieux. N’est-ce point d’ailleurs sur le terrain religieux qu’un vainqueur risque surtout de heurter l’âme des foules ? […] Combien il est heureux, à ce point de vue, que la France, moins religieuse qu’autrefois, ne songe point, comme au XVIIe siècle, à imposer le catholicisme à ses sujets d’outre-mer. »
Le professeur, formateur des futurs administrateurs coloniaux, précise à l’égard des religieux français :
« Dès lors, la politique à suivre en matière de religion se résumera en trois termes : respecter les croyances, conserver entre elles une neutralité au moins apparente, n’autoriser la propagande des missions chrétiennes que dans la mesure où elle est possible sans mécontenter les indigènes… Enfin, s’il est possible, avec discrétion, obtenir des personnages religieux qu’ils servent notre domination. »
Le ton avait donc bien changé du côté du pouvoir politique, et du pouvoir pontifical également. Le dernier tiers du XIXe siècle constitue à cet égard un véritable tournant.
Le missionnaire nouveau
La hiérarchie catholique avait désormais ses règles en matière d’évangélisation des populations d’Afrique, formulées en quelques principes précis. Le 1er c’est « respecter les usages du pays tant qu’ils ne sont pas en opposition formelle avec la doctrine catholique ».
Cette consigne résultait de la doctrine enseignée par les papes depuis Léon XIII, elle-même basée sur cinq idées forces parmi lesquelles :
La condamnation de toute attitude raciste, notamment celle qui jugerait les indigènes incapables d’accéder au sacerdoce.
La promotion de la justice sociale et le respect de la dignité humaine dans les personnes comme dans les cultures…
Curieusement, au même moment, un discours quasi identique était aussi tenu par la hiérarchie coloniale, c’est-à-dire le Ministère des Colonies, comme rapporté par Jules Brévié (gouverneur général de l’AOF) :
« La mission assignée aux administrateurs coloniaux était d’être généreux et humains, guides éclairés des populations et leur faire oublier la violence de la conquête ; imposer la paix, respecter les croyances et les mœurs, instituer la liberté… »
Que ces prescriptions soient suivies ou non, à la lettre, sur le terrain, est une autre question.
Les missionnaires en Afrique se montrèrent à cet égard d’un pragmatisme en rapport avec les objectifs à atteindre : l’adhésion libre des populations à la foi catholique, ce qui passait par un certain nombre d’actions concrètes et utiles pour ces populations parmi lesquelles :
L’apprentissage obligé des langues locales pour les missionnaires
La création de centres de soins gratuits pour les populations converties et non converties.
L’ouverture d’écoles pour éduquer et former.
Construction de centres d’apprentissage et de formation aux métiers manuels.
L’ouverture d’orphelinats.
Création de foyers sociaux, notamment de jeunes filles, où l’on apprend la couture, la cuisine, le rôle de future épouse et de future maîtresse de maison…
Le résultat fut autrement plus important que l’action de leurs devanciers, contemporains de Louis XIV, principalement parmi les populations non encore pénétrées par l’islam.