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2 mai 2021 7 02 /05 /mai /2021 07:36

C’ÉTAIT HIER : XIXe-XXe SIÈCLE
L’ÈRE COLONIALE

 

 

Les Français en Afrique

 

Un continent sous domination européenne
    Comment civiliser les « indigènes »

 

Pour un récit de cette période particulière de la rencontre des Français et des Africains, un témoin des plus qualifiés.
Né au Soudan français en 1900, mort en Côte d’Ivoire en 1991, Amadou Hampaté Bâ, surnommé le « sage de Bandiagara » (Mali), fut un homme de mesure, intelligent, modeste, érudit, d’une intégrité morale exemplaire.
Parmi les objectifs pour lesquels il s’est battu, celui d’une coopération véritable, sans volonté de domination d’un camp sur l’autre, mais une vraie fraternisation, une osmose.
S’il fut un temps membre du Conseil Exécutif de l’UNESCO, c’est sans aucun doute dans l’espoir secret de pouvoir défendre les traditions et cultures africaines, sans le respect desquelles par les « maîtres des indigènes », son rêve d’entente réelle et de coopération véritable et d’émancipation, d’épanouissement de tous, ne serait qu’un vœu pieux.

 

« Ce qu’il faudrait, c’est concéder à son prochain qu’il a une parcelle de vérité et non pas de dire que toute la vérité est à moi, à mon pays, à ma race, à ma religion. » (Amadou Hampaté Bâ)

 

Sans constituer une « bible » de la colonisation française en Afrique, son ouvrage « Oui mon commandant » rend compte dans une large mesure, de la rencontre des deux peuples, et en même temps apporte une explication de l’échec de son idéal, d’une rencontre pacifique et fructueuse pour tous, Français et Africain.

 

 

« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

Comment civiliser les « indigènes »
     Du « commerce muet » à la domination des esprits

« Sans en saisir encore tous les aspects, je commençais à me faire une idée sur le fonctionnement du système colonial et sur les différentes phases qu'il avait connues au cours des temps.

Avant les grandes explorations, il y avait d'abord eu la période du "commerce muet", celle où les Européens, arrivés en bateau sur les côtes africaines, déposaient leurs objets et marchandises sur une plage, allumaient un grand feu et retournaient sur leurs bateaux ; les Africains, qui voyaient la fumée de loin, sortaient alors des forêts riveraines, venaient prendre les objets européens et déposaient en échange leurs propres richesses sur la plage. Nous connaissions cette époque à travers la légende qui en était née : les populations côtières avaient cru les Européens "fils de l'eau", servis par les esprits des océans...

Plus tard, après les grandes explorations, était venue la période de la conquête (approximativement de 1848 à 1892) qui permit l'installation de comptoirs commerciaux ; puis celle de l'occupation militaire (de 1893 à 1904 selon les lieux). Dans les régions du Mali que j'ai connues personnellement, l'administration militaire, bien que très dure, était néanmoins assez juste et ne pratiquait pas encore l'exploitation systématique des populations. Les militaires étaient des hommes fiers, parfois fantaisistes, mais généralement ils tenaient leur parole et se souciaient surtout de servir l'honneur de la France. Plutôt que des amasseurs de fortune, c'étaient des idéalistes à leur manière. Ils aimaient commander, mais ils ne pillaient pas. Lors de leur pénétration dans le pays, bien des peuples africains les considérèrent comme une armée à l'égal d'une autre, et plusieurs passèrent même alliance avec eux pour mieux lutter contre leurs propres ennemis. A cette époque, les Africains n'avaient aucune idée de ce qui les attendait.

Les choses changèrent avec la phase suivante, qui vit la mise en place de l'administration civile (entre 1895 et 1905 selon les pays). Le réseau administratif se ramifiait selon une hiérarchie descendante : au sommet, il y avait le Gouverneur général ; ses instructions, inspirées de Paris, étaient transmises aux différents gouverneurs des territoires, qui les répercutaient à leur tour aux administrateurs civils des colonies, appelés "commandants de cercle", pour exécution sur le terrain. L'administration coloniale, qui avait commencé par s'appuyer sur les chefferies traditionnelles, les évinça peu à peu ou les absorba en en faisant des "chefs de canton" soumis à son autorité ; le roi Aguibou Tall, par exemple, installé par le colonel Archinard à Bandiagara en 1893, fut destitué en 1902. La première mission de l'administration fut de recruter de gré ou de force tous les fils de chefs pour les envoyer à l'école française et les doter d'une instruction élémentaire, afin d'en faire de futurs employés subalternes de l'administration ou des maisons commerciales, et, surtout, de fidèles serviteurs de la France, sevrés de leurs traditions ancestrales ; c'est ce type de formation scolaire que j'avais connu. L'accès à un enseignement plus poussé n'apparaîtra que plus tard.

Puis vint le règne des chambres de commerce (celle du Haut-Sénégal-Niger fut fondée en 1913 à Bamako). Alors seulement apparut l'exploitation systématique des populations sur une grande échelle, l'instauration des cultures obligatoires, l'achat des récoltes à bas prix, et surtout le travail forcé pour réaliser les grands travaux destinés à faciliter l'exploitation des ressources naturelles et l'acheminement des marchandises. Le commerce européen s'empara des marchés : les chambres de commerce de Bordeaux et de Marseille établirent des succursales en Afrique ; des maisons spécialisées s'installèrent dans les principales villes du pays. C'est à cette époque que débuta ce que l'on peut appeler la "colonisation économique", servie par l'infrastructure administrative qui, de bon ou de mauvais gré, devait faire exécuter les ordres venus de plus haut. Certains commandants de cercle, en effet, rejetons de la vieille noblesse française ou épris d'un idéal "civilisateur", ne voyaient pas d'un bon œil l'empire grandissant des chambres de commerce locales et répugnaient à servir leurs ambitions ; mais qu'il s'agisse de la levée des impôts ou des récoltes obligatoires, force leur fut de s'incliner.

Mes différentes fonctions, au secrétariat du gouverneur comme dans les cercles de brousse, me permirent de découvrir peu à peu l'organisation du système d'exploitation agricole, qui me fut également exposé par Wangrin (1). Le schéma était le suivant.

Selon les besoins des industries métropolitaines (industries textiles, oléagineuses ou autres), le ministre des Colonies, saisi par les chambres de commerce françaises, transmettait les desiderata de ces dernières au Gouverneur général de l'AOF (Afrique occidentale française) ou de l'AEF (Afrique équatoriale française). En concertation avec les gouverneurs locaux, une répartition des matières premières à livrer était établie entre les différents territoires, puis entre les cercles ; au bout du circuit, les chefs de canton recevaient de leur commandant de cercle l'ordre de fournir, selon les régions concernées, tant de tonnes d'arachides, de kapok, de coton ou de latex, ordre qu'ils répercutaient eux-mêmes aux chefs de village. Les paysans devaient livrer les quantités demandées, quitte à négliger gravement leurs propres cultures vivrières.

Pour faciliter les livraisons, on créa le système des "foires périodiques". Les paysans devaient y amener leurs produits souvent de fort loin, à leurs frais, la plupart du temps à dos d'homme, et pour un prix d'achat dérisoire. Ce prix était en effet fixé par les chambres de commerce locales, qui fixaient également les prix de vente des produits manufacturés... Il fallut rien moins que l'astuce et l'audace d'un Wangrin, à Bobo Dioulasso, pour réussir à s'introduire clandestinement dans ce circuit, à en fausser les données au détriment des gros commerçants européens de la place et à réaliser, au nez et à la barbe des pontes de la chambre de commerce, des profits substantiels qui furent le point de départ de sa fabuleuse fortune (2).

Avant mon départ de Ouahigouya, j'avais entendu dire que le démembrement récent de la Haute-Volta répondait beaucoup plus à un besoin d'aménagement de l'exploitation des ressources naturelles et à la pression des grandes chambres de commerce sur le gouvernement de Paris qu'à une réelle nécessité administrative... Avec d'autres, je prenais peu à peu conscience des faiblesses ou des abus de l'organisation coloniale dans laquelle nous étions nés ; mais, à l'époque, nous n'imaginions même pas qu'elle puisse disparaître un jour. Nous espérions seulement qu'elle s'améliorerait avec le temps...

Depuis, les situations se sont modifiées, mais, hélas, les règles qui président aux échanges internationaux restent les mêmes dans leurs grandes lignes : acheter le moins cher possible les matières premières, et revendre le plus cher possible les produits manufacturés. La colonisation économique n'a fait que prendre un autre visage. Tant que l'on ne se suffit pas à soi-même, on reste nécessairement l'esclave de son approvisionneur.

                                                                                              

 

Face nocturne et face diurne...

 

Certes, la colonisation a existé de tous temps et sous tous les cieux, et il est peu de peuples, petits ou grands, qui soient totalement innocents en ce domaine – même les fourmis colonisent les pucerons et les font travailler pour elles dans leur empire souterrain !... Cela ne la justifie pas pour autant, et le principe en reste haïssable. Il n'est pas bon qu'un peuple en domine d'autres. L'Humanité, si elle veut évoluer, se doit de dépasser ce stade. Cela dit, quand on réclame à cor et à cri la justice pour soi, l'honnêteté réclame qu'on la rende à son tour aux autres. Il faut accepter de reconnaître que l'époque coloniale a pu aussi laisser des apports positifs, ne serait-ce, entre autres, que l'héritage d'une langue de communication universelle grâce à laquelle nous pouvons échanger avec des ethnies voisines comme avec les nations du monde... A nous d'en faire le meilleur usage et de veiller à ce que nos propres langues, nos propres cultures, ne soient pas balayées au passage.

Comme le dit le conte peul Kaïdara, toute chose existante comporte deux faces : une face nocturne, néfaste, et une face diurne, favorable ; la tradition enseigne en effet qu'il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit (3)...

Sur le terrain, la colonisation, c'étaient avant tout des hommes, et parmi eux il y avait le meilleur et le pire. Au cours de ma carrière, j'ai rencontré des administrateurs inhumains, mais j'en ai connu aussi qui distribuaient aux déshérités de leur circonscription tout ce qu'ils gagnaient et qui risquaient même leur carrière pour les défendre. Je me souviens d'un administrateur commandant de cercle à qui le gouverneur avait donné ordre de faire rentrer l'impôt à tout prix. Or, la région avait connu une année de sécheresse et de famine, et les paysans n'avaient plus rien. L'administrateur envoya au gouverneur un télégramme ainsi rédigé : "Là où il n'y a plus rien, même le roi perd ses droits." Inutile de dire qu'il fut considéré comme "excentrique" et rapidement rapatrié.

Serait-il juste de frapper du même bâton des professeurs honnêtes, des médecins ou des religieuses dévoués, de hardis et savants ingénieurs, et d'un autre côté quelques petits commandants mégalomanes et neurasthéniques qui, pour calmer leurs nerfs ou compenser leur médiocrité, ne savaient rien faire d'autre qu'asticoter, amender et emprisonner les pauvres "sujets français" et leur infliger des punitions à tour de bras ? Quelque abominable qu'ait pu être la douleur infligée à tant de victimes innocentes, ou le coût terrible en vies humaines des grands travaux dits d"'utilité publique", cela ne doit pas nous conduire à nier le dévouement d'un professeur formant les instituteurs ou les médecins de demain.

 

« L’Homme, c’est l’Univers en miniature. L’Homme et le monde sont interdépendants. L’Homme est le garant de l’équilibre de la création. » (Amadou Hampaté Bâ)

 

Les populations africaines, si rapides à épingler les travers ou les qualités d'un homme à travers un surnom, savaient bien faire la différence.

C'est ainsi que j'ai connu le commandant Touk-toïga, "Porte-baobab", qui ne se privait pas de faire transporter des baobabs à tête d'homme sur des dizaines de kilomètres ; les commandants "Diable boiteux" ou "Boule d'épines", qu'il était risqué d'approcher sans précautions, ou Koun-flen-ti, "Brise-crânes"... Mais, il faut le dire, ils étaient souvent aidés dans leurs actions inhumaines ou malhonnêtes par de bien méchants blancs-noirs : le commandant Koursi boo, "Déculotte-toi" (sous-entendu "pour recevoir cinquante coups de cravache sur les fesses"), était assisté par le brigadier des gardes Wolo boosi, ou "Dépouille-peau" ; le commandant "Porte-baobab" avait un garde au nom évocateur : Kankari, "Casse-cous" ; le commandant Yiya maaya, "Voir et mourir", avait son ordonnance Makari baana, "Finie la compassion". Et le commandant Boo doum, "Mange tes excréments", dont la triste spécialité s'exerçait à l’encontre des prisonniers dans leur cellule, était flanqué d'un garde de cercle Nyegene min, "Avale tes urines". J'en ai connu plusieurs personnellement. Beaucoup plus tard, curieux de savoir ce qu'ils étaient devenus, j'en ai visité certains en France. Bizarrement, leur fin de vie fut souvent très pénible, et leur sort, dans des hôpitaux ou des asiles, à peine plus enviable que celui de leurs victimes (je pense en particulier aux commandants "Brise-crânes" et "Mange tes excréments").

Mais il y avait aussi les commandants Fa nyouman, "Bon papa" ; Fana te son, "Calomniateur n'ose" ; Ndoun-gou lobbo, "Heureux hivernage" ; Lourral maayi, "La mésentente est morte" ; et Alla-ya-nya, "Dieu l'a lustré". Sans parler du docteur Maayde woumi, "La mort est aveuglée" ; de l'instituteur Anndal rimi, "Le savoir a fructifié" ; et de l'ingénieur Tiali kersi, "Les cours d'eau sont mécontents", car il les aménageait...

En règle générale, les tout-puissants administrateurs coloniaux, "dieux de la brousse" incontestés, présidents des tribunaux et qui pouvaient infliger sans jugement des peines dites "mineures" mais renouvelables, inspiraient une telle crainte que, bons ou méchants, en leur présence l'expression conjuratoire "Oui mon commandant" sortait de la bouche des sujets français comme l'urine d'une vessie malade.

Mais, derrière cette expression devenue rituelle, l'humour, cette grande arme des Africains "noirs-noirs", gardait tous ses droits. Une anecdote, entre bien d'autres, en témoigne.

O imbécillité drue !

 

Un jour, un commandant de cercle décida d'accomplir une tournée dans la région. Or, on était à la saison des pluies, et la route longeait un terrain argileux encaissé entre deux rivières. Il appela le chef de canton : "Il faut me faire damer cette route par tes villageois pour la durcir et la tenir au sec. Je ne veux pas que ma voiture s'enfonce !" – "Oui mon commandant !", dit le chef de canton, qui ne pouvait dire autre chose. Alors il appela les habitants de plusieurs villages, leur dit de prendre leurs outils à damer, sortes de tapettes en bois en forme de pelles aplaties dont on frappait le sol pour le compacter et le durcir, et les envoya sur la route. Jadis, toutes les routes de l'Afrique, sur des milliers de kilomètres, ont été ainsi damées à main d'homme.

Et voilà les villageois, hommes, femmes et enfants, qui se mettent à taper dans le sol humide et bourbeux. Ils tapent, ils tapent à tour de bras, au rythme d'un chant qu'ils ont composé pour la circonstance. Et tout en tapant, ils chantent et ils rient. J'ai entendu leur chant. En voici quelques passages

 

Imbécillité, ô imbécillité drue !
                   Elle nous ordonne de dépouiller,

                  de dépouiller la peau d'un moustique
                   pour en faire un tapis,

                  un tapis pour le Roi.
                  Ma-coumandan
veut que sa voiture passe.
                  Il ressemble à l'homme qui veut faire sa prière
                 sur une peau de moustique
                 étendue sur le sol.

Sur l'eau le chef veut s'asseoir,
                   s'asseoir pour boire sa bière.
                  Certes, le chef est le chef,
                  mais l'eau est comme une reine,
                  et la reine avale toutes choses.
                  Ma-coumandan
ne sait pas
                  que l'eau avale tout.
                  Elle avalera même
ma-coumandan !

Tapons ! Tapons docilement.
                   Tapons fort dans la boue,
                   dans la boue détrempée.
                  Ma-coumandan
nous croit idiots,
                  mais c'est lui qui est imbécile
                  pour tenter de faire une route sèche
                  dans de la boue humide.

Si la voiture de ma-coumandan s'enfonce,
                   il nous défoncera les côtes.
                  Gare à nos côtes, gare à nos côtes !
                  Tapons fort, tapons sans peur,
                  sans peur des éclaboussures de boue.
                  La pluie de Dieu est là,
                 elle tombe, elle mouille,
                 elle lavera même notre sueur.
                 Tapons, tapons fort, tapons dur,
                 tapons dans la boue humide !...

 

Le commandant, accompagné de son interprète et de son commis, vint visiter le chantier. Les frappeurs chantèrent et rirent de plus belle. Le commandant, tout réjoui, se tourna vers l'interprète : "Mais ils ont l'air très contents !" s'exclama-t-il. Il y avait des secrets que ni les interprètes, ni les commis, ni les gardes, ne pouvaient trahir. "Oui mon commandant !" répondit l'interprète... » (Amadou Hampaté Bâ)

« Riez et rions ensemble car le rire est le meilleur thermomètre de la santé et du bonheur. » (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

(1)[Cf. L'Etrange Destin de Wangrin, p. 271.
(2)
[Ibid., p. 275 et suiv.]
(3)[Cf.
Njeddo Deival mère de la calamité, p. 90, et Contes initiatiques peuls, p. 111.]

 

 

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commentaires

P
Encore une fois on apprend tant de choses!<br /> Merci.
Répondre
Merci, c'est encourageant. Amitiés TD