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22 octobre 2018 1 22 /10 /octobre /2018 18:07

PAUL MONTEL : LA SCIENCE DANS LA VIE MODERNE

La science et la technique occupent-elles tout l’espace dans la vie moderne ?

Paul Montel (1876-1975)

Paul Montel fut un mathématicien français de renom, professeur de mathématiques à la Faculté des sciences de Paris (1911). Il s’est surtout occupé d’analyses mathématiques et a développé la théorie des variables complexes.Ses travaux portent entre autres sur la mécanique, la résistance des matériaux et l’histoire des sciences. Membre de l’Académie des Sciences en 1937.

Quel espace accorder à la science et à la technique ?

« Dire que notre vie de chaque jour est assujettie à la science, ou à la technique qui en est une expression, c'est énoncer une vérité d'autant plus éclatante que l'on se rapproche davantage de l'existence urbaine. La science veille sur notre santé, notre alimentation et notre bien-être ; elle s'efforce de faciliter et de réduire notre travail matériel et jusqu'à nos opérations mentales élémentaires au moyen de machines. Elle va peut-être trop loin dans cette économie de l'effort qui remplace de plus en plus le déplacement horizontal par le transport mécanique, le déplacement vertical par l'usage de l'ascenseur, le déplacement oblique par celui de l'escalier ou du tapis roulant.

On devrait pouvoir se réjouir sans réserve de cette invasion de la science : il semble, en effet, que nous disposions ainsi d'un temps plus long pour le repos, le rêve, les joies artistiques et toutes les formes de la culture ; que ce gain obtenu par l'accroissement de la vitesse et la réduction de la fatigue puisse être consacré au culte des valeurs de l'esprit et à ces méditations qu'Anatole France appelait "les silencieuses orgies de la pensée". Mais il n'en est rien parce que, à mesure que nos tâches nous sont rendues plus aisées, nous acceptons d'en remplir un nombre plus grand. A mesure que le confort se développe et nous laisse plus d'heures de liberté, nous nous hâtons de les remplir par une activité accrue. Il ne semble pas que la pensée ait beaucoup plus gagné dans les pays où la mécanisation est intense que dans ceux où la vie est demeurée plus rudimentaire.

Si la science, qui paraît se mettre à notre service, nous rend en réalité victimes de ses facilités, n'existe-t-il pas au moins dans son sein des disciplines assez abstraites pour ne pas sortir du cercle de ceux qui les cultivent ? Plutarque dit qu'Archimède, "dédaignant la science d'inventer des machines, employa son esprit et son étude à écrire seulement des choses dont la beauté et la subtilité ne furent aucunement mêlées avec la nécessité". Nous pouvons peut-être garder l'espoir d'échapper à la tyrannie de quelque science. Il n'en est rien, et la plus abstraite des sciences, la mathématique, nous suit comme notre ombre jusque dans les plus humbles démarches de notre activité. Et ceux qui se défendent de s'en servir ou s'en déclarent incapables sont contraints de l'employer comme les autres... »

Les sciences et l’usage effréné de la technique, nuisent-ils à l’effort physique et intellectuel ?

« Dans l'art de l'habillement, la mathématique joue un rôle considérable s'il n'est pas toujours apparent. Habiller le corps humain, c'est fabriquer une surface qui, surtout lorsque le vêtement est très ajusté, doit reproduire la forme du corps à partir de la surface plane du tissu. Il est donc nécessaire, pour l'équilibre et la non-déformation du tissu, que les fils qui le composent, au moins dans les parties où ils seront tendus, à la taille, aux épaules, soient placés le long des lignes les plus courtes de notre épiderme suivant lesquelles un fil tendu se disposerait naturellement. Un tissu est constitué par des fils entrecroisés, la chaîne et la trame, dessinant un quadrillage. La direction du droit fil est celle de la chaîne ou de la trame ; la direction des diagonales est celle du biais. Quand on tire sur l'étoffe, la déformation est faible en droit fil et forte sur le biais. Le droit fil doit être dirigé, "aux points forts", suivant les lignes les plus courtes, à moins que, au contraire, on n'utilise la déformation du biais pour obtenir d'harmonieux flottements. C'est, dans tous les cas, un difficile problème de géométrie que l'on arrive à résoudre au moyen de la coupe et de l'assemblage.

La fabrication des tissus ordinaires soulève déjà bien des problèmes de mathématiques. On sait que le fil de trame passe tantôt au-dessus et tantôt au-dessous du fil de chaîne et que les étoffes diffèrent par leur "armure", c'est-à-dire par la manière dont sont établis ces enchevêtrements. Leur étude relève d'une discipline que l'on appelle la "géométrie de situation". D'ailleurs, l'armure d'un tissu est aussi en liaison avec une autre théorie : celle des carrés magiques.

Une autre voie introduisant la mathématique dans la vie des individus et des collectivités est celle de la probabilité. La plupart de nos décisions concernant des événements soumis au hasard sont guidées par la notion de probabilité, parfois, il est vrai, sous une forme à peine consciente. C'est aussi la probabilité qui règle diverses mesures collectives concernant la vie économique ou sociale, le fonctionnement d'organismes comme les banques ou les compagnies d'assurance, le dispositif technique de certains appareils comme par exemple le téléphone automatique : il y a une science du hasard. Cette science, par la voie de la statistique, a pénétré dans l'éducation et dans cette psychologie de la technique particulièrement cultivée aujourd'hui...

Nous avons vu comment les mathématiques sont unies aux conditions de la vie matérielle. Elles ne sont pas moins présentes dans les questions qui relèvent du goût, de la sensibilité ou de la vie morale. Leur rôle dans l'art et singulièrement dans l'architecture est bien connu : la beauté des formes résulte de l'existence de rapports simples entre les dimensions. La peinture et la poésie, a-t-on dit, sont des mathématiques voilées. Les notes et les accords musicaux sont aussi en liaison avec des rapports numériques simples.

Ainsi, même en nous bornant à la plus abstraite des sciences, nous la trouvons constamment sur notre chemin. Que dire alors des sciences physiques et naturelles dont le moindre de nos gestes, le plus modeste de nos besoins évoquent la présence et requièrent l'emploi ! Notre vie moderne est enserrée dans le réseau des lois naturelles et soumise à leurs applications. »

Les mathématiques, la physique, la chimie et leurs applications gouvernent la vie moderne. Faut-il le regretter ?

« Puisque la science est mêlée de plus en plus étroitement à notre vie individuelle et sociale, puisqu'elle règle le manger et le boire, le sommeil et la veille, le froid et le chaud, la santé et la maladie, les déplacements dans les trois dimensions de notre espace et dans la durée, il ne nous est plus possible de l'ignorer : il ne suffit plus, pour posséder les rudiments nécessaires à l'existence, de savoir lire ou écrire, il faut aussi savoir compter.

Un problème d'éducation se pose alors : pour donner à l'enfant des connaissances et une culture qui lui rendent la vie plus facile et exaltent en lui la dignité humaine, devons-nous conserver les normes anciennes de notre enseignement ou lui substituer une formation à base scientifique comprenant avant tout les mathématiques et les sciences expérimentales auxquelles seraient adjointes les sciences humaines, l'histoire, la géographie, le droit, la philosophie ?

Notre enseignement secondaire a longtemps reposé sur l'humanisme, sur l'étude approfondie des grandes œuvres littéraires que nous a léguées le passé, la pratique des langues anciennes, la discussion des doctrines philosophiques, la contemplation des œuvres d'art. Pressé par la nécessité de préparer rapidement à des carrières techniques nées des applications de la science, l'éducateur peut-il encore disposer d'un temps suffisant pour assouplir l'intelligence par l'analyse de la pensée et de l'expression des auteurs anciens ? Par un enseignement exclusivement scientifique, nous pourrons bien former d'excellents ouvriers, d'habiles techniciens, nous ne formerons pas des hommes : ni l'intelligence, ni la sensibilité ne seront assez développées. Sans doute, l'étude des sciences enrichit l'esprit de qualités d'ordre, de méthode et surtout de cette clarté si nécessaire : "Malheur au vague, a écrit Renan, il vaut mieux le faux". Mais cette clarté même est tributaire de la langue, et l'étude des grammaires, des chefs-d'œuvre des littératures nous en apprend le mécanisme et le maniement en même temps qu'elle développe en nous le jugement, le goût, le sens de la mesure et des nuances que la vie réclame impérieusement. »

Quelle place accorder aux « sciences dures » dans l’éducation, de nos jours ?

« Les sciences, et surtout celle du monde inanimé et les mathématiques, mettent en jeu un petit nombre de variables dont nous admettons qu'elles suffisent à régler les phénomènes. Lorsque les variables deviennent trop nombreuses ou échappent à nos mesures, nous abdiquons entre les mains du calcul des probabilités qui nous conduit aussi à des lois. Cependant la vie, et déjà les sciences biologiques, introduisent tant de variables qu'il appartient au jugement — ou au génie — de discerner celles qui sont véritablement efficientes : la logique cède le pas à l'intuition.

Les désirs et les passions gouvernent les hommes plus souvent que la raison, et la volonté les sert. Il est bon d'apprendre à les reconnaître et à les discipliner. Les études littéraires, artistiques, la culture physique servent à cette fin. La formation d'un homme exige l'emploi heureusement combiné des disciplines littéraires et des disciplines scientifiques. La compréhension mutuelle des hommes et des peuples nécessite également cette double culture qui permettra de mettre en œuvre la belle et noble pensée de Paul Valéry : "Enrichissons-nous de nos différences mutuelles". »

Paul Montel, Revue « L’éducation nationale », 1964

Complément et point de vue

point de vue en guise de commentaire

Une tête bien pleine

ou

Une tête bien faite ?

L’idéal en ce 21e siècle, pour l’éducation des enfants comme pour toute personne en quête d’élévation et d’ouverture au monde, c’est-à-dire aux autres et à soi, serait l’association étroite des « sciences dures », des lettres , des sciences humaines et des arts, dans un souci d’équilibre de l’’esprit. (Tidiane Diakité)

 

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