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20 mai 2018 7 20 /05 /mai /2018 07:31

FAUT-IL INSTRUIRE LES INDIGÈNES DES COLONIES FRANÇAISES D’AFRIQUE ? (2)

En France, un débat long et âpre : 1878- 1946.

L’Afrique après le partage : 1885. Afrique britannique, française, allemande, portugaise, belge.

 

La perspective de l’ouverture des études supérieures aux autochtones des colonies ébranla sans doute  la conscience de quelques membres des gouvernements successifs, de même que des intellectuels de haut rang.

 

Les doctrinaires de l’enseignement différencié

         Diversité et convergence des arguments

 

De tous les opposants à l’instruction des indigènes en langue française, Louis Vignon (1859-1932), professeur à l’École coloniale, fut sans aucun doute le plus déterminé, le plus constant et le plus prolixe. Il fut surtout celui qui développa l’argumentaire le plus riche et le plus varié, et surtout, le plus incisif.

Pour lui, s’il faut, malgré tout, instruire les indigènes, cela doit se faire uniquement dans leur langue et cette instruction doit se placer « au seul point de vue utilitaire ».

Concrètement, pour Vignon « une grosse difficulté est la résistance que présente l’intelligence même des autochtones »

Une autre difficulté pour lui se présente dans le coût financier, « le poids de la dépense que représenterait l’instruction dispensée aux indigènes en français, notamment le recrutement des maîtres en métropole ».

Louis Vignon a un autre souci, de nature philosophique et culturel, celui de « dénationaliser nos sujets par une instruction trop européenne ».

Le professeur Vignon s’indigne par ailleurs de constater que la question de l’instruction des indigènes ne figurait pas initialement dans le projet et dans le programme de colonisation de la France avant 1892. « Et voilà que tout à coup, en cette année 1892, un cri est jeté : il faut instruire nos indigènes ! ».

Et Vignon de s’en prendre à ceux qu’il nomme « les zélés de l’instruction des indigènes ». Le premier visé est Jules Ferry. Sous l’impulsion de ce dernier en effet, dans la foulée des réformes qui ont abouti aux lois scolaires de 1881-1882, quelques écoles aux ambitions limitées : enseignement d’un français sommaire associé à une « légère formation professionnelle », furent initiées en Kabylie (Algérie).

Les responsables fanatiques de cette tendance sont : « Jules Ferry, Burdeau, Léon Bourgeois, Combes qui se montrèrent parmi les plus ardents ».

Vignon semble ne pas croire un seul instant à l’intérêt de cette instruction des indigènes en français, n’y voyant que des inconvénients pour la France ainsi que pour les indigènes eux-mêmes à terme.

Prenant le contre-pied d’un partisan de l’instruction des indigènes en français, il écrit :

« Encore Albin Rozet, Paul Bourde jugeaient-ils hier le mouvement trop lent. « Le jour, écrivait le premier, où notre Nord-Africain parlera français, il sera véritablement une terre française et un prolongement de la patrie. Il sentira et pensera comme la France. » Et Bourde dans le Temps : « L'enseignement des indigènes est la clef de voûte de notre œuvre au delà de la Méditerranée. De lui dépend l'avenir de notre nation elle-même, car ce n'est que par l'instruction que la France peut espérer absorber les 15 millions d'indigènes qu'elle va désormais porter logés dans ses flancs. »

Ce sont là, hélas, des attitudes, des mots et, pour partie, des illusions ! La question est loin d'être aussi simple parce qu'au fond, et tréfonds, on rencontre l'irréductible opposition des mentalités, des civilisations ; que ces mentalités sont édifiées à travers les âges. Africains et Asiatiques ne sont point, comme le croient les assimilateurs idéologues, des « attardés » qu'il suffit de prendre par la main pour .en faire des Français ; ce sont d'autres hommes. La seule présence des européens, leur mode de vivre, leur action économique troublent déjà les indigènes profondément, et sur tous les points du monde. Leur porter avec précipitation langue, livres, idées, les troublera bien davantage. S'il ne s'agissait que de mettre le Noir, l'Arabo-Berbère, l'Annamite en état d'échanger avec son administrateur, son employeur, les mots usuels nécessaires : réclamations, explication de la feuille d'impôt, conditions d'engagement de travail, taux du salaire... cela ne soulèverait aucune objection. Une question seulement se poserait, qui, suivant les possessions, recevrait différentes réponses : sur tant de millions d'indigènes, combien en est-il de centaines ou de milliers qui aient suffisamment chance de rencontrer administrateurs ou colons pour qu'il soit nécessaire de leur donner ce petit bagage ? et pour, l'ayant acquis, l'entretenir et le conserver ? Mais, — et voici la grosse préoccupation, le danger, — l'enseignement de notre langue ne portera pas à nos sujets que des mots, il leur portera aussi des idées, idées tout à fait différentes des leurs, élaborées peu à peu à travers les siècles par des cerveaux autrement construits, travaillant autrement. »

 

De toute évidence, Vignon ne croit guère aux arguments des partisans de l’assimilation par le truchement de la langue française.

Scepticisme ainsi exprimé :

« avant de songer à jeter dans le courant de la civilisation européenne des esprits qui en sont si éloignés, il serait mieux de s’inquiéter de la place que pourront prendre "nouveaux instruits" et "intellectuels" dans leur propre pays. D’abord, pourquoi le dissimuler ? Il n’est pas certains que, du moins pendant un temps, ils reçoivent au sortir de nos écoles bon accueil de la part de leurs coreligionnaires. En q’y rendant, ne se sont-ils pas, en quelque sorte, mis hors de la communauté ? »

Poursuivant son argumentation, de l’Afrique du Nord à l’Afrique noire :

« En Afrique noire, la question se présente sous d'autres aspects. Ici, comme au Maghreb, la nécessité d'une langue véhiculatrice se fera peu à peu sentir, — nécessité économique, politique aussi, pour cette raison qu'à des tribus différentes, parlant cent dialectes et qui se battaient hier, nous avons imposé la paix française. Poussés par la nécessité, les Noirs de quelques parties du Sénégal, ont essayé, un temps, d'écrire leurs parlers avec les caractères arabes, mais outre l'imperfection du système, il ne serait pas sage de favoriser dans nos possessions la propagation de la langue en laquelle s'écrit le Coran. »

Et, comme prenant à témoin la conscience nationale, aujourd’hui et demain, il présente sa réflexion et son point de vue sur cette question sinon comme un devoir, du moins comme service rendu à sa patrie.

« Les préoccupations n’ont cessé d’apparaître à chaque ligne de cette étude, comme le souci de tenir à une juste mesure — mesure que nos gouverneurs tentent toujours de passer. La difficulté, pour nos sujets, de prendre d'un coup l'instruction française, de retenir ce qui leur aura été enseigné ; celle, pour les gouvernements coloniaux, de recruter de bons maîtres ; puis, encore, la préoccupation de résister à l'élévation des dépenses afin de boucler leur budget, constitueront des "surfaces de flottement" qui modéreront la "fureur scolaire". Si, — et en quelle mesure, — nos indigènes se modifieront au contact des idées nouvelles ; s'ils se rapprocheront ou éloigneront de leurs éducateurs, l'avenir le dira. Une seule chose apparaît dès maintenant certaine au sociologue, c'est que l'instruction primaire, professionnelle, secondaire, supérieure, technique ne transformera nulle part Noirs, Arabo-Berbères et Jaunes en des Français : déterminés physiologiquement et psychologiquement dans leur mentalité par l'hérédité, le milieu, la société, ils demeureront ce qu'ils sont, des Noirs, des Arabo-Berbères, des Jaunes, n'évolueront que suivant les possibilités et les modes de représentation de leurs cerveaux. »

Puis,

« Ainsi la France est la seule nation coloniale qui, obéissant au sentiment, méconnaissant les faits, a, dès la première heure, donné à ses sujets des droits politiques extraordinaires ; la seule qui convie leurs élus non seulement dans des assemblées locales, mais encore dans les assemblées métropolitaines. Ce faisant elle expose ses colons, sa domination, aux plus graves dangers en même temps qu'elle dévoye les populations ; ce faisant elle refuse de tenir compte des enseignements de la nature. »

Enfin, Louis Vignon clôt son long exposé, dense et argumenté par une mise en cause générale de la politique coloniale de la France au début du 20e siècle.

« Une chose est apparue bien nettement : la confusion des méthodes et des principes, l'incohérence des solutions, la contradiction des résultats. »

Sans avoir la densité, la variété et la force de conviction de l’argumentation du professeur Vignon, Georges Hardy est aussi un farouche défenseur de l’enseignement différencié. Pour lui, c’est une véritable aberration que d’enseigner le même programme aux élèves de métropole et à ceux des colonies.

Georges Hardy (1884-1972)

Georges Hardy, professeur d’histoire, haut fonctionnaire de l’Enseignement colonial. Il est l’artisan d’une réforme profonde de l’enseignement dans les colonies françaises.

 

Plaidoyer pour un enseignement différencié dans les colonies

         École de l’élite

         École de la masse

 

Sa philosophie de l’instruction des indigènes est des plus simples et des plus limpides.

Pour lui « les écoles coloniales ne doivent former, parmi les indigène qu’un petit nombre d’élites dont les autorités ont besoin pour faire fonctionner les rouages de la colonisation en dispensant à la masse un enseignement minimal. »

Georges Hardy considérait en effet, comme « dangereux pour le système colonial donc pour la métropole, la formation d’élites indigènes nombreuses, surnuméraires, qui s’insurgeraient si l’on ne pouvait leur offrir d’emplois à la hauteur de leur qualification. Elles nourriraient un sentiment de frustration qui les pousserait à embrasser la cause nationaliste ou indépendantiste ».

Il écrivait à ce propos en 1932, dans la revue L’Afrique française, s’agissant du système d’enseignement colonial

« il faut prévoir, pour les autres, c’est-à-dire la majorité, un vaste "terre-plein" qui restera au niveau de la vie indigène et qui la refléterait fidèlement. Autrement, établir une séparation nette entre les écoles destinées à former des élites, et une école populaire, une bonne école toute simple, pas savante pour un sou, exclusivement consacrée à améliorer le genre de vie traditionnel, soucieuse avant tout de ne pas déraciner, de ne pas désaxer, de ne pas déséquilibrer… »

Simple et pragmatique à souhait, cette philosophie de Georges Hardy rallia nombre de suffrages dans les rangs des opposants à l’enseignement unifié.

Parmi toutes les voix plaidant pour un enseignement différencié et spécifique aux colonies, la plus éminente fut celle dAlbert Sarraut, le deuxième plus grand théoricien de la colonisation française avec Jules Ferry, par sa longévité politique. Avocat, député radical-socialiste  de 1902 à 1924 ,puis sénateur radical-socialiste de 1926 à 1940, plusieurs fois ministre, notamment ministre des colonies de 1920 à 1931, puis de 1932 à 1933, il eut la haute main sur l’enseignement colonial pendant toute la durée de l’entre-deux-guerres et fut unanimement considéré comme le principal responsable de ce département jusqu’en 1940.

Sa personnalité et ses principales responsabilités politiques et gouvernementales (gouverneur général de l’Indochine : 1926-1928,puis de 1934 à  1935 ; président du Conseil  octobre-novembre 1933, puis janvier-juin 1936), firent de lui, le mieux placé de tous pour faire admettre la nécessité de prévoir pour les colonies, un enseignement différent de celui de la métropole.

Albert Sarraut (1872-1962)

Le triomphe de l’enseignement différencié dans les colonies

 

C’est donc tout naturellement qu’Albert Sarraut, ministre des Colonies fixe le cap.

« Instruire les indigènes est assurément notre devoir... Mais ce devoir fondamental s'accorde par surcroît avec nos intérêts économiques, administratifs, militaires et politiques les plus évidents.

L'instruction en effet, a d'abord pour résultat d'améliorer la valeur de la production coloniale en multipliant dans la foule des travailleurs indigènes la qualité des intelligences et le nombre des capacités ; elle doit en outre, parmi la masse laborieuse, dégager et dresser les élites de collaborateurs qui, comme agents techniques, contremaîtres, surveillants, employés ou commis de direction, suppléeront à l'insuffisance numérique des Européens et satisferont à la demande croissante des entreprises agricoles, industrielles ou commerciales de colonisation... »

C’est également A. Sarraut qui mit un terme au long débat sur l’ouverture de l’enseignement supérieur aux autochtones. Là, comme ailleurs, sa voix fut prépondérante. Il fixa les règles et sa philosophie en ce domaine.

« Les hautes spéculations sont un vin capiteux qui tourne facilement les têtes. Certains tempéraments n’offrent aucune résistance aux excitants… l’enseignement supérieur suppose, avec hérédité préparatoire, un équilibre des facultés réceptives, un jugement dont seule une faible minorité de nos sujets et protégés sont encore capables… »

 

 

Quelques années plus tôt, un autre haut fonctionnaire du ministère des Colonies, Charles Régismanset (1877-1945), écrivait dans un essai (1907):

« Je ne souhaite point que l’éducation noire soit poussée trop avant… tant que les populations  seront les plus faibles, elles admettront le droit du plus fort. Le jour où le "plus fort" désarmerait, le jour où elles auraient compris l’admirable mensonge de toutes ces abstractions, elles auraient tôt fait — les Amanites nous en donnent déjà un avant-goût — de dénoncer ce prétendu "contrat d’association", de s’insurger contre la tutelle et l’exploitation européennes ».

Et il résume sa philosophie en cette formule lapidaire : « assimilation irréalisable ou association hypocrite, deux systèmes également en contradiction flagrante avec le fait. »

 

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